Partant de l’expérience et des leçons apprises dans la gestion de la crise du Covid-19, il est nécessaire de réfléchir en Tunisie à l’élaboration d’un cadre légal de partenariat entre le secteur privé et les institutions de l’Etat. Tant il est vrai qu’en matière de santé, les clivages artificiels et idéologiques entre secteur public et secteur privé n’ont pas de raison d’être. Une expérience pilote dans ce domaine pourrait servir d’exemple édifiant pour la mise en œuvre du concept global de partenariat public privé (PPP).
Par Dr Islem Ouanes *
Depuis son apparition en 2020, la pandémie du Covid-19 a impacté aussi bien les institutions publiques que privées en Tunisie comme partout dans le monde. Plusieurs activités économiques ont disparu ou changé de nature, des entreprises ont vu leurs chiffres d’affaires drastiquement baisser. Tout comme la population, beaucoup d’employés ont été contaminés, déprimés et l’absentéisme a connu une forte progression.
L’Institut national de la statistique (INS) a publié une enquête mesurant l’impact de la pandémie sur le secteur privé, qui indique que 88,8% des entreprises ont observé un recul dans de leurs chiffres d’affaires et plus de la moitié d’entre elles ont été contraintes à faire des ajustements en termes de réduction de salaire et de temps du travail. Seules 13,3% de ces entreprises disposaient d’un plan de continuité des activités. Le secteur privé n’a cessé de réclamer davantage de soutien public face à la gravité et à la longueur de la pandémie.
Le secteur sanitaire privé dans la lutte contre la Covid-19
Le secteur sanitaire privé a joué un rôle fondamental dans la lutte contre la Covid-19 en Tunisie. Dès le début de cette crise, les cliniques privées ont fait partie de la stratégie d’action du ministère de la Santé en termes de planification des capacités d’hospitalisation, des lits de réanimation, et beaucoup de propositions ont été discutées. Les soignants du secteur privé se sont mobilisés pour faire face aux deuxième, troisième et quatrième vagues (variants Delta et Omicron).
Le système sanitaire public était trop sollicité et a atteint le maximum de ses capacités. Ce qui a poussé le gouvernement tunisien à aller encore plus loin en annonçant la réquisition des cliniques privées. Neuf cliniques ont été réquisitionnées, le 18 juillet 2021, lorsque le manque d’oxygène a atteint un seuil critique dans les hôpitaux public. Ce manque était subséquent à une surconsommation non contre-balancée par un approvisionnement adéquat.
Par ailleurs, les médecins de libre pratique de notre pays ont fourni des efforts considérables et un engagement qui méritent une reconnaissance particulière. La prise en charge des patients atteints par le Sars-Cov2 en consultation et en hospitalisation à domicile (HAD) par ces médecins était dans plusieurs situations une solution nécessaire et efficiente surtout dans l’administration l’oxygénothérapie via des concentrateurs d’oxygène.
Une telle approche était d’une utilité fondamentale pour faire face à deux problèmes majeurs : le manque de lits d’hospitalisation et le manque d’oxygène dans les hôpitaux.
Cependant, cette approche n’était pas suffisante pour résoudre les formes les plus graves de la maladie car elle risquait d’être délétères en cas de retard dans le transfert des malades aux institutions hospitalières.
D’autres aspects des conséquences de de cette pandémie relèvent de la responsabilité sociétale et de l’éthique médicale. A titre d’exemple, l’institution où j’opère personnellement a veillé à fournir une formation ad-hoc et ciblée du personnel soignant sur la pathologie et sur les moyens de protection et de prévention. Cette formation a été prodiguée selon recommandations des instances médicales nationales et internationales telles que l’Instance nationale de l’évaluation et de l’accréditation en santé (INEAS), le guide Parcours du patient suspect ou confirmé Covid-19.
De même, une révision profonde de notre activité professionnelle habituelle a été planifiée avec une logistique adaptée à la situation mettant ainsi en place une nouvelle stratégie d’équipe. Les composantes essentielles de cette stratégie ont été la mise en place d’une salle de tri et d’un circuit Covid-19. Ainsi, les chirurgies programmées ont été quasiment suspendues, et les examens radiologiques utiles au diagnostic ont été planifiées, tout en redéployant le personnel paramédical.
L’objectif principal de cette révision était d’assurer des places aux patients atteints de Covid-19 dans le service des urgences, le service de réanimation et aux secteurs d’hospitalisation. Nous avons observé ainsi une transformation des motifs de consultation aux urgences et d’hospitalisation.
Ces opérations de rationalisation de la stratégie médicale ont permis de prendre en charge environ 500 patients du Covid-19.
