Hafedh Caid Essebsi/Béji Caïd Essebsi/Youssef Chahed.
Dans sa curieuse profession de foi télévisée du mardi 29 mai 2018, Youssef Chahed fustige publiquement et allégrement, en les accablant de tous les torts, ses impitoyables détracteurs, et inventorie le cirque politique tunisien au complet : jongleurs, acrobates, dompteurs et clowns.
Par Yassine Essid
Il y a d’abord la politique tout court, à la fois au sens de Politeia, qui allie citoyenneté, mode d’organisation et de développement d’une communauté qui obéit à une constitution, et au sens de Politikè, ou art du gouvernement, qui se réfère à la pratique du pouvoir, aux luttes de pouvoir, à la représentativité de pouvoir, et aux différents partis politiques qui concourent à la gestion de ce même pouvoir.
Politique et/ou éthique
Des lois sont promulguées qui engagent le groupe, sont exécutées, provoquent des réactions, suscitent des forces cachées qui influent sur les décisions des gouvernants et des gouvernés, sur les conditions économiques, religieuses, morales, idéologiques sans faire abstraction d’autres formes de pouvoirs : pouvoirs intermédiaires, réactions quasi instinctives des masses, préférences avouées ou irréfléchies des couches sociales, structure économique distribution de la richesse, etc.
Il y a ensuite la morale politique, celle d’un gouvernement qui tente d’agir raisonnablement, honnêtement et justement, pour éduquer ses citoyens à la raison, à l’honnêteté, à la justice. Un gouvernement qui ne procède pas à l’aide du mensonge, propose une législation appropriée pour empêcher la démocratie de dégénérer en démagogie et lutte contre l’influence de l’argent dans la politique, favorisée le plus souvent par l’omnipotence de certains partis politiques, machines fortes et bien organisées, capables de contrôler la société civile et le système économique.
Ce complexe de mécanismes régulateurs du vivre ensemble dans la société et leur mise en œuvre ne saurait ainsi faire l’économie de références éthiques.
Il y a également la crise politique, qui apparaît lorsqu’une population perd toute confiance dans son régime politique ou dans le gouvernement. C’est une phase grave dans l’évolution de la situation politique d’un État. Elle peut faire tomber un gouvernement, provoquer de nouvelles élections, permettre à des nouvelles coalitions de se former, de même qu’elle peut entraîner des grèves, dégénérer en manifestations, en mouvements sociaux violents, et en autant de facteurs susceptibles de transformer la nature du régime politique vers le meilleur ou vers le pire.
Le cirque politique
Il y a enfin le cirque politique, qui est la négation même de toutes les précédentes définitions. Il est alors question d’un immense spectacle auquel se livrent depuis des années et à chaque instant nos politiciens.
Au modèle de théâtre de l’antiquité romaine où se déroulent les combats des animaux, la mort des hommes, les exécutions des martyrs, a succédé sous la coupole d’un débat soi-disant démocratique, toujours destiné au peuple, un manège dans lequel gouvernement, bureaucratie, partis politiques et syndicats, réunissent à tour de rôle, autour de la piste, tous les spectateurs pour les abuser en utilisant leurs formules réactionnaires ou progressistes, conservatrices ou révolutionnaires, des slogans fanions, une propagande organisée et autant de promesses d’action qui, par définition, n’engagent à rien.
Chaque cerveau est alors comme un manège où tournent éternellement les mêmes idées, les mêmes plaisanteries, les mêmes habitudes, les mêmes croyances, les mêmes numéros de clowns au maquillage extravagant.
N’assistons-nous pas sans arrêt à des tours d’équilibriste marchant sur la corde raide de l’actualité, disant le contraire de ce qu’il fait? Aux spectacles affligeants de jongleurs avec leurs haltères creux qui mènent leur politique en manipulant les chiffres peu fiables, les données arides et inaccessibles à un large public?
N’assistons-nous pas, sans y prendre part, aux effets d’illusion de prestidigitateurs qui manient habilement la réalité dans tous les compartiments de leur jeu par la mise en images, en schémas, en graphiques, en courbes, en tableaux, en camemberts et autres modélisations de toutes sortes?
D’autres données, a priori plus quantifiables, échappent curieusement à cette opération tout simplement parce qu’elles ne sont pas autorisées ou encore parce qu’il s’agit de pratiques illégales, comme la fraude et l’évasion fiscales, la contrebande et la corruption, ou encore parce que le temps a effacé la matière à décompter.
Des élus de la nation devenus amuseurs publics
Quant à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), lieu institué où des élus de la nation, devenus amuseurs publics et en autant de Fou du Roi rassemblés pour parler, s’informer, réfléchir, débattre et voter des lois, elle relève en matière de spectacle politique d’une catégorie bien plus authentique du cirque car s’inscrivant dans un espace circulaire réunissant tous les attributs et accessoires appartenant au code de la représentation bouffonne : affrontements de programmes d’actions contradictoires, collaborations hiérarchisées, inversement de situations, trahisons, duperies et querelles aisément déchiffrables par le spectateur. Il s’agit d’une pratique qui combine une tradition carnavalesque et une dimension de pratique institutionnelle.
C’est sous son chapiteau que s’agitent, dans la diversité des costumes idéologiques, dans leur exotisme spirituel et religieux, renégats, marchands de phrases ainsi que la pire espèce d’arlequin. Des représentants de partis politiques auxquels ne manque que le mini-masque qu’est le nez rouge marquant leur marginalité. Et parce qu’ils symbolisent la société négative, décalée, excentrique, ils nous proposent tous un idéal d’Etat parfait sans s’occuper de la réalité de tous les jours et de toujours. Ils sont tous des rêveurs qui, une fois lâchés sur la pauvre humanité, se transforment en maîtres à penser, prétendent apporter le bonheur dont personne sauf eux-mêmes ne veut.
