Les frontières terrestres libano-israéliennes, malgré le traité maritime, ne sont toujours pas fixées en l’absence d’un accord définitif de paix, mais la récente escalade du conflit entre les deux pays depuis la guerre à Gaza semble imposer une certaine retenue, à laquelle le caractère vulnérable des installations gazières israéliennes offshore actuellement en service ne semble pas étranger.
Dr Mounir Hanablia *
Ce livre a le mérite de dévoiler l’envers de discussions souvent en catimini dont les résultats déterminent les destins de millions de personnes sur plusieurs générations.
Il y a près de 50 ans, le contentieux tuniso-libyen sur la délimitation du plateau continental porté devant la Cour Internationale de Justice à la Haye s’était soldé par un fiasco pour notre pays. Mis à part une poignée de spécialistes, peu de personnes savent pourquoi les thèses libyennes avaient prévalu, alors que, de l’avis des spécialistes tunisiens de l’époque, la position de notre pays était très forte.
Cette affaire du plateau continental constitue un précédent qui risque de se renouveler lorsque l’opinion publique est tenue dans l’ignorance sur des questions fondamentales et que seule une poignée de personnes prennent des décisions capitales sans avoir connaissance des éléments nécessaires, tout en esquivant les responsabilités.
De la revendication à sa reconnaissance
Les délimitations des frontières maritimes et des zones économiques exclusives sont des processus souvent longs et complexes entre les pays voisins, particulièrement lorsque les opposent des inimitiés durables. Le cas des discussions israélo-libanaises par l’entremise américaine est à cet égard exemplaire lorsque les intérêts convergents sont suffisamment importants pour chercher des solutions qui, sans traiter la totalité du contentieux en suspens, permettent à chaque partie de tirer des bénéfices certains d’un accord éventuel. Encore faut-il que leur répartition soit équitable, ce qui n’est pas toujours le cas.
Le droit international de la mer reconnaît à chaque pays la possibilité de revendiquer une zone économique exclusive de la mer (ZEE) située à 200 miles nautiques jusqu’à la ligne d’équidistance longeant les côtes. Dans les faits ce n’est pas la revendication qui compte mais sa reconnaissance, d’abord par les pays voisins. Cela, dans les faits, donne toujours lieu à des négociations qui peuvent prendre des années, et les frontières maritimes ne sont donc définitivement établies que d’un commun accord.
En 2008 le Liban décide de délimiter sa frontière maritime sud avec Chypre sur un point numéroté 1 de la ligne d’équidistance, qualifiée de ligne 1, qu’il ne reconnaîtra jamais officiellement, autrement dit auprès des instances internationales.
En 2010, le pays du Cèdre décide déplacer sa frontière plus au sud selon ce qu’on a qualifié de ligne 23; autrement dit il revendique une extension de ses eaux territoriales de 860 Km2, et se hâte cette fois d’en faire état officiellement à l’Onu par un décret présidentiel qui prend soin de préciser qu’il est susceptible d’être corrigé en fonction d’éventuelles nouvelles données.
Il est apparu que cette ligne 23 ne s’appuyait sur aucun article du droit international puisqu’entre autres, elle ne se prolongeait pas jusqu’à la côte libanaise, pas plus d’ailleurs que ne le faisait la ligne 21; en réalité elle correspondait à la limite du bloc nord d’un champ gazier israélien avec laquelle elle s’accordait parfaitement.
Cependant, une année plus tard, en 2011, Israël, en délimitant sa frontière avec Chypre, considère sa limite territoriale nord comme étant la ligne 1 déjà mentionnée, contestant ainsi la nouvelle souveraineté libanaise sur les 860 Km2.
Ainsi, en plus des revendications territoriales s’en surajoutait une autre, celle de l’exploitation du gaz naturel. Et aucune compagnie pétrolière ne se risquait à prospecter dans les eaux dont la souveraineté n’était pas reconnue, du fait du risque encouru.
Dans le cas d’espèce, deux champs gaziers étaient en cause, celui dit Karich qu’Israël s’apprêtait à exploiter off shore, et celui de Qana, revendiqué par le Liban mais contesté par Israël tout autant que la limite des eaux territoriales entre les deux pays.
En plus des deux lignes précédemment établies, les travaux entrepris par l’armée libanaise et appuyés par le United Kingdom Hydrographic Office (UKHO), un organisme de référence internationale spécialisé dans le droit de la mer, permettaient d’établir deux nouvelles lignes plus au sud. L’une s’appuyant sur un rocher israélien trempant dans l’eau et inhabité de 600 m2 sans aucune importance, Lekhelet, que l’on pouvait ignorer de ce fait, et qui serait reprise par le médiateur américain Hoth. L’autre, qualifiée de ligne 29, rejoignait la côte libanaise à son extrémité la plus méridionale, Ras Naqoura, reconnue depuis 1923 par l’accord Paulet Newcombe comme la frontière entre le Liban et la Palestine.
