Depuis 2013 où il avait participé à une manifestation publique, Kaïs Saïed a conservé les mêmes convictions et la même stratégie: «donner le temps au temps» et bien évaluer l’offensive des adversaires politiques. Explications…
Par Helal Jelali *
Bien avant son élection et le contrôle institutionnel qu’il a eu sur l’armée, du fait de ses fonctions suprêmes à la tête de l’Etat, le président de la république a toujours agi comme un officier d’état-major. Rien n’est impulsif dans ses prises de positions. Tout est sereinement calculé et méticuleusement analysé en termes de pertes et de profits.
Pour preuve, il part tout seul dans la course à l’élection présidentielle, sans parti politique, sans argent, sans équipe, sans experts en tous genres, sans déjeuners avec les journalistes… et en prenant les transports publics. Et il l’emporte magistralement avec près de 73% des suffrages exprimés. En fait, il avait fait un diagnostic, hors du commun, de la situation du pays réel et joué sur la «stratégie du nudge», qui consiste à suggérer aux électeurs des solutions sans vouloir les convaincre. Face au peuple, le candidat n’avait qu’à dire : «Tu n’as pas le choix, il ne reste que moi…» Le nudge c’est la suggestion qui consiste à intérioriser psychologiquement le choix de l’électeur, ou du consommateur quand il s’agit du «nudge» dans le domaine du marketing.
Gains et profits depuis le 25 juillet
Depuis l’annonce, le 25 juillet 2021, de l’activation de l’article 80 de la constitution, qui s’est traduite par le limogeage du chef du gouvernement, le gel du parlement et la prise du contrôle total sur le pouvoir exécutif, on assiste au début d’implosion au sein des trois partis de la défunte coalition gouvernementale, à savoir Ennahdha, Qalb Tounes et Al-Karama, ainsi que qu’à l’affaiblissement du principal porte-parole de l’opposition, le Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi, qui avait fait de la lutte contre les islamistes son étendard.
Le président de la république, quant à lui, est presque toujours en position «stay behind», se positionnant sciemment derrière l’événement pour mieux évaluer les forces politiques en présence, leurs réactions et éventuelles offensives.
Kais Saied est un homme de la latence stratégique et la «rumination» nietzschéenne. Il laisse toujours ses adversaires dégainer avant de se découvrir… pour peser sur la situation.
Autre gain et non des moindres, son taux de popularité qui commençait à décliner inexorablement avant le 25 juillet, pour se situer autour de 50%, est aujourd’hui remontée en flèche pour avoisiner les 90%…
Les pleins pouvoirs lui ont permis de mettre totalement la main sur la machine diplomatique et d’anéantir les velléités de l’ex-chef de gouvernement et du président de l’Assemblée gelée, amateurs de la diplomatie parallèle.
Cette crise lui a permis de mieux sonder les positions des partenaires traditionnels de la Tunisie, à savoir les Européens et les Américains. Rien ne remplace les contacts directs dans la conduite des affaires étrangères, et dans ce chapitre, il a été bien servi.
Vers un nouveau «récit national»
Ce n’est pas un hasard si Kais Saied montre à la télévision la Une du journal du Néo-Destour de 1959 avec la photo du président Habib Bourguiba. Nous sommes encore une fois dans le domaine de la suggestion et du «nudge». La nostalgie de l’épopée bourguibienne est très vivace dans la mémoire collective. Le locataire du palais de Carthage nous demande ainsi de participer à un «storytelling» avec toutes ses métaphores comparables à l’épopée bourguibienne. Cela pour dire qu’il caresse la grande ambition de créer un nouveau «récit national»… avec la refondation de l’État? Remarquez qu’il évite de parler d’une troisième république, concept agité, dans le sillage de Mohsen Marzouk, par beaucoup de fervents partisans de la réforme du système issu de la révolution de 2011. C’est trop peu pour lui. «Son» récit national à lui sera construit autour de trois piliers : l’épopée bourguibienne, la révolution de 2011 et un Etat restauré et fort. Reste à savoir si ce syncrétisme va prendre corps dans les prochaines années.
Cependant, avec cette latence programmée, le récit national ne pourrait s’accomplir qu’avec une équipe politiquement chevronnée, et c’est là le nœud du problème. En politique, comme en haute couture, les «petites mains» comptent beaucoup. Or, le président de la république est du genre solitaire, suspicieux et peu disposé à déléguer certaines tâches.
Pour les islamistes et les autres qui appellent à une feuille de route et la formation d’un gouvernement, Kais Saied semble faire sienne une réflexion du philosophe Emil Cioran : «Le pessimisme, cette cruauté des vaincus qui ne sauraient pardonner à la vie d’avoir trompé leur attente…»
* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Tunisie : «mariage arrangé» entre PDL-UGTT ou le vaudeville de la rentrée
Tunisie : Les dessous de l’alliance «historique» entre les destouriens et les islamistes
Tunisie : la Constitution est caduque
Donnez votre avis