En bonimenteurs de foires, ils nous racontent tous de très belles histoires d’un pays de ripailles où ruisselle la vie et où le pain ne se gagne plus à la sueur du front. Mirage compensatoire pour un pays encore dominé par une crise sans précédent.
Les islamistes, à la sincérité douteuse, participent à leur façon à ces corridas en dominant par le nombre les débats, ou en intercédant auprès d’un tyran contrarié pour demander en grâce le maintien d’un Premier ministre assailli. Pour eux, la démocratie procède non par de la seule volonté d’individus autonomes, mais par des lois subies dont ils comptent en faire leur système de gouvernement et d’administration. Ils oublient cependant l’historicité de la situation.
De la même manière que Platon n’a pas écrit pour nous, mais pour des Athéniens et des Siciliens du IVe siècle, et que Machiavel ne dirait pas aujourd’hui ce qu’il a dit au XVe siècle aux Florentins, l’«islam démocratique» d’Ennahdha, qui s’impose par l’automatisme du bulletin de vote, n’est qu’un ensemble de dogmes qui nous font considérer les remèdes spécifiques de l’Arabie du VIIe siècle comme des recettes valables pour toute situation et tout moment du temps de l’histoire.
La curieuse profession de foi de Chahed
C’est dans un tel contexte de communication populaire, mais sans cachettes, ni filets, ni faux-fuyants, qu’il faut replacer la curieuse profession de foi télévisée de Youssef Chahed, mardi dernier, 29 mai 2018. Immense maladresse ! Elle va, à plus d’un titre, contre certains principes politiques établis, dans la mesure où il cherchait à prendre l’opinion publique à témoin en usant d’un langage du peuple, si élémentaire, si lent, pour régler des comptes qui, après tout, ne concernent que lui et son entourage.
On comprend mal comment il peut fustiger publiquement et allègrement, en l’accablant de tous les torts, non pas le parti politique auquel il doit tout, Nidaa Tounes, mais celui qui en a pris possession, Hafedh Caïd Essebsi, en usant de la seule légitimité de la succession héréditaire. De plus, sans mettre beaucoup d’esprit et de finesse dans ses propos, il dénonce nommément ses impitoyables détracteurs dont il fut pourtant hier le docile obligé.
Cette intervention a été aussi l’occasion d’un acte dramatique personnel. Youssef Chahed a essayé en effet d’inventorier le cirque au complet : du jongleur à l’acrobate, au dompteur, au clown. Il a fait le tour de ces symboles de communication pour faire une sorte de cirque politique. On y ajouterait volontairement le mot «grand» parce qu’il trouvait que ce qu’il a fait était extrêmement positif, une image du réel revue et augmentée.
Tout cela est dit sans se remettre lui-même en question, sans référence aux incompétences d’une majorité de conseillers et de membres de son gouvernement. Il eut même l’outrecuidance de nous dire qu’il y puiserait pour l’avenir une dynamique nouvelle, en promettant, tout de même, au passage, des changements dans son gouvernement !
On se souvient de son discours d’investiture en 2016 où, contrairement à son prédécesseur, qui, paraît-il, n’aurait pas su tenir compte des réalités sociales et politiques et aurait négligé d’estimer à leur juste valeur et à leur juste force les tendances de parties importantes de la communauté — qu’il a été en somme un mauvais Premier ministre, Youssef Chahed entendait, lui, relancer la croissance qui pour se réaliser à des taux respectables doit s’appuyer sur un réel effort d’investissements qui dépendent largement de la crédibilité et du sérieux de la direction politique, de la paix et de la sécurité, ainsi que d’une conscience de l’intérêt national de la part de tous les corps intermédiaires et des citoyens.
Or qu’avons-nous obtenu depuis cet admirable engagement? Un champion de l’aggravation de la politique économique dans tous les domaines et qui renâcle à appliquer le train de mesures de stabilisation et d’ajustement recommandé par le FMI, parce qu’elles sont, dans l’état actuel des choses, à la fois contraires à la justice sociale et hautement déstabilisatrices pour un gouvernement en difficulté.
Un contexte à la fois dramatique et délétère
Rappelons également l’existence des considérations qui résistent au calcul, comme l’apathie générale de la population, les relations d’autorité hiérarchique qui s’émoussent dans le secteur public, la dilution des responsabilités, la désobéissance et le mépris de la loi et un menu peuple qui aspire à la libération de cette servitude qu’est le travail et qui a développé une véritable hantise de la productivité.
Ce contexte à la fois dramatique et délétère permet difficilement de continuer à promettre de rendre effectif les possibilités toutes théoriques d’un modèle de société future démocratique et prospère.
La réalité sans défaut exposée dans son allocution télévisée a-t-elle trouvé une résonance auprès du public?
Peu importe car le Tunisien ordinaire ne sait pas ce qu’il veut, est incapable de voir et de penser sa situation et celle de l’Etat. Il pense mal ou ne pense pas du tout. Alors Youssef Chahed pensera pour lui, à sa place, mais aussi dans son intérêt.
Les hommes cherchent leur bonheur, mais ignorent les moyens rationnels de le trouver, ces moyens que seule la politique, la bonne politique s’entend, met à leur disposition; ils courent à leur ruine, à moins que Youssef Chahed ne leur fasse comprendre de quoi il s’agit et de quoi il y retourne.
Pendant ce temps, l’humble Tunisien reste toujours ballotté au gré d’inaccessibles personnages, et de leurs querelles, qu’il serait bien vain d’approfondir. Les insolentes inégalités qu’ils ont en spectacle ne leur inspirent même plus un mouvement de rébellion.
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