Les élections municipales ne sont pas nécessaires pour la Tunisie, qui a d’autres priorités, notamment le sauvetage de l’économie et la relance de la machine productive.
Par Dr Mohamed Sahbi Basly *
Le Tunisien est la résultante d’un brassage unique de différentes ethnies, cultures et religions qui ont fait de lui ce qu’il est aujourd’hui, africain par la géographie, arabe par culture et musulman par la religion et méditerranéen par l’histoire et la tradition séculaires.
Terre à la fois berbère, juive, chrétienne et, enfin, arabe et musulmane, la Tunisie revendique tout cet héritage historique, du plus ancien au plus récent, qui lui a conféré cette caractéristique rare d’une nation diversifiée mais homogène, en quête de liberté et avant-gardiste, lui donnant une place à part dans son environnement géopolitique régional se déployant dans cette triple dimension.
Il est toujours nécessaire de rappeler cette originalité tunisienne pour mieux cerner les enjeux et les défis nombreux que nous sommes amenés à relever. La rappeler pour en tenir compte en traçant les contours des solutions que nous seront amenés à préconiser aux problèmes qui se dresseront devant nous sur la voie du progrès que nous souhaitons pour les générations futures.
Oui, la Tunisie est en passe de gagner le pari de la démocratie et il y a lieu de croire que nos enfants et nos petits-enfants peuvent déjà se réjouir de la possibilité qui leur est offerte de vivre demain dans une Tunisie libre et démocratique.
Nous pouvons sans doute l’espérer, car le plus dure est derrière nous, même si beaucoup reste encore à faire.
Un système politique marqué par l’instabilité
D’abord sur le plan politique, force est de constater un blocage institutionnel que la classe politique n’a pas su à ce jour dépasser.
La constitution de 2014, trop avant-gardiste et accouchée dans la ferveur «post révolutionnaire», s’est avérée, en toute objectivité, inadaptée à la réalité et au vécu des Tunisiens.
Le parlement multicolore, reflet d’une multitude de partis, a pris en otage un exécutif fragile, souvent esseulé et qui n’a pas su répondre aux attentes des citoyens et des régions.
Le découpage administratif et régional se propose de donner une autonomie aux régions et aux localités, mais sans définir les moyens appropriés pour asseoir cette démocratie locale, ni en déterminer les garde-fous nécessaires pour éviter un dérapage incontrôlé de l’instinct régionaliste et parfois tribal qui sommeille en tout Tunisien.
La répartition des pouvoirs entre trois présidents (de la république, du gouvernement et de l’assemblée) les rend inefficaces s’ils ne sont pas issus d’un même parti politique et, si tel est le cas, ils doivent disposer d’une majorité parlementaire suffisante pour pouvoir gouverner, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, compte tenu de la loi électorale qui effrite les voix et empêche la constitution d’une telle majorité.
Au niveau des partis, force est de constater que le consensus pour lequel nous avions appelé haut et fort après les élections générales de 2014, qui a permis aux deux partis vainqueurs de gouverner ensemble et qui a été considéré à l’intérieur et à l’extérieur comme une recette miracle, garante d’une transition démocratique non-violente… Cette potion magique, dis-je, a malheureusement montré ses limites. Elle s’est avérée inopérante pour l’étape actuelle, car elle s’est réduite à un partage pur et simple de portefeuilles ministériels et à un marquage des champs d’influence pour les acteurs en présence… Même le gouvernement d’union nationale n’a pas dérogé à cette règle du partage de ce qui reste du pouvoir exécutif.
Cette situation doit changer et c’est possible; il faut juste le vouloir.
Une économie à la dérive
Sur le plan économique, le pays vit dans marasme grandissant, sur un fond de trafic d’influence et de dépréciation de la valeur du travail et de la notion de productivité, avec un malaise social exprimé par des revendications disproportionnées en comparaison avec une productivité dont le taux avoisine le zéro depuis 2011.
Autres signaux inquiétants : le recul notable de l’investissement, tant étranger que domestique, et la chute drastique du dinar tunisien alors que le tourisme, principale source de devises, est en nette régression, malgré une légère reprise constatée en 2017, en raison du climat général, aggravé par les attaques terroristes de 2015.
Pour ne rien arranger, on constate une absence de stratégie claire et de mesures concrètes pour améliorer le climat des affaires et impulser l’investissement extérieur. La nouvelle loi sur l’investissement, longtemps attendue, n’a pas pu désamorcer la tendance et inspirer la confiance aux partenaires étrangers et notamment européens pour qu’ils contribuent plus activement à l’effort de reconstruction.
