À l’occasion de la diffusion du film ‘‘La Tunisie de Jacques Pérez’’ sur les chaines TV5 Monde et Histoire, le grand photographe Jacques Pérez nous a reçu chez lui à la Hafsia, quartier populaire de la Médina de Tunis, pour nous parler de sa passion pour la photographie depuis une cinquantaine d’années et de son amour inconditionnel pour la Tunisie.
Entretien conduit par Fawz Ben Ali
Kapitalis : Quand et comment est née votre passion pour la photographie ?
Jacques Pérez : Quand j’étais enfant je vivais dans un milieu privilégié, on me ramenait dans les musées, on m’achetait des journaux et des livres illustrés … dès mon enfance j’ai connu et j’ai aimé les images. Et puis après, j’ai fait des études comme tout le monde, j’ai été professeur, et j’ai continué à m’intéresser à l’image, j’allais beaucoup au cinéma, et puis j’ai eu un appareil et ce métier s’est au fur et à mesure imposé à moi de la façon la plus naturelle. Je suis devenu photographe petit à petit en faisant des photos pour les autres en étant remarqué par certains et en particulier par Mohamed Ben Ismaïl, fondateur des éditions Cérès. Et à partir de là, j’ai fait ce fameux livre sur Sidi Bou Saïd qui a eu un très grand succès. Donc, les choses se sont faites sans que je fasse l’effort d’aller vers elles.
Beaucoup pensent que la photographie n’est pas un art étant donné que la qualité de la photo dépend beaucoup de l’appareil surtout à l’ère du numérique. Qu’en pensez-vous ?
Je ne sais pas si la photo est un art… On a décidé que c’était un art parce qu’il fallait bien caser l’activité photographique. La photographie est multiple, il y a la photographie d’identité, la photographie scientifique, la photographie des étoiles … quant à cette photographie là, elle est venue parce qu’il fallait bien illustrer des choses et on peut pas dire à quel moment exactement la photo a eu de l’intérêt, ce que je sais par contre c’est qu’elle a été plus intéressante pour le public à partir du moment où il y a eu un marché de la photographie, parce que les marchands d’art cherchent toujours ce qu’ils peuvent vendre.
Je trouve que les photographies argentique et numérique sont identiques à la différence près que la technologie numérique vous permet davantage de faire des photos. L’appareil argentique est plus compliqué à manipuler, car cela nécessite des laboratoires, des produits chimiques et beaucoup de choses qui sont chers et difficile à trouver. La photo numérique a franchi tous ces obstacles là. Je pense que ce qui fait la différence c’est le regard du photographe.
Donc je ne sais pas si le photographe est un artiste, cela reste difficile à définir. Je trouve que le photographe est plutôt un passeur de quelque chose, un témoin, un capteur privilégié. Pour moi, le photographe n’est pas un artiste car il ne crée rien, il prend la chose et la transmet.
C’est tout de même étrange pour un photographe de dire que la photographie n’est finalement pas un art …
On a dit que c’était un art, pourquoi pas après tout… mais c’est peut-être un art différent où on ne met rien seulement son œil et sa personnalité. Il faut dire que je ne prends pas les choses très au sérieux et ça m’amuse quand les gens parlent de la photographie avec de grands mots.
Vous avez présenté vos œuvres à maintes reprises à l’étranger. Comment ont réagi les personnes qui ne connaissaient pas la Tunisie et qui la découvraient à travers vos photos ?
La Tunisie vue par un photographe est une Tunisie partielle, il faut toujours trouver les choses qui existent certes, mais qui sont différentes par rapport au monde car les gens sont toujours intéressés par les choses qu’ils ne connaissent pas et qu’ils n’ont pas l’habitude de voir.
Généralement quand j’expose à l’étranger c’est sous le label tunisien. Une fois on m’a demandé pourquoi je montrais les Tunisiens avec des jebbas et des chéchias, j’ai répondu d’abord parce que ça existe et que c’est réel et puis si je photographie des jeunes avec des jeans et des baskets, je vais à Rome ou autre, je vais aussi trouver des jeunes habillés pareil… ce qui compte c’est la différence, sans que ça soit un regard folklorique.
Vous avez photographié la Tunisie pendant une cinquantaine d’années. Qu’est-ce-qui a changé et qu’est-ce-qui est resté intact au fil de ces années?
