La partie de la Consultation dite nationale, et qui n’a de national que le nom, s’est terminée le 20 mars 2022, à minuit. Les résultats de ce fiasco sont connus. Nul besoin de remuer le couteau dans la plaie, sauf que de dire aux plus effrontés d’entre les membres du fan club du président de la république Kaïs Saïed : «Ayez, au moins, la décence de vous éclipser, le temps que la tempête de la défaite cuisante ne soit passée… Admettez votre faux pas. Gardez le silence. Faites-vous oublier.» Eh non, au contraire, pour ces mauvais perdants, il s’agissait d’un succès… Avec un maigre taux de participation de 7,3% de l’électorat enregistré en 2019 et moins de 5% des électeurs même de M. Saïed !
Par Moncef Dhambri
D’ailleurs, dès l’annonce officielle des résultats, M. Saïed lui-même a indiqué à ses troupes la voie à suivre et leur a ordonné d’appliquer l’expression tunisienne : «Ce sont des chèvres même si elles volent» (M3iiz wlaw taarou). C’est ainsi, par exemple, qu’un des béni-oui-oui de l’entourage du chef de l’Etat a été dépêché sur le plateau de Rendez-vous 9 d’Attessia. Quelle honte ! Quel triste spectacle ! Et quel supplice pour le malheureux kamikaze qui a été désigné pour cette corvée de la défense de l’indéfendable !
Un suicide en direct
Il s’agissait d’un certain Khalil Abbes, la mi-trentaine, inconnu pour moi –et auquel je dois tout le respect, ne serait-ce que pour son courage et son dévouement à une cause perdue–, sans doute innocent et très certainement candide, car il fallait une bonne dose de naïveté pour se jeter dans la gueule du loup, comme il l’a fait hier soir, lors de l’émission politique télévisée la plus regardée, à moins qu’il ne soit un opportuniste ambitieux comme notre pays sait en enfanter parmi les bureaucrates de service.
L’animatrice de Rendez-vous 9, Malek Baccari, a indiqué aux téléspectateurs que son invité était sociologue et qu’il avait été chroniqueur sur la radio privée ‘Diwan FM‘. Belle carte de visite… pour un illustre inconnu ! Le jeune homme s’est vite empressé de préciser qu’il a quitté le journalisme pour rejoindre le ministère des Affaires sociales (AS) en tant que (tenez-vous bien!) conseiller. Cela explique tout, mais qu’à cela ne tienne ! Il nous est donc permis de jouer plus franchement cartes sur table avec un représentant du gouvernement. M. Abbes est proche du ministre des AS, Malek Zahi, qui est lui-même très proche du président de la république et de la cheffe du gouvernement Najla Bouden. Par conséquent, on est à deux petits doigts de la source de l’information, pour comprendre ce qui se passe dans la tête du Chevalier d’El-Mnihla et de l’équipe gouvernementale qui l’entoure.
Eh bien, non, il n’y a rien eu de cela. A répondre, comme il l’a fait, aux quatre ou cinq questions que lui ont posées la patiente et courtoise animatrice de l’émission et les chroniqueurs-analystes Néji Zaïri et Moez Attai qui l’accompagnaient, le prêcheur de la bonne parole saïedienne s’est planté «magistralement» à plusieurs reprises et sur bon nombre points. Il ne pouvait en être autrement lorsque l’on se propose de justifier l’injustifiable. Honnêtement, personne parmi les compagnons de la première ligne n’aurait pu s’en sortir. Pas même un Ridha Lénine ou un Ahmed Chaftar, deux stars de galaxie Saïed.
Il nous a semblé que certains mauvais usages du français par M. Abbes n’ont pas arrangé les choses.* Nous avons le droit d’être tunisiens et de ne pas maîtriser la langue de Molière, mais la prestation du jeune homme, qui a duré 25 minutes, a, de plus, tout simplement, été pitoyable.
«Nous sommes en train d’écrire et de faire l’Histoire»
Attachons-nous, donc, au contenu. A la question de savoir comment il pouvait dire que la consultation était un succès, le jeune homme a esquivé en se lançant dans la théorisation de la faillite du modèle de la démocratie représentative, du désaveu des élites, de la banqueroute des partis et corps intermédiaires, et patati et patata.
Lorsque Malek Baccari a tenté, une première et une deuxième fois, de le remettre sur la voie, Khalil Abbes a tout simplement déliré : «La Tunisie est en train de faire l’Histoire, d’ouvrir de nouvelles voies pour l’humanité, d’innover, de résoudre les problèmes de fond de la crise dont souffrent les systèmes politiques anciens et le système démocratique tel que le monde l’a connu jusqu’ici.» Rien que cela, M. Abbes ? C’est trop pour vous. C’est trop demander à votre Chevalier d’El-Mnihla. Vous n’allez tout de même pas maintenant faire la leçon à l’humanité entière et pourquoi pas, tant que vous y êtes, ne pas lancer, au niveau des Nations Unies, une… consultation internationale numérique ?
L’autre aspect étonnant et désolant à la fois –car le jeune homme avait l’air d’y croire dur comme fer–, c’est que, chaque fois qu’il est coincé, il ne s’embarrasse de lancer des approximations du genre «c’est possible», «c’est envisageable», «et pourquoi pas ?», «nous y réfléchissons», etc. Il savait que ses propos étaient pitoyables de platitude intellectuelle et tentait d’adoucir l’impression qu’ils laissaient auprès de ses interlocuteurs, en épousant maladroitement les positions de ces derniers. Un procédé éculé qui n’a pas réussi à sauver la mise présidentielle, d’autant qu’il tranche avec le style revêche et obstiné de sa star du moment, le Omar El-Khattab du palais de Carthage.
Et, en fin de parcours, l’on ne trouvera rien d’essentiel ou d’important à retenir de la sortie médiatique de jeune saïedien, hormis le fait que bientôt un groupe de personnes sera désigné (imaginez par qui) avec pour mission de synthétiser le contenu de la consultation, en s’inspirant des réponses du demi-million de participants à cette opération, et de rédiger le texte qui sera soumis, le 25 juillet prochain, à un référendum. Rien de nouveau, donc, que l’on ne sache pas.
Pour notre part, nous retenons que Kaïs Saïed ne veut pas entendre parler de dialogue national –de «dialogue national classique» –, de partis politiques, de corps intermédiaires, tous corrompus à ses yeux. Il veut régner seul et imposer ses vues à 12 millions de Tunisiennes et de Tunisiens.
La page de la consultation est tournée –et c’était un succès que 500.000 de nos concitoyens s’expriment au nom des 12 millions d’autres!–, à présent, nous passons à la page suivante de cette triste histoire de ‘La Tunisie, pays qui a raté toutes ses chances’.
*Personne n’a contraint Khalil Abbes de parler français pour dire «autant que tel» au lieu de « en tant que tel», «chèque à blanc» pour «chèque en blanc» ou «quelque que ce soit» au lieu de «que ce soit». Pour un ‘colonisé’ comme l’auteur de ces lignes, ce type de dérapage a le don de m’horripiler.
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