Dans cette «Lettre au président de la république Kais Saïed, l’auteur propose des pistes de réflexion pour amender les constitutions tunisiennes de 1959 et 2014, dont les carences ont été prouvées dans la pratique des pouvoirs au cours des soixante dernières années, en s’inspirant notamment des expériences française et suisse dans ce domaine.
Par Tarek Mami *
Monsieur le président, j’ai eu l’honneur de vous interviewer (en langue française) et de constater votre attachement viscéral à la Tunisie et au Maghreb, attachement doublé, dans notre échange hors interview, de la primauté de la loi, du droit et de la constitution dans votre projet politique.
Aujourd’hui, les Tunisiens voient les prix de première nécessité exploser, leur niveau de vie fondre, leur classe moyenne se rétrécir comme peau de chagrin, le nombre de leurs fonctionnaires doubler, sans besoin réel, mais pour permettre à certains partis d’infiltrer l’administration et donc de mieux contrôler l’Etat, leur monnaie nationale s’effondrer face aux devises, les lieux de culte se multiplier au détriment des écoles. Bref, ils assistent à une régression socio-économique générale, même s’ils peuvent se consoler d’avoir acquis des libertés individuelles et publiques, notamment la liberté de conscience, d’expression et de presse. Des libertés, qui, vous en convenez sûrement, sont désormais irréversibles.
Comme tous les Tunisiens, qu’ils résident au pays ou à l’étranger, l’avenir de mon pays m’impose de participer à la réflexion et de reprendre à mon compte, en cette phase délicate, la fameuse expression de Lénine «Que faire?».
La question tourne autour de la constitution, mais aussi de la justice dans le pays d’Ibn Khadoun pour qui «la justice est la base de toute construction». Deux bases embrouillées par la mise au-devant des préoccupations nationales de la question de l’identité de la Tunisie et des Tunisiens, comme si notre peuple, héritier d’une histoire de 3000 ans, ne sait plus d’où il vient et sait où il va.
Une constitution n’est pas un texte sacré
Les pères de la constitution tunisienne de 2014 s’y accrochent bec et ongles comme s’il s’agissait d’un texte sacré. Ce faisant, ils ne défendent pas leur pays et ses intérêts mais leur propre vision, égoïste, du fonctionnement de l’Etat. Ils en oublient au passage leurs cours de droit constitutionnel et la multiplication des constitutions dans les démocraties occidentales. En criant, surtout dans les médias étrangers, «Ne touchez pas à ma constitution !», certains professeurs de droit en viennent à oublier les cours qu’ils donnaient eux-mêmes à l’université à ce sujet.
Ces pères de la constitution de 2014 feraient mieux de se référer à l’univers mental de leurs compatriotes et à leur récit national, en se remémorant, notamment, les écrits de leur poète national Abou El-Kacem Chebbi dénonçant, dans une lettre adressée en 1933 à son professeur cheikh Mohamed Tahar Ben Achour, ses compatriotes qui «détruisent leurs espérances de leurs propres mains et jettent des pierres sur ceux qui leur montrent la bonne voie».
La constitution est une production humaine. Son texte ne peut se comprendre en dehors de son contexte. La Tunisie en est à sa troisième après celles de 1861 et de 1959. Ce n’est pas un texte sacré. Et sans faire offense à personne, même le texte sacré de la tradition musulmane a donné lieu à plusieurs lectures et interprétations. Les «tafsir» (exégèses) duCoran sont très répandus. Et les savants tunisiens n’ont pas été en reste dans cette production interprétative, qui a contré la lecture wahhabite, salafiste, dès 1810. Et pour rester dans cet univers mental tunisien, le cheikh Mohamed Tahar Ben Achour déjà cité a produit son grandiose «Al Tahrîr wa al Tanwîr» (La libération – de l’esprit – et son éclairage – par la raison), une lecture tunisienne du texte sacré musulman, qui donne la primauté à la raison avec sa notion de «tanwîr al ‘aql» (lumières de la raison), par opposition à la reproduction par simple répétition et imitation. A cette œuvre magistrale, cheikh Ben Achour a ajouté une seconde «Maqâsid al-charia» (Finalités de la jurisprudence musulmane).
