Kaïs Saïed cumule désormais les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il va quoi en faire ? Par expérience, la monopolisation des trois pouvoirs ouvre une voie royale à l’autoritarisme et à la dictature. Big Brother is watching you !
Par Mounir Chebil *
Dans un Etat de droit, le Premier ministre britannique Boris Johnson est menacé de perdre son poste pour avoir enfreint des règles sanitaires et de confinement qu’il a imposées lui-même pour juguler la pandémie du Covid.
Dans la République bananière de Tunisie, Kaïs Saïed s’autoproclame monarque après s’être délié du serment prêté solennellement, en posant la main sur le Coran, de respecter la Constitution comme stipulé à l’article 76 de celle-ci. Beaucoup, lui ont pardonné cet écart, espérant qu’il les délivre du diktat des Frères musulmans et éloigne la menace de banqueroute pesant sur leur pays. Mais, huit mois après le passage en force par M. Saïed, un certain 25 juillet 2021, les Frères sont toujours là à souffler le chaud et le froid, et aucune perspective pour éviter la banqueroute n’est en vue. Les manœuvres louches pour la monopolisation du pouvoir sont les seules actions qui obsèdent le locataire du palais de Carthage.
La monopolisation du pouvoir
Par le décret 2021-117 du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles, dans le cadre d’un hypothétique état d’exception dont le terme dépend de son bon vouloir, le président a concentré entre ses les pouvoirs exécutif et législatif après avoir fait un trait sur la constitution de 2014.
Tout monarque absolutiste ne conçoit pas de se voir amputer d’un organe substantiel nécessaire à son pouvoir. Voilà qu’il s’est acharné à inféoder le pouvoir judiciaire. En effet, M. Saïed a franchi, samedi 5 février 2021, un pas supplémentaire dans la monopolisation du pouvoir, en annonçant la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Dans une déclaration prononcée, tard dans la nuit, depuis le ministère de l’Intérieur, il a affirmé que désormais, ce conseil «appartient au passé», M. Saïed a scellé en quelques mots le sort de cette institution constitutionnelle qui, aux termes de la Loi fondamentale, «veille au bon fonctionnement de la justice et au respect de son indépendance». La déclaration faite devant les hauts cadres de la sécurité serait à mon sens un prélude à un retour au régime policier, puisque le siège du CSM n’a pas tardé à être fermé par la police et interdit d’accès sur cette simple déclaration verbale. Demain, l’internement par la police de tout opposant au monarque serait-il exécuté sur un simple coup de téléphone qui suppléerait à la lettre de cachet adressée par le Roi au directeur de la Bastille ? On peut sérieusement le craindre.
Mais comme celui qui veut tuer son chien l’accuse de rage, M. Saïed, avant de s’en prendre au CSM, a mené, depuis des mois et sans relâche, une campagne de dénigrement à l’encontre des juges accusés de corruption, de malversation et de laxisme, tout en veillant, parfois, à ménager pour la forme et par le bout des lèvres les intègres parmi eux. Mais, il oublie que l’opinion publique ne retient pas les nuances au point que le commun des mortels se donne le droit de dénigrer le corps judiciaire sans fondement aucun et rien que parce qu’il a entendu les discours accusateurs et incitatifs de M. Saïed. On sait qu’à l’époque le l’inquisition et de la chasse aux sorcières, la propagation des rumeurs tendancieuses et calomnieuses ouvrait le chemin au bûcher, et c’était le sort subi par le CSM.
La mainmise de Saïed sur la justice
Il y a lieu de noter que ce conseil est composé de juges, d’avocats, d’huissiers notaires et de professeurs universitaires, avec la précision que le corps judiciaire est sous-représenté dans cette instance. Les carences au niveau de l’organisation judiciaire en Tunisie sont d’ordre législatives, réglementaires, budgétaires où l’exécutif assume une grande responsabilité. Dans ces conditions, la question qui s’impose est celle-ci : pourquoi M. Saïed s’en est-il pris uniquement aux juges?
Il a ciblé les juges parce qu’il cherche à les discréditer devant l’opinion pour se donner la légitimité de dissoudre le CSM et d’en constituer un autre dont il serait le désigner et l’architecte. En effet, ce conseil est chargé de la carrière des magistrats, de leurs mutations en plus des questions disciplinaires. Que d’attributions qui inciteraient plus d’un à se tenir dans les rangs et à accommoder ses verdicts avec les orientations présidentielles.