Pour remédier à cette situation, il suffirait d’inverser les rôles et libérer les énergies qui sommeillent chez tous les Tunisiens, jeunes et moins jeunes, qui ne manquent pas de talent et de volonté.
Turbulences sociales et fièvres corporatistes
Enfin, sur le plan social, les négociations traditionnelles entre les principales forces du pays (UGTT et Utica) arbitrées par l’Etat comme régulateur n’ont plus la même efficacité qu’auparavant et le dialogue a tout simplement été rompu, créant un vide que la centrale syndicale, dans un élan révolutionnaire, a réussi à remplir, se retrouvant, du coup, toute seule (ou presque) au cœur du système politique.
Cette situation a été induite, également, par l’absence d’un véritable mouvement politique d’envergure capable de canaliser les forces vives de la nation vers plus de stabilité, de progrès et de prospérité.
À ce stade, il y a lieu de rétablir et d’institutionnaliser un dialogue serein entre les différents acteurs économiques et l’Etat, à l’abri des turbulences politiques et des accès de fièvres corporatistes.
Malgré le tableau ô combien mitigé brossé ci-haut, on veut aujourd’hui engager le pays dans des élections municipales, alors que la loi régissant le gouvernement local et régional n’a pas encore été promulguée. Ne serait-ce pas là un saut dans le vide?
L’électeur tunisien ne sait pas qu’elles sont les prérogatives du président du conseil municipal qu’il va élire. Il ne sait pas quels sont les moyens mis à sa disposition pour subvenir aux besoins de ses administrés qui vont lui réclamer beaucoup de choses et, d’abord, la réalisation des promesses qu’il aura faites lors de la campagne électorale.
Enfin, l’électeur ne connaît pas encore les exigences d’une gestion de proximité par une instance locale ou régionale. Il ne sait pas ses implications financières, sa contribution, son future comportement face à la taxe municipale, ou locative, ou de circulation, ou de construction, ou d’autorisation d’un fond de commerce, etc.
La gestion locale en question
Ma modeste expérience de la gestion régionale et locale m’intime le devoir de dire que ces élections municipales vont encore compliquer la gestion de la proximité pour le citoyen tunisien. Si tous ces détails ne sont pas clairement précisés à l’électeur de demain, nous serions amenés, je le crains, à regretter ces élections, et même les instances provisoires existantes qui gèrent aujourd’hui tant bien que mal le quotidien du citoyen.
Nous avions déjà expérimenté une autre instance lorsqu’une poignée d’individus a l’Assemblée nationale constituante (ANC) nous ont plombés dans un système politique inefficace que nous n’avons pas cessé de subir.
Je ne souhaite pas polémiquer sur le contenu de la loi à promulguer dans un futur proche sur la gouvernance locale et régionale. Cette loi n’est pas une fin en soi. Elle sera le fruit des cogitations de quelques dizaines d’hommes et de femmes siégeant dans un parlement qui ne représente plus, depuis longtemps, le peuple qui l’a élu.
À ma connaissance, cette loi n’a pas été l’objet d’une vaste consultation régionale. Elle n’est pas non plus le fruit d’un consensus large au sein des partis en présence. Elle n’est surtout pas le fruit d’une adhésion populaire à ses principes généraux.
On veut appeler l’électeur à voter une liste d’Ennahdha ou de Nidaa ou une liste indépendante ou une autre de coalition de petits partis, sans connaître les enjeux qui se cachent – et c’est le cas de le dire – derrière cette élection.
Je dis, en toute responsabilité, que ces élections municipales, au jour d’aujourd’hui, ne sont pas nécessaires pour la Tunisie. Le gouvernement a d’autres priorités pour le pays… Il y a certainement d’autres lois et décrets d’application plus utiles à promulguer pour sauver le navire Tunisie qui prend de l’eau de partout.
Le devoir nous oblige à surseoir cette course fiévreuse vers une démocratie formelle, certainement nécessaire, mais qui risque de nous empêche, en raison d’un lourd héritage d’indiscipline, d’avancer vers les vraies réformes.
À moins de vouloir plaire aux partenaires occidentaux et aux organismes internationaux et apparaître, à leurs yeux, comme un bon élève à l’école de la démocratie, on a tort de courir ainsi, les yeux bandés, vers ces élections municipales comme vers un précipice…
* Diplomate.
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