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Kais Saïed et les juges, ou la Tunisie qui se déjuge

Le dialogue de sourds entre le président Kaïs Saïed, qui estime que la justice ne joue pas son rôle dans l’assainissement de la situation générale dans le pays, notamment dans le domaine de la lutte contre la corruption et le terrorisme, et les juges, qui reprochent au chef de l’Etat de s’immiscer dangereusement dans leurs affaires, ne semble pas près de prendre fin. Et cette situation est inquiétante à plus d’un titre, chacune des deux parties campant sur ses positions. C’est le fonctionnement même de l’Etat que ce blocage met en danger.

Par Imed Bahri

Ainsi, lors du conseil des ministres hebdomadaire au Palais de Carthage, jeudi 3 mars 2022, le président de la république Kaïs Saïed a cru devoir taper de nouveau sur les juges, en affirmant que «plusieurs dossiers incriminant des terroristes et d’autres personnes» sont restés pendant des années dans les tiroirs des juges et malgré les preuves accablantes de leur implication, «les suspects, toujours en liberté, ne sont pas arrêtés». Et comme pour enfoncer encore le clou, le président a critiqué l’arrestation récente d’un délégué (sous-préfet) pour un appel téléphonique, qui, selon lui, n’aurait pas nécessité la prison, se demandant si ledit délégué constituait réellement «une menace à l’ordre public pour être arrêté». Et d’insister pour que cette situation change et pour que les juges respectent les droits et libertés.

Le grave aveu présidentiel

«Nous sommes pour une justice équitable (…) Nous avons besoin de tribunaux qui rendent la justice dans le respect des droits et non d’un tribunal de règlement de comptes», a-t-il déclaré, ce qui constitue une accusation lourde de conséquences. Car si le chef de l’Etat lui-même affirme, qui plus est, solennellement, lors d’un conseil des ministres, que la justice dans son pays est inéquitable et qu’elle rend des jugements revanchards ou vengeurs (c’est le sens même de l’expression «règlement de comptes»), peut-on sérieusement attendre que les citoyens eux-mêmes respectent les hommes de loi d’une façon générale?

Plus grave encore, un pareil aveu présidentiel légitime les doutes qu’émettent souvent les juges dans les tribunaux étrangers à chaque fois que leur parviennent des demandes de notre pays pour la restitution des avoirs d’un Tunisien accusé de corruption ou de détournement de fonds publics ou pour l’extradition d’un terroriste ou d’un repris de justice.

Il faut mesurer l’ampleur des dégâts que ce dialogue de sourds entre Kaïs Saïed et les juges cause à la nation tout entière pour comprendre l’urgence d’une solution à ce conflit qui dure depuis plusieurs mois et qui risque de pourrir encore davantage la situation générale dans un pays aux prises avec une crise à la fois politique, économique, financière et sociale.

Et quand on parle de solution à ce conflit, qui ne saurait plus durer, on pense nécessairement à l’entame d’un dialogue entre le magistrat suprême et les représentants des juges pour dissiper les malentendus, rapprocher les vues et ouvrir des perspectives pour une réelle réforme du système judiciaire, étant entendu qu’aucune des deux parties n’a intérêt à «abattre» l’autre. Et pour cause…

Les juges dans la tourmente

La majorité des Tunisiens fait encore confiance au président Saïed, ce que ne cessent de traduire les sondages d’opinions, et ce malgré la détérioration continue de la situation générale dans le pays. La majorité des Tunisiens estime aussi, à tort ou à raison, que les juges ne font pas les efforts nécessaires pour assainir leur corporation, elle aussi gangrenée par la corruption, à l’image du pays tout entier. Et il suffit de lire les commentaires dans les réseaux sociaux pour se rendre compte de la grave détérioration de l’image des juges dans l’opinion publique, que leur grève d’un mois et demi, l’année dernière, n’a pas améliorée. Au contraire…

Les juges ne sont pas seulement impopulaires, étant donné le passé peu reluisant de leur corporation qui a longtemps servi avec zèle la dictature. Mais ils sont aussi divisés et les gros pontes de la profession, qui se cramponnent à leurs positions et cherchent à préserver leurs privilèges, notamment celui de l’impunité, peuvent se retrouver bientôt complètement isolés, car c’est l’avenir même de leurs cadets que, par leur obstination, ils mettent en danger. Et ces derniers ne tarderont pas à prendre conscience de ce danger et à se désolidariser avec leurs aînés qui les mènent dans un combat d’autant plus inutile qu’il semble perdu d’avance, ou en tout cas sans issue.

Aussi, les juges sont-ils appelés à faire preuve d’humilité et de réalisme : s’ils optent pour le combat, il risquent fort d’en sortir perdant, d’autant qu’ils ont l’opinion publique contre eux. Il ne leur reste donc que la solution du dialogue et cela passe, nécessairement, par des concessions substantielles qui préservent l’avenir. Et si avec le président de la république, aucun dialogue ne semble envisageable en ce moment (on est allé très loin dans l’adversité), il serait raisonnable de prendre langue avec la ministre de la Justice, Leila Jaffel, magistrate de son état, qui pourrait être sensible à leurs doléances et se faire leur avocate auprès du chef de l’Etat.

Encore faut-il, bien entendu, que ces chers juges mettent un peu d’eau dans leur vin et abandonnent l’idée, ô combien destructrice, d’un bras-de-fer avec le président de la république, tout en jouant la carte du temps, un pari qui pourrait fort bien être perdu lui aussi.

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