Tout est intact et tout a changé pour être honnête. Ce qui a changé ce sont les endroits, la façon de s’habiller des gens, leur circulation… mais il reste toujours quelque chose d’immuable comme la Mosquée de Kairouan ou la rue du Pacha … il n’y a pas eu de destruction mais plutôt une évolution, car dans le monde entier les choses évoluent.
Qu’est-ce-que vous aimez photographier le plus ? Les gens, les objets, les paysages, les monuments … ?
En Tunisie on photographie tout et n’importe quoi alors qu’ailleurs les photographes sont spécialisés. J’ai fait des photos d’absolument tout, d’usines, d’hôtels, de mannequins, de mines de phosphate, d’avions… tout est passé sous mon objectif, mais ce qui m’a toujours passionné c’est l’être humain… On aime souvent faire des classements, ce qui fait qu’en Europe on parle de «la photo humaniste» et on m’a flanqué là-dedans parce qu’il fallait bien me trouver une case. Mais j’avoue que je préfère photographier tout ce qui est vivant, c’est-à-dire les gens, surtout quand je suis à 50 cm d’eux, c’est une sorte d’échange qu’on a… je ne prends jamais les gens à leur insu. Ils me donnent leurs regards et je leur offre la photo.
Commet est née l’idée de faire le film ‘‘La Tunisie de Jacques Pérez’’ ?
Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée car je n’ai pas le culte de ma personnalité. Pendant la saison tunisienne en France il y a 25 ans, on m’a demandé de m’occuper de la partie photographique et de faire une exposition à Paris, et Frédéric Mitterrand qui était le commissaire et le directeur de ce projet-là voulait appeler l’exposition «Hommage à Jacques Pérez», je me suis alors permis de lui dire : «Vous savez Frédéric, ça me paraît un peut prémédité cet hommage… Je ne tiens pas à la vie spécialement mais on va prendre un autre titre», il a alors appelé ça «La Tunisie de Jacques Pérez» et c’est comme ça que le nom est né… les choses se sont souvent faites par hasard, je n’ai d’ailleurs jamais eu de plan de carrière, je n’ai jamais décidé que je ferais ceci ou cela.
Trouvez-vous que le film a réussi à montrer la véritable Tunisie de Jacques Pérez ? Est-ce une Tunisie réelle ou plutôt rêvée ?
En général, quand on voit des films sur les photographes, on voit une série de photos archivées et au bout de cinq minutes ça devient tellement ennuyeux qu’on arrête. En ce qui me concerne, la photographie est un métier où il n’y a pas de tabou, c’est-à-dire que je peux photographier aujourd’hui des chaussures et demain un site archéologique, donc il n y a pas de classification ni de hiérarchie pour moi… je passe d’une chose à l’autre avec le même allant, la même force… je pense que c’est à ce prix là qu’on fait des photos intéressantes.
C’est difficile de répondre à votre question parce que je suis directement concerné, mais lorsqu’on a eu les premières réunions autour de ce film, d’abord je n’ai omis aucune objection sur la façon de filmer ou les choses qu’on voulait enregistrer parce que je suis le sujet et je n’ai pas à me mêler de ce que les autres font.
Le film donne à mon avis cette impression de multiplicité dans la photographie et de l’intérêt qu’on porte toujours à ce que l’on fait, car c’est un métier où l’on s’engage. Tout est dit dans le film et en même temps rien n’est finalement dit car il y aura toujours encore des choses à dire, mais je pense que ça traduit un peu ce que je suis par rapport à la photographie, c’est une sorte de reflet de moi et je dirais même qu’il m’émeut parfois parce qu’il y a des choses très personnelles. Je pense que le film montre aussi bien la sensibilité de Saïd Kasmi et de Frédéric Mitterrand.
Est-ce qu’on va voir le film prochainement en Tunisie ?
À ma connaissance, le film sera projeté à la Cinémathèque tunisienne au mois de décembre de cette année dans le cadre d’une série de projections autour des photographes tunisiens. Il devrait aussi passer normalement à l’Institut Français de Tunisie (IFT).
Avez-vous de nouveaux projets de livres ou d’expositions ?
Il faut savoir que la photographie et les livres sont aussi un enjeu économique, il faut penser à tout montage financier qu’il y a derrière. La Tunisie est un petit marché; on n’est pas à Londres ou à Paris. Et puis les expositions demandent de grands efforts physique et mental que je ne suis plus en mesure d’avoir.
Le film ‘‘La Tunisie de Jacques Pérez’’ : La Tunisie en photographies
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