L’artiste Wissem El-Abed expose depuis juin dernier au Musée archéologique de Sousse une suite d’œuvres au titre évocateur «Alea jacta est .tn» et qui nous interpelle à plus d’un titre. L’intérêt de cette exposition est de poser essentiellement le rapport de l’art avec la question politique, comment se positionner par rapport à notre actualité tumultueuse et aux soubresauts des événements qui agitent la société tunisienne depuis les interminables émeutes de 2011.
Par Faouzi Ben Amor *
Le procès que fait l’artiste de cette situation est une micropolitique dans le sens qu’entend Gilles Deleuze où il ne s’agit point d’engagement ou de dresser un constat ou un bilan rétrospectif de la fièvre «révolutionnaire», l’art dans ce sens ne consiste pas à prendre distance ou à dénoncer les erreurs et les abus du pouvoir mais à nous faire signe, une sémiologie qui consiste à détecter les indices et les signes qui agitent les désirs et les énergies contradictoires, reflets de la schizophrénie collective et des luttes de pouvoir sur un fond d’impuissance généralisée.
Il s’agit donc d’une micropolitique qui fait le diagnostic des rapports et des forces les plus enfouies et dresse une cartographie à la fois esthétique et éthique dont la masse et les prétendants au pouvoir sont en manque.
Visées des fausses élites et fantasmes démocratiques d’un «peuple qui veut»
L’art dans ce sens a ses propres moyens et si subtils que la classe politique ne possède pas. Face aux vociférations et aux promesses insensées, l’art de Wissem El-Abed oppose, dans une sérénité et une sagesse infinies, les mécanismes et les soubassements des discordes et des fossés qui séparent les visées des fausses élites et les fantasmes démocratiques d’un «peuple qui veut».
Dans une démarche où l’humour, la dérision, l’ellipse et la métaphore sont des armes redoutables, l’artiste nous provoque non pour nous condamner ou s’apitoyer sur les agissements inconscients et déraisonnables, mais pour provoquer en nous un choc, nous montrer la part sensible et sensée que notre humanité garde malgré tout intacte.
L’art de Wisem El-Abed est en même temps une thérapie et une pédagogie, les œuvres exposées nous arrachent souvent des sourires et quelquefois même un éclat de rire; cette leçon s’adresse à notre intelligence pour saisir les dangers du bateau ivre sur lequel nous nous sommes embarqués. En effet dans les événements que nous traversons le bateau ne cesse de tanguer au gré des vents. Wissem El-Abed que l’œuvre porte la marque de la figure de l’Ange et sûrement autobiographique que l’on sait, maintenant il le fait visiter les lieux de la débâcle «révolutionnaire». Semblable à l’Ange de l’histoire de Paul Klee, figure apocalyptique dont Walter Benjamin fait l’emblème des vents qui ont tourmenté l’Europe pendant la guerre et l’anarchie totalitaire, ne sachant dans la tempête dans quelle direction avancer, l’artiste semble faire l’autopsie de l’événement, un non-événement, une pure virtualité, une révolution qui n’a pas eu lieu.
«Alea jacta est .tn», l’intitulé de l’exposition, prend ainsi tout son sens. Alea jacta est, le sort est jeté, est l’expression qu’aurait prononcé César en assumant son geste et au défi de la loi, l’enfreignant il allait s’affranchir et libérer le peuple romain. Quant au héros de notre exposition (nous y reviendrons) ayant ou prétendant avoir des pouvoirs légitimes il n’ose franchir le Rubicon !
Le roman d’un règne chaotique
L’exposition se présente comme le roman d’un règne chaotique, depuis son avènement et même avant, il apparaît comme une contradiction de l’histoire, et porte les germes de sa fin annoncée. Au principe espérance annoncé par ses laudateurs l’artiste oppose un diagnostic démystifiant le nouveau prophète et la cohorte populiste qui s’est agglutinée autour de sa personne, la bonne foi et la quête de chasteté opposés à tant de frustrations, de ressentiment, de haine, de vindicte, d’inculture, ne sont qu’annonciatrices du chaos généralisé et de l’effet domino destructeur qui se propage sur la carte géographique, l’aveuglement et l’hystérie généralisée de la populace.
Regardons maintenant de plus près l’installation; il s’agit d’une suite de dispositifs, un montage de rebuts glanés çà et là sur le territoire ou plutôt les chantiers de la débauche collective et qui sont à la fois trace et métaphore de la destruction, le périple d’un péril imminent, effondrement socio-économique, enfoncement dans l’inculture et l’ignorance, en somme un théâtre ubuesque où l’absurde et l’irrationnel se déchaînent dans une danse frénétique sur un champ de ruine et qui ne disent pas les frustrations mais plutôt les envies, les haines, les baves et les vociférations du «petit peuple qui veut»!
