L’ambivalence des nouvelles technologies est un phénomène tout à fait récent. En termes généraux, toute technologie contienne en elle-même, à la fois, un pouvoir libérateur et un autre, potentiel, d’effet inverse, en tant qu’il peut se transformer eu outil de manipulation et de contrôle.
Par Lluís Bassets
«Empoderamiento», ou irrésistible montée en puissance, est un terme ou plutôt un concept. Etrange il y a peu pour le castillan utilisé en Espagne, même si, comme l’a expliqué Alex Grijelmo dans les colonnes de ce quotidien, ce terme a finalement fait son entrée dans le dictionnaire de l’Académie royale espagnole.
Cependant, la nouveauté depuis environ une dizaine d’années, c’est ce pouvoir démocratique inédit qu’offrent, entre autre choses, les technologies numériques d’information, notamment les réseaux sociaux, en d’autres termes, c’est l’irrésistible montée en puissance du pouvoir digital.
De Julian Assange à Edward Snowden
Nous assistons donc à une révolution démocratisatrice. L’apparition d’un nouvelle forme et d’un nouveau moyen de communication, comme ce fut le cas pour bien d’autres découvertes tout au long de l’histoire, même si dans le cas qui nous occupe, le but était plutôt de supprimer toute forme de médiation ou de représentation et aboutir à la construction d’une utopie populiste de communication dans laquelle disparaitrait toute interférence des élites et même des intellectuels ou des journalistes.
Le point culminant de ce mirage, s’est produit au moment de la confluence de deux fascinants phénomènes, à savoir le Wikileaks, la machine de filtration des secrets, organisée par Julian Assange, et la chute de deux dictateurs de Tunisie et d’Egypte en a peine deux mois, c’est-à-dire la Révolution de Jasmin et celle de Place Tahrir, entre l’automne et l’hiver 2010-2011.
Wikileaks publiait alors les câbles du Département d’Etat, mais sa plus grande filtration, qui infligea une grande humiliation à la diplomatie américaine, était alors la révélation au grand jour de tout un tas de secrets des puissants du monde entier, notamment ceux liés aux dictateurs, dont le contenu fut dévoilé grâce aux communications secrètes rédigées par les consuls et les ambassadeurs de Washington.
Les deux événements du printemps arabe et de Wikileaks ont dessiné un monde utopique où les gouvernements se sont vus soudain contraints de faire montre de la plus grande transparence dans la gestion des affaires, tandis que les citoyens se rendirent compte qu’ils détenaient entre leurs mains des outils capables de mettre à bas les plus féroces des dictatures.
Cependant, l’illusion fut de courte durée, les révoltes finirent par la prise de pouvoir par les islamistes, avec leurs idées populistes, leur insupportable machisme, leur autoritarisme théocratique et leur complaisance avec la violence et leur rejet viscéral de la démocratie. En Egypte, ce sont les militaires qui liquidèrent dans la foulée et sans hésitation la démocratie égyptienne naissante.
L’autre filtration, c’est celle d’Edward Snowden en 2013, qui a ouvert les yeux, par la communication des informations classifiées des écoutes de la NSA (l’agence de sécurité nationale américaine), aux nombreux adeptes fascinés par Wikileaks et par le nouveau monde de contrôle et de surveillance auquel nous nous trouvons confrontés. Nous découvrîmes alors que l’utopie de la transparence s’est métamorphosée, grâce aux metadata(1), au data mining (2) et à l’intelligence artificielle, en une sorte de dystopie ou contre-utopie de contrôle total d’un Big Brother sur nos vies privées, parfaitement capable de prédire même nos décisions futures.
La contre-utopie de contrôle total
Cette dualité ou ambivalence des nouvelles technologies est un phénomène tout à fait récent. En termes généraux, toute technologie contienne en elle-même, à la fois, un pouvoir libérateur et un autre, potentiel, d’effet inverse, en tant qu’il peut se transformer eu outil de manipulation et de contrôle.
Le problème de l’intelligence artificielle réside dans le fait que sa face obscure est tellement novatrice qu’elle semble dépasser de loin la face libératrice et d’esquisser les contours d’une dystopie d’une société sans liberté où la délibération et la prise des décisions individuelles et collectives courent le risque d’être confiées à des machines.
Il manquait à cela l’ultime vague de scandales : d’un côté l’intervention russe dans la campagne électorale aux Etats-Unis et probablement dans d’autres campagnes électorales et sur d’autres théâtres de crise politique, comme le Brexit, devenue une forme de guerre cybernétique où sont employés des outils conventionnels tels que Russia Today, l’Agence Spoutnik et les divers réseaux sociaux avec leur cortège de bots (3), de profils fake et de fake news, sans compter le précieux concours de Julian Assange et son Wikileaks. Et de l’autre, l’usage des données de 87 millions de profils de Facebook par Cambridge Analytica, cette entreprise de big data et de psychopolitique qui a conclu un contrat avec la campagne électorale de Trump.
La terreur du XXe siècle décrite dans le roman ‘‘1984’’ de Georges Orwell, se présentait sous la forme d’un gouvernement, en l’occurrence ceux de l’Union Soviétique ou des Etats-Unis d’Amérique, incarné par un «Big Brother» qui sait tout et contrôle tout.