Une communication continue par téléphone et par mail a également été établie. Des contacts réguliers avec la direction régionale de la santé publique et avec le ministère de Santé (Centre stratégique d’opérations sanitaires ou «shoc room») ont été ainsi maintenus pour fournir des données instantanées sur l’évolution des chiffres des patients hospitalisés, des patients en réanimation et du nombre de décès.
L’institution s’est également engagée dans la campagne de vaccination contre le Covid-19. L’ensemble du personnel a été sensibilisé à l’intérêt de se faire vacciner et aussi à son rôle. Nous avons également participé activement et bénévolement aux efforts en personnel et en moyens logistiques de vaccination déployés par l’Etat.
Malgré les douleurs et les souffrances qu’elle a provoquée, cette pandémie a été une occasion pour tester et promouvoir certaines valeurs telles que la solidarité, le travail et la modernisation des méthodes et moyens de fonctionnement du travail dans le domaine médical dans les situations d’urgence. Elle était aussi pour nous une occasion pour la promotion du travail et des formations en ligne.
Nouveaux défis dans les situations de pandémie
Certes, et malgré la disponibilité d’équipements de protection et la sensibilisation du personnel soignant, ce dernier a aussi payé un lourd tribut lors de cette crise. Plusieurs ont contracté le virus et/ou perdu la vie.
Non moins importantes sont la charge émotionnelle et les perturbations psychologiques du fait d’être exposé en continu à la contamination par le virus. Gérer une telle situation n’est pas sans impact sur le moral des soignants et de leurs familles. Le surmenage et l’angoisse ont été aussi des ennemis de tous les instants.
Une autre épreuve à laquelle le personnel médical devait faire face était la détresse des parents à la recherche souvent désespérée de lits de réanimation pour leurs proches. Dans plusieurs situations, le recours au secteur privé était la suite de la volonté effrénée de sauver les proches sans prêter attention au coût élevé de certaines thérapeutiques sans aucune possibilité de remboursement.
A titre d’exemple, on peut citer la molécule de Tocilizumab qui, depuis sa recommandation par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), était considérée par certains comme un remède miracle. Ainsi les situations de désespoir transforment, aux yeux des malades et de leurs familles, l’obligation de moyen du médecin en une obligation de résultat.
Attentes du secteur sanitaire privé
Le coût élevé de la prise en charge de cette pathologie et ses frais inhérents représentent certes des obstacles majeurs à une participation substantielle et continue du secteur privé dans la lutte contre la Covid-19. Une des pistes de réflexion pour contourner de tels obstacles serait la prise en charge (même partielle) par les caisses de sécurité sociale.
A ce propos il faut garder à l’esprit que les dépenses pour les patients pour la réanimation peuvent s’élever à des niveaux dépassant la capacité financière du citoyen moyen ou même aisé. Dans ce sens, il serait important qu’une suite effective soit donnée à la promesse faite par le précédent chef de gouvernement tunisien.
Par ailleurs, et forts de l’expérience et des leçons apprises par la crise du Covid-19, il est nécessaire de réfléchir à l’élaboration d’un cadre légal de partenariat entre le secteur privé et les institutions de l’Etat. Cette expérience pilote pourrait servir d’exemple édifiant pour la mise en œuvre du concept du partenariat public privé (PPP). Malheureusement, ce concept innovateur est resté dans le domaine des projets théoriques ou des promesses électorales. Le domaine de la santé serait tout à fait adéquat pour son application.
Faute de solution courageuse et de volonté commune, le secteur médical privé n’aura de recours que la résilience et la fidélité au serment d’Hippocrate pour jouer son rôle social et assurer la gestion de et une certaine durabilité des activités des institutions sanitaires privées dans notre pays.
Dans ce secteur, des initiatives personnelles, certaines collaborations ad-hoc entre le secteur privé et le secteur public ont été initiées : échanges, discussions, staffs communs, possibilité de transfert à l’hôpital lorsque ceci est demandé par la famille etc.
Un autre domaine mérite également recherche et approfondissement, à savoir l’hospitalisation à domicile (HAD) qui mérite une attention particulière des autorités sanitaires en Tunisie. Une telle formule peut constituer une solution qui offre beaucoup d’avantages dans notre cadre socio-culturel. Les patients dans notre société et particulièrement les sujets âgés préfèrent et réclament fréquemment d’être soignés à leur domicile, dans leur sphère familiale. Ceci serait plus utile dans les situations de crise sanitaire. Un cadre légal serait ainsi nécessaire pour bien fixer les contours des idées exprimées dans cet article.
La santé est le bien le plus précieux de l’être humain. Pour atteindre le niveau optimum de soins et de prévention des Tunisiens, toutes les solutions créatives sont nécessaires.
En matière de santé, il faut dépasser les clivages artificiels et idéologiques entre secteur public et secteur privé. Leur étroite et intelligente collaboration est un défi national majeur.
* Spécialiste en réanimation, clinique El Yosr internationale, Sousse, Tunisie.
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