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Bloc-notes : En finir avec la politique mythomane en Tunisie

En politique, comme pour les individus, il est des époques de mythomanie à l’excès. Aujourd’hui, la Tunisie offre un exemple typique d’une politique mythomane. En voici quelques aspects avec la recette pour en finir.

Par Farhat Othman *

Dans son ‘‘Apologie pour l’Histoire’’, Marc Bloch assure qu’«aussi bien que des individus, il a existé des époques mythomanes… C’est d’un bout à l’autre de l’Europe, comme une vaste symphonie de fraudes.» Ce jugement ne s’applique pas qu’au vieux continent ni ne concerne que le passé; il est aussi de notre temps présent, caractérisant le monde entier et particulièrement la Tunisie qui a de plus en plus des allures de ce dont il parle, ce «Moyen Âge, surtout du VIIIe au XIIe siècle, (qui) présente un autre exemple de cette épidémie collective… Comme si, à force de vénérer le passé, on était naturellement conduit à l’inventer.»

En effet, c’est bien à une mauvaise invention d’un passé mythique que l’on s’emploie en Tunisie, passé aussi bien lointain que proche, aussi bien religieux que civil, bourguibien par exemple, mais toujours mythomane, car déconnecté des réalités et des exigences du peuple de Tunisie ayant toujours tourné et tournent encore autour des droits populaires spoliés et des libertés niées.

C’est bien à cela que se réduit la politique tunisienne, une mauvaise politique ayant non seulement l’apparence, mais surtout le contenu, tout aussi mythomanes que néfastes, périlleux même pour le devenir du pays malgré l’évidente nature d’exception de son peuple, réduite à n’être vécue que juste en puissance.

Une mauvaise politique toute faite

À voir le niveau affligeant de nos politiciens, nous sommes amenés à dire, paraphrasant Charles Péguy parlant de la pensée, qu’il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise politique, c’est d’avoir une politique toute faite. Car la politique en cours dans le pays, toutes tendances idéologiques confondues, est si mauvaise dans le convenu, réduite à la manœuvre, le service des intérêts égoïstes, familiaux ou partisans, et donc forcément mafieux, n’ayant nullement en vue l’intérêt le plus large, celui des masses. Or, plus que jamais, elles sont brimées, ayant vu l’arsenal juridique répressif d’une dictature supposée déchue se renforcer par les diktats immoraux d’une caricature religieuse de préceptes humanistes dévergondés par une lecture intégriste.

Au vrai, dans les cercles du pouvoir, on se limite tout juste à appliquer des recettes éculées, supposées marcher malgré leur obsolescence avérée. Il s’agit d’une sorte de stock de connaissances qu’on s’évertue à plaquer sur des réalités auxquelles elles ne s’appliquent pourtant plus, imposant d’en inventer de nouveaux mots et concepts pour arriver à les décrire, les saisir adéquatement. C’est ce que le sociologue Alfred Shütz nomme «stock of knowledge» correspondant à des époques entrecoupées par des phases intermédiaires où ces stocks sont épuisés, devenant inutiles et nécessitant leur renouvellement.

En effet, ce qui caractérise les phénomènes sociaux, surtout les nôtres en terre d’islam, c’est leur sédimentation, une sorte de tassement des pensées et des habitudes qui figent les comportements pour un temps avant de changer d’époque. C’est cela qui fait que, d’une génération à une autre, ce qui peut relever d’une sensibilité minoritaire ou de la fausseté finit lentement mais sûrement par devenir la sensibilité dominante d’une autre époque, une vérité canonique, et vice-versa. Or, si comme le monde entier la Tunisie a changé, l’on ne continue pas moins d’user d’un stock de connaissances obsolètes, tels les concepts de la foi ou du sous-développement. Car l’on sait pertinemment désormais, pour le premier, que la foi doit être libre et n’est en rien simple croyance ou dogme figé; et pour le second, notamment depuis Jacques Berque, qu’«il n’y a pas de pays sous-développés. Il n’y a que des pays sous-analysés».

De fait, en notre monde de l’information, il n’y a plus que des informés et des initiés qui sont les développés ou les fidèles et des sous-informés, les vrais sous-développés ou mécréants et qui peuvent se recruter même parmi les développés quand ils sont non initiés ou sous-informés au sens large de l’information (du latin informare : donner forme), donc nullement développés mentalement, culturellement ou encore éthiquement.

Aussi, en Tunisie, la politique est bien sous-développée, mais non pas pour les raisons économiques habituellement évoquées, plutôt parce qu’elle est mauvaise, toute faite, étant calquée sur les intérêts des uns, répondant aux intérêts et desiderata des autres, soumises aux caprices des seigneurs du jour, nationaux comme internationaux. C’est cela la vérité et la dureté à la comprendre pour les gens de bonne volonté essayant en vain de résister au nivellement généralisé de la médiocrité en vue d’avoir, éventuellement, une chance d’y apporter un quelconque aménagement dicté par le souci de la bonne gouvernance au-delà de l’instrumentalisation mythomane, sinon mythologique, qui en est faite.