Pourquoi donc les parrains de la constitution de 2014, tiennent-ils à ce que le président Kais Saied s’en tienne à leur lecture de l’article 80 de «leur» constitution, dans un pays ou même la lecture et la compréhension du texte sacré musulman se fait dans la diversité ?
Pour une quatrième constitution
La constitution de 2014 est «caduc», comme disait Yasser Arafat de l’ancienne charte de l’OLP. Cette caducité peut se résumer dans l’échange très instructif qui eut lieu dans la nuit du 25 au 26 juillet, entre Rached Ghannouchi, le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) gelée, et sa vice-présidente, Samira Chaouachi, avec le soldat anonyme gardant le bâtiment. En réponse à la déclaration du président d’Ennahdha : «Nous défendons la constitution et la révolution», la réponse fut sans détour : «Nous, nous défendons la patrie».
La constitution de 2014 est rejetée par la majorité des Tunisiens. Elle ne peut donc qu’être envoyée au musée du droit constitutionnel tunisien, comme celles de 1861 et de 1959. Une nouvelle constitution s’impose, pour tirer la leçon des carences des deux précédentes. Si celle de 1959 comporte 64 articles, celle de 2014 en compte double soit 149, dont beaucoup sont verbeux, inutiles et qui rendent impossible le fonctionnement sain des institutions républicaines. Comme si plus signifie mieux. Or, ces constitutions de 1959 et de 2014 ont été adoptées par des assemblées constituantes sans être soumises à l’approbation populaire. Le premier acte salutaire que vous pourrez entreprendre, monsieur le président, serait de rompre avec cette démarche élitiste et de soumettre le nouveau texte, si vous en adoptez un, à un referendum populaire.
La constitution de 1959, amendée à 15 reprises, a pour elle la cohérence d’un raisonnement institutionnel par le choix d’un régime présidentiel à même d’aider à construire le nouvel Etat indépendant. C’est le monopartisme et le refus du pluralisme politique et médiatique qui en a fait un régime autoritaire et unipersonnel, sous Bourguiba, accentué par la dérive du contrôle policier de l’ensemble de la société, incarnée par Ben Ali. Revenir à l’esprit et pas nécessairement au texte de la constitution de 1959 semble compatible avec l’univers mental tunisien.
La constitution de 2014 a pour elle l’avantage d’avoir retenu l’article premier de la constitution de 1959. Plus par équilibrisme politique entre les forces politiques au sein de l’Assemblée constituante que par conviction politique. La formulation de cet article constitue en effet une perle d’écriture et d’équilibre entre la vision religieuse et celle laïque de l’Etat. «La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain; sa religion est l’islam, sa langue es l’arabe et son régime est la république», dit cet article. Elle a apporté le bénéfice de l’inclusion des droits individuels et publics et de leur «constitutionnalisation». Cependant, dans la balance des bénéfices-risques, les inconvénients se révèlent largement supérieurs aux avantages, notamment par la dilution des pouvoirs et l’émiettement du pouvoir exécutif. D’où la nécessité de son dépassement.