L’avantage de cette ligne 29, outre son caractère conforme au droit international, était de fournir au Liban l’opportunité de revendiquer en toute légalité 1500 Km2 supplémentaires de surface maritime plus au sud, et contrairement aux autres lignes, celle-ci plaçait le champ gazier de Qana dans sa totalité du côté libanais et le champ Karich à la frontière des eaux territoriales israélo libanaises.
Des médiateurs américains ni neutres ni objectifs
Cependant, les autorités libanaises, bien que dûment prévenues en 2011 de cette possibilité, s’abstenaient de l’adopter officiellement en refusant de la communiquer à l’Onu, et se privaient ainsi d’une carte importante dans les négociations ultérieures avec les Israéliens sous l’égide des Américains.
De ce fait, pour ces derniers, la base de la discussion sur la délimitation des eaux territoriales se situerait entre les lignes 1 et 23, soit les 860 Km2 déjà cités, et le Liban ne disposerait d’aucune base légale pour empêcher le démarrage de l’exploitation du champ gazier de Karich par Israël. Bien au contraire, cette perspective allait être utilisée comme moyen de pression contre le Liban le poussant à accepter un compromis bien en-deçà de ce à quoi il pouvait aspirer, plutôt que se voir imposer un fait accompli.
Les négociations dureront dix ans. Les médiateurs américains comme de bien entendu ne seraient ni neutres ni objectifs, particulièrement l’Israélo-américain Hochstein qui n’hésiterait pas à demander «d’aller paver la mer» (sic !) à tous ceux qui mettraient en exergue le droit international reconnaissant le bien-fondé des revendications libanaises. Ils useraient de pressions, et même de menaces, pour pousser la partie libanaise à finaliser l’accord.
La délégation technique libanaise civile et militaire, formée de personnes hautement qualifiées et compétentes, serait écartée à la demande du médiateur américain lors des dernières étapes de la négociation, par la direction politique du pays, le président (sur le départ) Michel Aoun, les premiers ministres Hassen Dhiab ou Nejib Miqati, et l’incontournable président du parlement Nabih Berri, chef du parti chiite Amel et par ailleurs citoyen américain.
Il s’est avéré que le gendre du président libanais, Gibran Basil, ainsi qu’un proche de Nabih Berri, Ali Hassen Khalil, avaient été portés sur la liste des personnalités sanctionnées par le gouvernement américain, et Hassen Dhiab possédait d’importants intérêts en Turquie.
Flexibilité libanaise, intransigeance israélienne
Ces réalités semblent avoir été décisives autant dans la flexibilité démontrée par la partie libanaise que dans l’intransigeance coutumière de la partie américano-israélienne assurée de ne pas voir la partie adverse revendiquer la totalité de ses droits.
Pourtant, le Liban avait fini par demander un troc, celui de Karich contre Qana, mais ni les Américains ni les Israéliens ne désiraient lui accorder une quelconque autonomie énergétique.
En fin de compte, l’accord final en 2022, après une gesticulation inutile du Hezbollah envoyant trois drones survoler le champ gazier israélien désormais en activité de Karich et en imposant l’arrêt provisoire de l’exploitation, concédait bien la totalité des 860 Km2 au Liban mais Israël se trouvait détenteur d’intérêts sur le champ gazier de Qana dont une partie se situait dans ses eaux territoriales et cela lui conférait à tout moment le pouvoir d’en empêcher l’exploitation.
Par ailleurs, l’accord stipulait que le Liban n’aurait aucun droit pour participer au consortium exploitant le champ gazier, et celui-ci dans les faits serait constitué par Qatar Energy, par Total, et par l’ENI.
Un pays ruiné par ses clans mafieux
Ainsi les autorités libanaises n’auraient pas le droit d’être informées sur d’éventuelles découvertes de nouveaux gisements dans leurs propres eaux territoriales. Cet accord fut présenté en Israël comme historique et la cour suprême en reconnut le bien-fondé face à l’opposition qui le contestait.
Au Liban, pays ravagé par la guerre et ruiné par ses clans mafieux, la nécessaire ratification par le parlement en fut tout bonnement ignorée, et il fut célébré comme une grande victoire susceptible de remettre sur pieds l’économie, y compris par le Hezbollah. En réalité, l’Iran soumis à des sanctions économiques importantes s’était montré conciliant sur les intérêts libanais en échange d’une exportation accrue de pétrole.
Les frontières terrestres libano-israéliennes, malgré le traité maritime, ne sont toujours pas fixées en l’absence d’un accord définitif de paix, mais la récente escalade du conflit entre les deux pays depuis la guerre à Gaza semble imposer une certaine retenue, à laquelle le caractère vulnérable des installations gazières israéliennes offshore actuellement en service ne semble pas étranger.
A l’inverse, il n’est pas déraisonnable de penser que l’actuel acharnement israélien à Gaza et la volonté d’en chasser la population pour l’annexer a pour origine la volonté de s’en approprier les éventuelles richesses marines, particulièrement les champs gaziers, qui depuis la guerre en Ukraine s’insèrent dans la stratégie américaine de sécuriser l’approvisionnement énergétiques de l’Europe tout en boycottant le gaz russe.
* Médecin de libre pratique.
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