L’art de survivre à la dure vérité

C’est ce que prétend incarner aujourd’hui le chef du gouvernement; et il n’est pas le seul; d’autres anonymes, parmi les enfants du pays, agissent en vrais patriotes, dans l’anonymat donc qui sied à toute œuvre honnête, véritablement salutaire.

S’agissant du chef du gouvernement, en un pays jeune gouverné pour son malheur par des vieux, il a l’atout de la jeunesse outre une culture lui permettant assurément de partager la réflexion de Jean La Bruyère que «c’est une grande misère de ne pas avoir assez d’esprit pour parler et pas assez de jugement pour se taire.» Usant à la fois de l’un et de l’autre, il a su, à ce jour, se taire tant que cela a été nécessaire et parler au moment opportun sans trop verser dans la langue de bois. Quoi qu’on en dise, cela lui a assuré d’être, tout à la fois, maître du jeu politique actuel et tête de Turc de ses supposés soutiens, ancien et actuel.

Il faut dire que sa perspicacité lui a très vite fait comprendre, aussitôt au palais du gouvernement, les ressorts de la mauvaise politique qu’il se devait de conduire. Surtout qu’il a été averti, dès de son investiture, par son prédécesseur, de devoir s’attendre à un désaveu, pas nécessairement de son bienfaiteur, mais de l’autre gourou de cette Tunisie devenue bateau ivre sur les flots des intérêts capitalislamistes sauvages.

Or, M. Chahed présentait l’avantage certain d’avoir dès le départ les faveurs des maîtres du monde occidental, sinon du monde entier, et donc de ceux qui font étalage en Tunisie, en pleine souveraineté, de leurs ambitions géostratégiques grâce à leurs nouveaux alliés aux couleurs de la religion du pays, installés au pouvoir une fois mis à la taille de leur lit de Procuste capitaliste impérialiste.

Il lui aura ainsi suffi d’avoir la sagesse de ne pas contrarier les intérêts irrépressibles des vrais maîtres du pays, tout en essayant de jouer en douce sa propre partition. Se voulant artiste, se souvenant de Nietzsche, il a pensé avoir assez de cet «art pour ne pas périr de la vérité», surtout quand elle est voulue massue, opprimant encore plus les pauvres, comme avec cette vérité des prix qu’on prétend imposer à un pays au nom des vertus d’un libéralisme théorique, quand on sait, comme l’affirmait ce connaisseur du dogmatisme qu’est Thomas d’Aquin, qu’«il faut un minimum de bien-être pour pouvoir pratiquer la vertu».

M. Chahed doit bien savoir ce qu’est l’art de gouverner en un pays pauvre comme la Tunisie. Il ne peut ignorer ce que disait Hölderlin, que de la seule intelligence, il n’est jamais rien sorti d’intelligent, de la seule raison, il n’est jamais rien sorti de raisonnable. Car cela s’applique à la politique quand elle se fait art, à défaut d’être éthique. En effet, elle ne doit jamais se complaire dans la langue de bois ni faire peu de cas de la conscience. Tout comme la raison, elle se doit d’être sensible, compréhensive, attentive au brassage des illusions, la dernière illusion étant de croire qu’on les a toutes perdues, comme le rappelait Maurice Chapelan. S’il veut réussir, échapper aux chausse-trappes qui ne manquent et ne manqueront pas sur son parcours, il a donc intérêt à veiller à faire de sa politique l’art précité, la poésie comme en parlait Éluard pour qui «c’est cette voix du cœur qui seul au cœur arrive».

Il a intérêt surtout, et je le lui ai déjà conseillé, d’agir en se saisissant de tous les leviers à sa disposition à la présidence du gouvernement pour s’attaquer incontinent aux injustices légales. Pour commencer, qu’il daigne donc se soucier un peu de la Direction générale de la Fonction publique devenue gouvernement dans le gouvernement, devenue même l’ombre portée de l’ordre ancien dans l’Administration.

Par exemple, M. Chahed sait-il que ses ministres ne peuvent rien faire sans l’aval de cette direction érigée en véritable dictature? Je l’ai déjà noté, un ministre n’a même pas le droit aujourd’hui d’assumer les prérogatives de ses compétences, comme d’annuler un arrêté injuste pris par ses propres services. C’est bien en cela que consiste mon contentieux personnel avec mon ministère d’origine, les Affaires étrangères, où je n’arrive pas encore à rentrer dans mes droits avérés spoliés par le régime de la dictature et les gouvernements de la «troïka».

Le ministre Jhinaoui, un camarade de promotion, bien que m’assurant être convaincu de mon bon droit, ne peut oser prendre d’arrêté relevant de ses attributions du fait que la Fonction publique lui interdit de prendre tout en continuant, dans le même temps, de prétendre que le dossier relève des compétences dudit département. C’est loin d’être ubuesque, machiavélique, c’est immoral outre d’être illégal et injuste ! C’est la réalité du pays plus que jamais dictature occulte au service des profiteurs du Coup du peuple, venus augmenter les rangs des profiteurs d’antan.