Toutefois, en devenant une réalité massive sur le terrain au XXIe siècle, cette utopie prit la forme d’une multinationale digitale, autrement dit d’une entreprise privée. En toute bonne logique, l’objectif poursuivi n’est pas celui d’exercer un quelconque contrôle politique ou idéologique, mais de faire des affaires : nous contrôlons pour rentabiliser.
Réseaux sociaux et commerce des données privées
Alors que nous utilisons les réseaux sociaux pour nous rendre plus autonomes et pour être en mesure de participer à la prise des décisions nous concernant, les grandes multinationales d’innovation technologiques (Google, Amazon, Facebook, Apple), et lunettes de reconnaissance faciale connectée, se livraient au harponnage massif et subreptice de l’ensemble de nos données privées aux fins d’exploitation commerciale voire même politique.
Nous nous croyions citoyens, nous nous sommes rendu compte que nous ne sommes que des simples clients, et une fois conscients de notre condition de clients, nous ne sommes déjà plus que des simples marchandises ou simple matière première fournie de notre plein gré pour alimenter le commerce en données sur nos vies privées.
L’Etat, ce monstre froid dont parlait Friedrich Nietzsche, a été surpassé en froideur et en puissance par quelques multinationales technologiques n’ayant d’autres objectifs que de réaliser des profits pour le compte de leurs actionnaires. Elles ont réussi, grâce à leur monopole de fait, à détruire le modèle industriel du journalisme traditionnel étroitement associé aux démocraties parlementaires et libérales. Avec l’accès gratuit, elles ont annihilé la valeur des contenus journalistiques, supprimé les droits d’auteurs et dépouillé les médias classiques de leur part d’annonces publicitaires. Elles ont également réussi, grâce aux paradis fiscaux et à la mondialisation, à se soustraire à la fiscalité propre aux Etats de bien-être de l’Europe.
Finalement, avec le big data (mégadonnées), elles exploitent les données privées, l’intimité, les sentiments, les goûts, les contacts et les amis des usagers des comptes comme de la matière première de leur commerce, elles sont même prêtes à la vendre aux ennemis de la démocratie.
L’érosion de la démocratie libérale
Par conséquent, rien n’est plus inquiétant que la collusion entre ces technologies et les services secrets russes, les hackers libertaires et entre les deux Wikileaks.
Premièrement, en raison de l’asymétrie entre les démocraties libérales, avec l’indépendance de leurs trois pouvoirs, leur contrôle judiciaire, leurs libertés publiques et leurs médias indépendants, et les régimes totalitaires et illibéraux où les moyens d’information, les journalistes et les Ong occidentaux doivent se soumettre au contrôle et à la censure d’un pouvoir arbitraire, souvent secret, échappant dans tous les cas de figure à tout contrôle public, à la justice ou aux médias.
Ensuite, l’érosion, que ces interférences génèrent, du modèle et du fonctionnement des systèmes de démocratie libérale, constitue l’unique objectif poursuivi par les régimes autocratiques et leur compétence en matière technologique afin de prouver leur supériorité dans la gestion des sociétés capitalistes mais dépourvues de liberté.
Le harcèlement digital, les abus et la brutalité des comportements, les formes infinies de communication et de conduite pathologiques qui sont en train de faire surface sur les réseaux sociaux, font partie de l’univers nouveau de contrôle tranchant et corrosif du (sharp power) (4), un concept mis en circulation pour décrire les pratiques de ces nouveaux autoritarismes.
S’insulter réciproquement les uns les autres sur les réseaux sociaux, harceler ou maltraiter, participe d’une culture belliqueuse de basse intensité où c’est le public lui-même qui fournit tout, de la haine, des messages, des victimes et des héros…
Lorsque nous entrons dans ce jeu, nous nous autonomisons pas, nous nous entraînons et participons à la fois, sans le savoir, au nouveau monde des guerres hybrides, ou le seul bénéficiaire est celui qui n’est soumis a aucun contrôle démocratique, et à aucune limite juridique à son pouvoir.
Courtesy by ‘‘El País’’ et Lluís Bassets
Traduit de l’espagnol par Abdelatif Ben Salem
Source : ‘‘El Pais’’ du 28 avril 2018.
* Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
Notes :
1- Le metadata «est une donnée servant a définir et a décrire une autre donnée», exemple : le nom de l’auteur d’un document Microsoft Word, la date de rédaction, la date de sa modification, etc. (N.d.T.)
2- Le data mining ou exploration des données, il a pour objet d’extraire un savoir à partir d’une quantité massive des données (N.d.T)
3- Bots est la contraction de terme robot. Le bot informatique est un «agent logiciel, automatique ou semi-automatique, supposé intelligent, qui interagit avec des serveurs informatiques» (N.d.T.)
4- Concept médian entre le hard power (par la contrainte) et le soft power (par la séduction). L’objet du sharp power est l’influence par la manipulation et la contrainte insidieuse sous couvert par exemple des échanges culturels. Le sharp power est le propre des régimes autoritaires. Il peut être exercé également par certaines démocraties libérales ou par des prétendues ONG à vocation humanitaire ou de défense de la démocratie et des droits humains. (N.d.T)
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