C’est exceptionnel, rare et rarissime dans les traditions, us et coutumes de la Banque mondiale. Il doit y avoir des raisons et des enjeux majeurs, pour voir la Banque mondiale punir et aussi sévèrement la Tunisie et les Tunisiens.
Par Moktar Lamari *
En cause, des propos jugés racistes, populistes et discriminatoires tenus par président Kaïs Saïed au sujet des immigrants subsahariens, présents en Tunisie. Des propos qui se sont traduits par une violence collective contre ces minorités et populations vulnérables à plus d’un titre.
Les militants des droits de l’homme ont imputé la violence croissante contre les migrants à un discours controversé du président tunisien.
Responsabilité morale et éthique
La Banque mondiale suspend les pourparlers sur son futur engagement avec la Tunisie à la suite de commentaires anti-immigrants faits par le président Kaïs Saïed, selon un message interne au personnel relayé par les agences de presse internationale.
Dans le message envoyé dimanche soir, le président sortant de la banque, David Malpass, a déclaré que la tirade de Saïed avait déclenché «un harcèlement à motivation raciale et même une violence», et que l’institution avait reporté une réunion prévue impliquant la Tunisie jusqu’à nouvel ordre.
«Compte tenu de la situation, la direction a décidé de suspendre le cadre du partenariat national et de le retirer de l’examen du conseil d’administration prévu le 21 mars», a déclaré Malpass dans la note au personnel.
On peut comprendre que les projets en cours se poursuivront et que les projets financés resteront financés. Mais, sans plus et pas questions de prendre le risque d’être condamné par association.
Ce qui est mis en suspens concerne les nouveaux financements nouveaux de moyen et long termes. Pour tous ces projets et perspectives, la Banque mondiale dit non, et coupe les vivres à la Tunisie.
Cela impactera les projets discutés avec le FMI et la Banque africaine, et pas seulement. Les autres banques de développement ne peuvent que s’aligner sur la décision de la Banque mondiale.
Cette décision compromettra et de façon sérieuse les négociations avec le FMI pour finaliser un accord de principe de 1,9 milliard de dollars.
L’aide bilatérale risque de suivre la même tendance, la Banque mondiale et le FMI disposent d’une notoriété qui impose le respect et l’alignement sur leur décision d’aider ou pas un pays… ou un régime politique jugé dictatorial ou maladroits dans sa gouvernance.
Des centaines de migrants sont rentrés chez eux depuis la Tunisie, craignant une vague de violence depuis les remarques du président.
Le mois dernier, Saïed a ordonné aux responsables sécuritaires de prendre des «mesures urgentes» pour lutter contre la migration irrégulière, affirmant sans preuve qu’un «complot criminel» était à l’œuvre pour changer la composition démographique de la Tunisie.
Il a affirmé que les migrants étaient à l’origine de la plupart des crimes dans le pays d’Afrique du Nord, alimentant une série de licenciements, d’expulsions et d’attaques.
«Complètement inacceptable»
«Les commentaires publics qui alimentent la discrimination, l’agression et la violence raciste sont totalement inacceptables», a déclaré Malpass dans la note au personnel de la Banque mondiale.
Pourtant M. Malpass est déjà démissionnaire et sur le départ. Il est Américain, nommé par le président Trump, dans une perspective pourtant d’extrême droite, très conservatrice.
Mais il a également noté que les mesures annoncées par le gouvernement tunisien pour protéger et soutenir les migrants et les réfugiés ont marqué une «étape positive», ajoutant que la banque évaluerait et surveillerait attentivement son impact.
Le prêteur pour le développement mettra en œuvre des mesures de sécurité supplémentaires pour son personnel sur le terrain et pourra prendre davantage de mesures si nécessaire, a-t-il ajouté.
L’Union africaine a déjà exprimé «un profond choc et une inquiétude» face aux remarques de Saïed, et les gouvernements d’Afrique subsaharienne se sont empressés de ramener à la maison des centaines de ressortissants effrayés qui ont afflué vers leurs ambassades pour obtenir de l’aide.
Les États-Unis sont «profondément préoccupés» par les remarques du président Saïed, a déclaré le porte-parole du département d’État, Ned Price, lors d’un point de presse lundi.
«Ces remarques ne sont pas conformes à la longue histoire de générosité de la Tunisie et d’accueil et de protection des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants», a-t-il déclaré.
«Nous exhortons les autorités tunisiennes à respecter leurs obligations en vertu du droit international pour protéger les droits des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants», a-t-il ajouté.
Kaïs Saïed doit-il présenter des excuses ?
M. Maplass a également appelé les autorités tunisiennes à faciliter le retour «sûr, digne et volontaire» des migrants qui cherchent à retourner dans leur pays d’origine.
Depuis le discours du président le 21 février, les groupes de défense des droits ont signalé un pic de violence des justiciers, y compris des coups de couteau ciblant des migrants africains.
«Nous condamnons sans réserve toutes les déclarations xénophobes, racistes, destinées à accroître la haine raciale», a déclaré Stephane Dujarric, porte-parole du secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres, lors d’un point de presse lundi.
Selon les chiffres officiels, il y a environ 21 000 migrants sans papiers en provenance d’autres parties de l’Afrique en Tunisie, qui abrite environ 12 millions de personnes. C’est négligeable statistiquement parlant, même pas 0,5%. Alors que la Tunisie compte une communauté expatriée de quelques 1,7 million émigrants repartis sur tous les continents et pays du monde (15%).
De nombreux migrants africains dans le pays ont perdu leur emploi et leur maison du jour au lendemain.
Les ambassades de Côte d’Ivoire et du Mali ont précédemment fourni un logement d’urgence à des dizaines de leurs citoyens expulsés de leurs foyers, y compris de jeunes enfants.
Entre-temps, des citoyens d’autres pays africains dont les pays n’ont pas de représentation diplomatique en Tunisie avaient entre-temps mis en place des camps de fortune à l’extérieur des bureaux de Tunis de l’Organisation internationale pour les migrations.
Les dégâts liés aux propos tenus par Kaïs Saïed sont incommensurables. D’abord, ces dégâts vont se chiffrer en milliards de manque à gagner par la Tunisie: en aide directe, en investissement direct étranger et en désaffection de touristes. Ensuite, les dégâts vont impacter le branding global de la Tunisie, et cela se traduit par moins d’exportations en Afrique et moins de présences des investisseurs tunisiens en Afrique.
Face à ces dégâts et perspectives négatives, les agences de notation vont certainement dévaluer encore plus la cote de confiance envers la Tunisie, son économie et ses banques.
Pour le président Kaïs Saïed, ce n’est pas la première erreur de communication et de bienséance à l’égard des pays partenaires et amis. Le président Saïed doit demander pardon aux pays africains et aux Tunisiens et Tunisiennes qui vont payer la facture de ces bourdes diplomatiques et stratégiques néfastes pour la Tunisie.
* Economiste universitaire au Canada.
Blog de l’auteur. Economics for Tunisia, E4T.
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