Ce champ de dévastation et d’horreur est placé sous le haut patronage de l’architecte et inconsciemment auteur et initiateur de cette débâcle, il s’agit du virtuel «président» Kais Saied dont les conséquences de son avènement sont bien réelles. A côté de lui la figure emblématique d’un bâtisseur, il s’agit du leader syndicaliste Farhat Hached. Deux portraits éloquents,«Dégoût d’outre-tombe» celui de Farhat Hached est glorieux, placé haut sur les murs dans un soleil lumineux nous adresse un regard serein mais inquiet, témoin et auteur de notre histoire glorieuse, mais impuissant face à notre présent, dans un hochement de tête réprobateur, il semble malgré son dépit nous encourager à faire face et garder espoir. L’autre portrait, – قلوبنا معك يا سيادة الرئيس – qui est celui du président actuel Kais Saied est déposé par terre, à même le sol, rebut parmi les rebuts de l’installation, il occupe le maqâm (مقام) qui lui sied.
De loin ce portrait se voit comme une trame virtuelle faite de points aléatoires, une dispersion quantique d’atomes immatériels et inconsistants, la somme des pensées confuses et saugrenues, volatiles et improbables de son auteur, comme le chat noir de Schrodinger qu’on ne sait quand, comment, il va apparaître, ni quelle direction il va prendre ! Miroirique, volatile, mirage-miracle, ce rebut est un oxymoron du génie politique dans l’histoire de la Tunisie. Si l’on s’y approche de près le mirage se dissipe, ce portrait est une mise à nu du problématique personnage, sa constitution est un assemblage ou plutôt un recyclage de coques de graines de tournesol, un pur déchet, une vacuité, inconsistance pure; le titre –قلوبنا معك يا سيادة الرئيس – est un jeu de mots exquis, ses «mourids» peuvent toujours égrener les paroles ardentes de son rosaire salin en prévision de l’accomplissement du miracle, et ses laudateurs philosophes prônant le «principe espérance» peuvent toujours attendre le messie.
Le brouhaha et le vacarme de la parole libre et sans limites
La suite de l’installation est organisée comme les «maqâmats» qui sont à la fois un système d’intervalles et les intervalles entre les éléments du dispositif qui anime l’espace ainsi que les cheminements à l’intérieur de cette échelle mélodique, une drôle de musique qui emprunte à la rue révolutionnaire et aux médias nouvellement convertis, le brouhaha et le vacarme de la parole libre et sans limites. L’ensemble du dispositif qui règle ce concert lubrique et abracadabra autour d’un président fantoche a plusieurs thèmes ou entrées qui puisent dans notre actualité fiévreuse et ô combien chaotique.
Dès l’entrée on est averti, «Les lourds kilomètres 03» – des bornes kilométriques où l’on perd déjà le sens de l’orientation, le sud et le nord se confondent, un vertige assuré d’avance. Ces bornes surmontées de béquilles orthopédiques est le signe prémonitoire d’un aveuglément, «La Parabole des Aveugles» du peintre Brueghel peinte il y a 3 siècles et où une poignée de crédules vont suivre dans sa chute un guide aveugle est une parfaite analogie pour notre actualité, d’un «peuple qui veut» sous la houlette d’un président narcissique et sans vision.
Dans ces «maquâmats», l’artiste, avec discrétion, subtilité et économie des moyens, agit avec beaucoup de maîtrise pour générer dans la plasticité des matériaux et transformer la futilité en sensibilité active; dès lors ces rebuts s’animent, émettent des chuchotements, des cris, des silences, des sourires; la dérision et l’humour nous poussent à s’interroger sur nos agissements loufoques, notre foi révolutionnaire naïve et nos engagements anarchiques. Il n’y a pas que dans le choix des titres, je cite : «Vanne», «Marée noire», «TV static noise», «Impasseport», «Dégoût d’outre-tombe», «Point», «قلوبنا معك يا سيادة الرئيس», etc…, que les jeux de mots, la subtilité du langage, sont des détonateurs provocant notre intelligence et notre sensibilité; la ponctuation, graphique et sonore aèrent le dispositif et libèrent la plasticité de notre cerveau. A ce titre, une pièce du dispositif intitulée «Point» est une pensée en acte; sur un afficheur led défile en boucle la phrase -أحبك يا شعب احبك يا شعب – , en effet ce point agit sur notre cerveau et nous fait parcourir tout le circuit de l’installation, regardant les deux portraits celui de Farhat Hached et celui du président, l’histoire et l’actualité se rejoignent et se font face.
