‘‘Tétanos’’ de Aïcha Snoussi | Un opéra métallique

Dans la pénombre sacrale de la galerie 32bis (Rue Ben Ghedhahom, Tunis) , Aïcha Snoussi ne présente pas une simple exposition, mais ouvre les portes d’une nécropole où gisent les cadavres brillants de notre modernité. ‘‘Tétanos’’ (31 octobre 2025- 13 février 2026) est bien plus qu’un assemblage de ferraille : c’est un opéra métallique où chaque pièce rouillée devient le personnage d’une tragédie industrielle.

Abdelhamid Larguèche *

Notre amie Imen nous guide dans les dédales de la galerie, dévoilant l’origine des pièces, leur agencement pensé, leurs significations multiples. Sous son regard, l’exposition se fait récit.

Dès l’entrée, une pièce de cuivre, probablement inspirée des croquis de Léonard de Vinci, nous saisit par son ironie tragique. Ce qui fut jadis l’incarnation du génie humain n’est plus qu’un squelette de métal tordu.

Aicha Snoussi nous confronte à ce paradoxe : nos machines les plus ambitieuses finiront peut-être un jour dans le même état de délabrement que les inventions de la Renaissance. La rouille devient ici un grand égalisateur temporel, réduisant tous les progrès technologiques à leur commune vulnérabilité.

Kafka dans l’atelier

Cette machine à supplice aux allures kafkaïennes, incarne l’absurdité des systèmes que nous avons créés. Ses engrenages sans fonction, ses chaînes détendues, évoquent la bureaucratie de la torture — un système qui continue de fonctionner même lorsqu’il a perdu son sens originel. On y lit toute la violence sourde des dispositifs disciplinaires, ces architectures de contrôle qui survivent à leur propre utilité.

Un tournant dans le parcours : la ferraille cesse d’être documentaire pour devenir mythologique. Le dragon de tôle et la machine à écrire les destins transforment l’exposition en une sorte d’Ovide des déchets.

Snoussi semble nous dire que nos rejets engendrent leurs propres créatures légendaires, leurs propres récits fondateurs. Le dragon n’est plus une bête médiévale, mais l’incarnation de nos peurs écologiques; la machine à écrire ne trace plus des lettres, mais des sorts métalliques.

Avec l’étendard vert sacré, l’artiste opère un geste radical de transsubstantiation. La ferraille, symbole de l’impur par excellence, devient objet de vénération. Ce renversement rappelle les pratiques alchimiques où la matière vile se transforme en or spirituel. Snoussi ne nettoie pas les déchets, elle les sacralise, leur offrant une nouvelle liturgie.

Une archéologie du présent

Enfin, le sarcophage des trésors modernes fonctionne comme le point d’orgue de l’exposition. Que mettons-nous dans nos tombeaux ? Non plus de l’or ou des bijoux, mais les restes de notre consommation. Ce coffre fermé devient le miroir de notre civilisation : nous serons jugés sur ce que nous abandonnons.

‘‘Tétanos’’ dépasse largement le cadre d’une critique écologique pour devenir une méditation sur le temps et la mémoire. L’artiste pratique ce qu’on pourrait appeler une «archéologie du présent» — elle exhume non pas des civilisations disparues, mais la nôtre en train de disparaître. Ses œuvres sont les artefacts d’une époque qui préfère oublier ce qu’elle produit.

Dans cette exposition, la rouille n’est pas une fin, mais un langage. Elle raconte l’usure des corps, la corrosion des institutions, la résilience des matériaux.

‘‘Tétanos’’ nous infecte délibérément — non pas pour nous tuer, mais pour nous immuniser contre l’oubli. C’est une piqûre de rappel dans la chair molle de notre conscience collective.

Au final, Aïcha Snoussi nous laisse avec cette question troublante : et si nos déchets étaient notre véritable héritage ? Et si, dans mille ans, ce n’étaient pas nos livres ou nos œuvres d’art qui parleraient de nous, mais nos ferrailles rouillées?

‘‘Tétanos’’ est cette prophétie en acte — une beauté qui naît de la blessure, une mémoire qui surgit de l’oubli, une résurrection qui passe par la pourriture.

* Historien.

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