La Tunisie, acacia d’Afrique

C’est à genre d’aspects politiques et éthiques que M. Chahed doit faire attention et essayer de mettre fin en vue de sauvegarder sa crédibilité et ses chances de servir la Tunisie aujourd’hui martyrisée. Pour cela, il ne peut ignorer que le Tunisien, s’il accepte un temps l’injustice, ne lâche jamais son bon droit. Au vrai, tout comme son pays, il est semblable à cet acacia d’Afrique ayant la particularité d’avoir un feuillage qui devient amer et toxique à un certain moment alors qu’il ne l’est pas à l’origine. En effet, quand ses feuilles sont mangées au-delà d’un certain taux, généralement au bout de dix minutes, la plante émet un courant électrique qui la traverse de bout en bout, produisant un tanin qui commence par rendre la digestion des feuilles difficile avant de se transformer en poison mortel. Ensuite, elle diffuse un gaz éthylène qui se propage dans le vent, touchant les autres acacias.

L’explication scientifique est qu’il s’agirait d’une réaction chimique de défense de la part de la plante quand on s’attaque à son intégrité. En effet, on a constaté que ce phénomène étonnant se déclenchait imparablement après que des animaux, venus brouter le feuillage de l’acacia, continuent à le faire au-delà d’un certain temps. Ce mécanisme est infiniment sophistiqué, en ce sens qu’il ne se déclenche pas sans raison et toujours en présence d’un herbivore ; mais jamais de suite, plutôt au bout d’une dizaine de minutes. Les scientifiques en concluent que l’acacia veut bien être brouté, mais pas dévoré.

Ce phénomène scientifiquement prouvé résume la sagesse ancestrale de notre pays comparable à cette plante africaine, en ce sens que c’est un pays au peuple bon enfant, où il fait bon vivre, mais à la condition de ne pas chercher à en profiter plus que de mesure ou de raison. En effet, la Tunisie est à l’exemple de l’acacia d’Afrique; elle est consciente de la nécessité de dépendre d’autrui, mais dans un rapport qui soit équilibré ou, à tout le moins, pas trop déséquilibré, sans excès en tout cas. C’est un pays dont le peuple est assez mûr, de sagesse incorporée, pour évaluer à sa juste valeur son statut en ce monde et le rôle qui lui est dévolu dans le concert des nations. Ce rôle est certes fonction de sa situation actuelle bien modeste, mais il est aussi à la mesure de son passé grandiose. On ne doit pas oublier que la Tunisie est d’abord un carrefour, et tout carrefour est gros d’une permanence de signes qui l’emporte sur les vicissitudes de l’histoire ; ces signes représentant la cristallisation du passé dans le présent, quitte à placer du grandiose dans du médiocre. La Tunisie est un pays qui vient de se réveiller à son propre être au bout d’un sommeil n’ayant annihilé aucune de ses aptitudes naturelles, naguère bien spécifiées par son grand poète, et que sa sagesse populaire ne cesse de rappeler comme justesse et acuité, particulièrement auprès des gens de peu, ce qu’on qualifie de zawalis.

Aujourd’hui, ce peuple sage est bien conscient de la petitesse de ses dimensions multiples, mais tient à sa dignité, car il est enfin éveillé à sa grandeur d’âme et sa fortitude issues de valeurs inaltérables, vécues au jour le jour. Une telle dignité lui commande d’exiger qu’il soit traité au pis en ancien mineur ayant accédé à la majorité démocratique, nécessitant un traitement sage et équilibré dans son pays, mais aussi sur le plan international. À titre d’illustration, la Tunisie veut bien que les capitalistes nationaux et internationaux trouvent sur sa terre accueillante un marché pour s’y adonner à leurs affaires ; toutefois, elle exige que son peuple ne soit pas traité moins bien que des marchandises, demandant donc qu’il circule aussi librement et sans la moindre entrave que les marchandises. Elle pense aussi que si l’on veut arrimer solidement le pays au système occidental, cela doit se faire dans le cadre d’un rapport qui soit «gagnant-gagnant», supposant une intégration totale à ce système et non point en dépendant au rabais. Car on ne peut lui demander d’être le meilleur élève du système capitaliste tout en exigeant que cela soit dans un statut second, comme si l’on érigeait dans une démocratie un statut de zone subalterne pour les citoyens égaux par définition. Cela implique, par conséquent, une adhésion en bonne et due forme à l’Union européenne. Et avant tout cela, il exige au sa dignité soit respectée par le recouvrement de ses droits et libertés dans sa vie de tous les jours. Voici ce que la Tunisie, pays acacia, dit à ces dirigeants et leurs partenaires d’Occident et qui se lit dans les gestes de tous les jours, cette parole de substitution dans un pays où l’articulé reste inarticulé, étant davantage gestualisé : broutez des délices de ce pays, mais n’exagérez pas et pensez à son droit à brouter des vôtres ; sinon la nature se révoltera. Or, comme elle a horreur du vide, la nature humaine a horreur de l’injustice, particulièrement lorsqu’elle est flagrante et qu’on cherche éhontément à le nier.

* Ancien diplomate et écrivain. 

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