La journée du 25 juillet 2021 figurera dans l’histoire de la Tunisie comme une date historique charnière inaugurant une opération de sauvetage de la Tunisie d’une nouvelle déflagration sociale annoncée, des suites des nombreux dérapages et déviations qu’elle a accusés au cours de la décennie ayant suivi la révolution de janvier 2011, marquée par des crises endémiques, à la fois politique, économique, financière et sociale, qui ont appauvri le peuple et laminé son espoir, aggravées par une très forte instabilité, une très mauvaise gouvernance assurée par dix gouvernements successifs en dix ans sous la conduite peu éclairée du parti islamiste Ennahdha, des conflits de leadership au sommet de l’Etat et, depuis dix sept mois, une crise sanitaire sans précédent qui a fait plus de 18.000 morts, endeuillant le pays et le mettant au bord de la déflagration.
Par Raouf Chatty *
Les décisions historiques annoncées par le président de la république Kaïs Saïed, tard dans la soirée du 25 juillet, jour de célébration du 64e anniversaire de la proclamation de la république, suite à sa réunion avec les hauts commandements militaires et sécuritaires retransmise à la télévision, ont été prises sur la base de l’article 80 de la Constitution traitant des périodes exceptionnelles suite à de grands périls, ont pris au dépourvu le président de l’Assemblée et président du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi, les députés, le chef du gouvernement Hichem Mechichi et toute la classe politique, et mis momentanément un coup d’arrêt à une descente en enfer annoncée, désamorçant ainsi une vaste explosion sociale, dont on eut le jour même un avant-goût amer, au cours de la matinée et de l’après-midi du 25 juillet, à travers des manifestations à travers toute la république, qui menaçaient l’Etat, les institutions de la république et la paix civile.
La révolution de 2011 usurpée par une classe politique médiocre et prédatrice
Dans l’esprit du président Saïed, les décisions du 25 juillet sont un acte révolutionnaire qui est venu réhabiliter les principes et les valeurs de la république et de la révolution du 14 janvier 2011: la liberté, la dignité, la souveraineté du peuple, la justice sociale, la lutte contre la corruption et les malversations… principes et valeurs trahies aux yeux de larges franges du peuple par la classe politique, en particulier par le parti islamiste Ennahdha, qui a usurpé au peuple sa souveraineté, régné en maître et n’a honore aucun de ses engagements.
D’un coup de maître, le président de la république a repris les choses en main et donné une orientation totalement nouvelle à l’évolution des événements actant la fin de la deuxième république «instituée» depuis la révolution du 14 janvier 2011. Celle-ci a été malheureusement usurpée par une classe politique médiocre et prédatrice qui n’a réalisé aucun des objectifs dont elle se réclamait à savoir la liberté, la dignité et le développement économique et social dans le cadre d’un Etat civil et démocratique.
Soulagé, le peuple, qui était descendu en masses, la matinée et l’après midi du 25 juillet, par temps suffoquant de chaleur dans toutes les villes de la république et dans la capitale devant le Parlement donnant libre cours à sa colère, est ressorti en masses durant la soirée du même jour, après avoir suivi l’intervention du président de la république à la télévision, pour exprimer spontanément sa grande joie, bravant le couvre-feu.
Il était heureux de voir le président de la république épouser en un moment historique la colère du peuple contre ses gouvernants associés dans son esprit à tous les malheurs qu’il n’a cessé d’endurer depuis plusieurs années sans pour autant voir le bout du tunnel.
Au delà des considérations de certains spécialistes en droit constitutionnel qui privilégient une interprétation stricte et littérale de l’article 80 de la Constitution de 2014 et qui parlent abusivement d’un coup d’Etat conduit par le président de la république contre la Constitution qui est, rappelons-le, l’une des principales causes de l’instabilité politique dans le pays, il convient de souligner que le président de la république a complètement et publiquement récusé cette interprétation, se défendant à raison de toute volonté d’accaparer tous les pouvoirs. Il était dans son devoir de chef d’Etat de sauvegarder la sécurité nationale et de préserver le pays des menaces sérieuses dont il est l’objet et qu’il avait lui-même détaillé lors de l’audience qu’il avait accordée à des dirigeants d’organisations nationales (UGTT, Utica, Utap, Ordre des Avocats, Association des femmes démocrates, etc.). La Constitution elle-même stipulant expressément que les dispositions de la Constitution doivent être lues de manière interdépendantes en tenant compte de l’esprit général du texte dans son ensemble.