Les ajouts possibles aux constitutions de 1959 et 2014
A l’esprit présidentiel de la constitution de 1959 et à la «constitutionnalisation» des droits et des libertés apportée par celle de 2014, le prochain texte pourrait instaurer le mécanisme constitutionnel des referendums, en s’inspirant en cela du modèle suisse. Il pourrait s’inspirer aussi de la constitution française, notamment son préambule et son article 16 dont la rédaction est plus précise que celle de l’article 80 de la constitution tunisienne de 2014. Autres pistes à examiner :
– l’institution d’un Conseil constitutionnel concomitamment avec la publication de la nouvelle constitution;
– la mise de la question religieuse, ainsi que celle de l’instruction et de l’éducation, sous le contrôle exclusif de l’Etat, afin de fermer définitivement la parenthèse de l’islam politique et son utilisation de la religion à des fins politiques;
– la «constitutionnalisation» du Code du statut personnel;
– l’indépendance de la justice et, notamment, du parquet, ainsi que la création de la fonction du juge des libertés pour autoriser les privations des libertés et l’emprisonnement des personnes inculpées, mais présumées toujours innocentes jusqu’à leur condamnation définitive par la justice, gage essentiel et instrument adéquat pour la lutte contre la corruption et l’égalité de tous les citoyens devant la justice.
La Tunisie n’est pas la suisse, mais…
La Suisse est connue, constitutionnellement, pour ses referendums. Ceux-ci sont soit obligatoires (article 140), soit facultatif (facultatif national). La Tunisie, dans cette nouvelle phase de sa construction démocratique, que certains appellent déjà troisième république, pourrait s’inspirer de cette pratique, en lui insufflant le «génie tunisien», pour reprendre l’expression du président algérien Abdelmajid Tebboune.
On pourrait opter pour la formule des referendums nationaux et d’autres régionaux et locaux, qui est proche de la conception de la démocratie participative, si chère au chef de l’Etat. Et ce, pour envoyer un message clair au personnel politique qui insiste pour que le pouvoir soit toujours détenu par le peuple et ne soit pas exercé exclusivement entre deux mandats, comme c’est le cas de la démocratie française. Cela mettrait fin aussi au sentiment frustrant de l’accaparement de la décision politique par un petit groupe organisé, dont l’immunité est devenue synonyme d’impunité.
La nouvelle Tunisie pourrait réserver le referendum d’initiative gouvernementale et/ou parlementaire dans les trois premières années du mandat présidentiel, afin de ne pas provoquer des élections anticipées déguisées.
La Tunisie n’est pas la France, mais …
Les Tunisiens regardent souvent vers la France. Mais les parrains de la constitution de 2014 omettent de rappeler que la France vit sous la cinquième république, après l’adoption d’une quinzaine de constitutions depuis sa révolution de 1789. A ce titre la quatrième constitution a vécu, peu ou prou, une décennie (1946-1958). Les pères de la constitution de la quatrième république française n’ont pas été vent debout contre la décision de son renvoi dans l’histoire par Charles De Gaule.
Les parrains de la constitution tunisienne de 2014 n’ont pas eu de scrupule pour «se débarrasser» de celle de 1959. Leur argument était que ce texte était la cause de «l’institution de la dictature». Aujourd’hui, leurs opposants peuvent leur rétorquer qu’il faut «se débarrasser de la constitution, de 2014 qui a institué la déliquescence de l’Etat par l’institution à sa tête de trois présidences en conflit permanent».
La constitution française actuelle de 1958 a connu 24 révisions. Pas moins ! Elle est construite sur le principe qui veut que le président soit «la clé de voute» des institutions de la république, le conseil comme contre-pouvoir par la validation de l’ensemble de tout ou partie des lois adoptées par le parlement généralement du même bord politique du président et traduisent ses volontés et vision du monde. A ce conseil constitutionnel, s’ajoute les avis du conseil d’Etat et l’indépendance de la justice mais pas du parquet. Le grand avantage de la constitution française figure dans l’inclusion dans son préambule de deux textes fondamentaux de l’histoire constitutionnelle française. La déclaration de droits de l’homme de 1789 et le préambule de la constitution de la quatrième république.
* Journaliste, président de Radio France Maghreb 2, Paris.
Notes :
Suisse : Comment lancer un référendum facultatif au plan national ?
France : préambule de la constitution de 1958.
France : article 16 – Constitution du 4 octobre 1958 – art. 41 (VD).
Article du même auteur dans Kapitalis :
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