Certes, la lutte contre la corruption est plus que salutaire, mais dans le cas du corps judiciaire, la mesure s’impose étant donné le statut du juge sur le plan politique et social. Sans trop de brouhaha, on épingle le juge corrompu ou incompétent ou paresseux, et on l’écarte, d’une part parce que la loi veut ainsi, et d’autre part pour ne pas nuire au prestige de la noble mission de la magistrature. Les juges corrompus dont parle M. Saïed ne sont qu’une infime minorité. Par ailleurs, les réformes peuvent se faire par la concertation et dans la sérénité.
Ce ne sont pas les questions de corruption qui animent M. Saïed. La vraie raison de sa guerre contre le CSM, c’est sa volonté de devenir maître du pouvoir judiciaire dans la pure tradition absolutiste. «Nul chat ne chasse pour dieu», dit le vieux proverbe tunisien. Cette volonté s’est concrétisée par la promulgation du décret présidentiel n°11 du 12 février 2022 portant création du Conseil supérieur provisoire de la magistrature (CSPM) où il n’y a plus de places pour les avocats comme pour renvoyer le bâtonnier Brahim Bouderbala à ses chimère. Ce dernier avait pourtant soutenu fermement la dissolution du CSM.
Certes, l’article premier de ce décret énonce que le CSPM «jouit d’une indépendance fonctionnelle, administrative et financière et remplace le CSM prévu par la loi organique n° 2016-34 du 18 avril 2016.» Selon l’article deux du décret présidentiel, ce conseil se compose des trois conseils relatifs aux ordres judiciaire, administratif et financier. Mais qu’en est-il réellement de l’indépendance de ce conseil dit provisoire, surtout que ses membres sont nommés par le Président de la république ?
M. Saïed tient les juges… à la gorge
L’article 18 du décret stipule que ces trois conseils interviennent dans la carrière des magistrats des trois ordres, à charge de transmettre les propositions au président du CSM provisoire qui les transmet obligatoirement, à son tour, au Président de la République. Et selon l’article 19, ce dernier se réserve le droit de s’opposer à la nomination, ou à la désignation, ou à la promotion, ou à la mutation de tout magistrat sur la base d’un rapport du Premier ministre ou du ministre de la Justice.
L’article 19 stipule aussi que le Président de la République nomme les magistrats appelés à occuper les hautes fonctions par décret sur la base d’une liste de six candidats respectivement proposés par les trois conseils susvisés. Par ailleurs, il peut s’opposer aux candidatures sur la base d’un rapport établi par le Premier ministre ou le ministre de la Justice, rapport qui pourrait être établi, soit dit en passant, à la demanche du locataire du palais de Carthage. La liste des candidatures serait révisée en conséquence.
L’épée de Damoclès réside dans l’article 20 du décret qui donne le droit au Président de la République de demander la révocation de tout magistrat défaillant, toujours sur la base d’un rapport du Premier ministre ou du ministre de la Justice. Le président du CSM provisoire doit immédiatement prendre la décision de sa suspension et décider de sa révocation dans un délai d’un mois. Passé ce délai ce délai c’est le président qui le révoque sur la base d’un rapport du Premier ministre ou du ministre de la Justice.
Au vu des articles 18, 19 et 20, le pouvoir judiciaire est désormais aux mains de l’exécutif et du Président de la République particulièrement. De ce fait, l’article premier du décret devient comme non écrit. M. Saïed tient les juges… à la gorge.
Bonjour vénéré Big Brother !
Après la dissolution de l’Instance nationale de la lutte contre la corruption (Inlucc) et le CSM, ce serait-ce le tour de l’Instance supérieure indépendante pour les élections et de la Haute autorité de la communication audiovisuellle (Haica), de subir le même sort, puis les partis politiques qui ne joueront aucun rôle dans de prochaines élections. Quant à la liberté d’expression, elle serait en sursis. Le rouleau compresseur d’«Al-bina al-qaidi» ou la reconstruction par la base, le projet du président Saïed, est en marche. Régalons-nous…
La dissolution du CSM serait un pas de plus vers la dictature. M. Saïed l’a bien martelé : il n’y a qu’un seul Etat et l’Etat, on le sait, c’est lui et lui seul. D’ailleurs, c’est l’image qui ressort de la configuration même du conseil des ministres, où les membres du gouvernement ressemblent à des serfs courbés devant leur seigneur. Nulle place donc pour un quelconque organisme qui graviterait hors de l’orbite de l’État Saïedien. Le président tunisien est en passe de ressembler au dictateur décrit par Georges Orwell dans son roman de science-fiction «1984». Bonjour vénéré Big Brother !
* Ancien cadre de la fonction publique.
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