Le peuple tient les islamistes pour responsables des désastres actuels dans le pays
Les manifestations ayant marqué cette journée historique du 25 juillet ont, dès la matinée, fait le tour des médias internationaux. L’intervention du président de la république a fait également le tour des grandes chaînes de télévision à travers le monde. La Tunisie a ainsi été au cœur de la diplomatie mondiale. Le Département d’État américain, le Quai d’Orsay à Paris et l’Union européenne à Bruxelles se sont saisis de la question soulignant globalement de manière très diplomatique la nécessité pour la Tunisie de préserver le processus démocratique, de sauvegarder l’Etat de droit et les droits de l’homme, tout en prenant le soin de ne pas se prononcer sur la nature juridique de l’action menée par le président de la république…
En somme, on a eu droit à des messages softs qui approuvent illicitement les décisions du président de la république en attendant de voir l’évolution des choses sur le terrain. Les chancelleries étrangères en Tunisie sachant parfaitement que le peuple s’est désolidarisé de toute la classe politique et tenant vigoureusement rigueur au parti islamiste Ennahdha tenu de plus en plus pour responsable des désastres enregistrés en Tunisie.
Ennahdha est pour l’heure le plus grand perdant. Les manifestations populaires spontanées dans toute la république dont certaines s’en sont prises locaux du parti islamiste, ont ramené ce dernier à ses véritables dimensions… Il paie aujourd’hui cher ses maladresses politiques, sa gestion chaotique des affaires publiques et l’arrogance de ses dirigeants, depuis son accession aux commandes du pays en 2011.
Il n’est cependant pas le seul responsable de la débâcle. Tous les partis politiques sont aujourd’hui déstabilisés et bousculés par les décisions du chef de l’Etat qui semble déterminé à aller de l’avant dans la mise en œuvre de ses décisions historiques.
Sorti très affaibli et déstabilisé de cette grande épreuve qui l’a mis à nu devant ses fidèles, le peuple tunisien et le monde entier, Ennahdha, dont le président et les ténors ont crié au complot contre la Constitution, la légalité et les droits fondamentaux et les libertés publiques, lançant un appel au monde entier… sont revenus immédiatement après à des propos très conciliants dans une démarche tactique et prudente pour sauver les meubles, appelant au dialogue national pour sortir le pays de la crise… Ils préfèrent temporiser et faire profil bas en attendant que l’orage passe. Raison de plus pour que la société civile reste prudente.
Les interventions de plusieurs dirigeants islamistes ne sont pas pour autant rassurants, puisqu’ils continuent de se déjuger et de récuser la responsabilité de leur parti dans les déboires où se débat le peuple depuis des années.
Pour le président de la république, la partie est loin d’être terminée. Le plus difficile commence maintenant. Le pays l’attend avec impatience sur toutes les mesures qu’il va prendre pour mettre en exécution ses décisions, notamment celles qui se rapportent à la nomination d’un nouveau chef de gouvernement sous son autorité, ou plus précisément un Premier ministre, à la levée de l’immunité parlementaire des députés, à la traduction en justice de certains d’entre eux, et au combat contre la corruption, son principal cheval de bataille.
Pour le peuple, il est fondamental que les choses changent dans le pays, que la Tunisie s’affranchisse à jamais de cette classe politique d’incompétents et de prédateurs toutes tendances confondues qui a occupé la scène politique durant dix ans et a conduit la Tunisie au désastre. Il n’est donc pas question que la nouvelle période se fasse avec ces apprentis politiques qui ont causé énormément de torts au pays.
Ceux qui ont mis le pays à genoux doivent avoir la décence de tirer leur révérence
Le peuple attend légitimement le président sur une feuille de route concernant les réformes structurelles, institutionnelles, constitutionnelles, relatives notamment au régime politique, à la loi électorale et au mode de scrutin, et autres points politiques majeurs, en prévision de l’organisation d’élections présidentielles et législatives anticipées. Il l’attend aussi sur la réforme du pouvoir judiciaire comme sur les poursuites judiciaires contre ceux qui ont commis des abus au cours des dernières années.
Le peuple attend le nouveau gouvernement sur les réformes économiques structurelles touchant tous les secteurs…
Bref, le président est tenu de sévir, et toujours dans le cadre de la légalité et du respect des droits de l’homme. Il est bien placé pour savoir que les politiques peuvent abuser le peuple pendant un temps mais pas tout le temps, comme disait Abraham Lincoln… Ceux qui ont accaparé le paysage politique dans le pays durant ces dix dernières années, qu’ils aient été au pouvoir ou dans l’opposition, ont participé de la tragédie actuelle de la Tunisie et doivent avoir la décence de tirer leur révérence, car il est évident que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.
S’ils persistent à vouloir retourner par la fenêtre, ils compromettront par leurs tergiversations et leur course effrénée pour le pouvoir les chances d’un véritable changement dans le pays et le peuple ne manquera pas de leur donner un nouveau rendez-vous pour s’en affranchir de la manière qu’il jugera appropriée.
* Ancien ambassadeur.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Tunisie : Kaïs Saïed et la revendication populaire de la 3e république
La Tunisie fête le 64e anniversaire d’une république qui reste à construire
Tunisie : La guerre contre le Covid-19 alimente de graves conflits politiques
Donnez votre avis