Retour miroirique par excellence :احبك يا شعب on le sait est le credo de Farhat Hached, un point de trop fait tache et même une salissure; l’esprit seul reconnaît l’esprit. «Impasseport» et «La terre est plate dit-on» -disent ô combien les chemins de la liberté bifurquent, du désir de liberté et d’ouverture à l’ignorance têtue et volontaire; là est fait le procès de nos institutions universitaires qui soutiennent encore la planéité de la terre dans la platitude de leur cervelle amorphe et exigüe. Au contraire «Impasseport» peut se lire comme impasse pour ceux que ce précieux document administratif est le sésame qui leur permettrait de franchir toutes les frontières, tout au moins respirer un air de liberté.La terre est plate,et pourtant elle tourne; l’artiste s’amuse à la faire tourner comme un disque vinyle, sa musique silencieuse devient assourdissante jusqu’au vertige, je comprends ainsi que la logique du harrag opère comme celle qui nie la sphéricité de la terre, l’un et l’autre marchent sur l’océan de l’ignorance, le désir libidinal est le même, pour les premiers il est orienté vers les paradis artificiels de l’occident, pour les autres vers les paradis hypothétiques d’Allah! Quelle volonté où le nomadisme du désir n’a point besoin de passeport !
L’art n’a que l’ironie pour contourner l’impuissance
Deux dispositifs se font face «Savoir gouverner» et «TV static noise». L’un et l’autre sont le reflet de la vacance du pouvoir et le dressage de la population. Ici l’art n’a que l’ironie pour contourner l’impuissance, la bêtise et le manichéisme de l’élite, et les conséquences des luttes du pouvoir.«Savoir gouverner» est un assemblage de bancs dépiécés de l’école désaffectée de Chergui (Kerkennah), prenant la forme d’un gouvernail, lequel en l’actionnant émet un grincement de douleur. «TV static noise»est l’autre cri de lamentation que nous adresse l’artiste, sur l’écran point d’images mais le bruit assourdissant, la logorrhée médiatique et le vacarme des nouveaux prophètes de la liberté d’expression et des prises de décisions de l’élite de tous bords au service et pour le bonheur du «peuple qui veut».
Le «peuple qui veut» n’est plus un slogan, mais une volonté et un acte de destruction généralisé. Le dispositif consacré à cette campagne d’appropriation et de bradage du pétrole est organisé à la manière du marché parallèle, il fonctionne comme un circuit à ciel ouvert, anarchique mais bien juteux; «Vanne»/«Marée noire»/«Galop au cercle»/«Music box»/ etc… en sont ses éléments, et s’emparent du sigle de la compagnie pétrolière Agil, le cheval galopant, pour démanteler l’organisation de la contrebande et les codes de son marketing sophistiqué; «Music box»est la métaphore et l’oxymoron de ce vol légalisé, constitué d’un montage rotatif au creux d’un baril noir vidé de sa contenance, il émet une musique grinçante, des fausses notes imitant l’hymne national. Chant du cygne ou chant des signes ? Le coup fatal d’un état déliquescent, une ode triomphale sur le cadavre de l’Etat et d’un peuple jouissif de sa liberté retrouvée.
Tout l’intérêt de cette exposition artistique est de nous faire vivre une expérience, nous renvoyant à nous même pour renouveler notre regard et retrouver cet état originaire, redécouvrir ce contre-espace dont nous parlait Joseph Beuys, nourriture indispensable pour notre survie.
L’art de Wissem El-Abed, dans sa subtilité et sa finesse, nous apprend à réajuster notre sensibilité, retrouver notre équilibre mental et ce faisant nous réconcilier avec le monde physique pour découvrir la dimension sacrée qui est le fond et le moteur de notre existence. Nous apprenons que l’art n’est au fond que le désir de tous les désirs et que la technique n’est que le moyen et l’alchimie de transformer ce désir enfoui en nous-même pour en faire un don, non seulement pour l’ami et l’amie, l’amante et l’amant, le proche et le lointain, le mécène ou le spectateur, mais pour tous les passantes et les passants.
Autre leçon, si l’art de tout temps est témoignage et textualisation d’une époque, celui de Wissem El-Abed est une adresse et une pédagogie pour ceux qui la font. Comme Paul Klee, il peut conclure à raison que son œuvre attend son peuple, et en effet elle l’attend.
La question essentielle qui nous est posée est, quel art véritable pour une véritable et effective révolution ?
Artiste – universitaire.
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