Le cycle de la vie est tel que chaque génération hérite des rêves et des désillusions de la précédente et chaque génération doit bâtir sur les ruines de la précédente. Quelle Tunisie et quel monde la génération de l’auteur, née autour des années 1950, lègue-t-elle à la génération Z actuelle ?
Sadok Zerelli *
Quand on atteint un certain âge, pour ne pas dire un âge certain, on a beaucoup de temps pour se poser des questions d’ordre métaphysique auxquelles on n’aurait jamais pensé quand on avait 30 ou même 50 ans, telles que : d’où je viens ? où je vais ? qu’ai-je fais de ma vie ? aurais-je pu mieux faire ? etc.
Parmi les questions qui me trottent quelquefois dans la tête figure la suivante : si j’avais le choix, aurais-je préféré être né en 1950 et faire partie de ma génération qu’on appelle les «baby-boomers» ou aurais-je préféré être né un demi-siècle plus tard soit vers l’an 2000 et faire partie de ce qu’on appelle la génération «Z» (et non pas Zut comme disait notre Président !) ?
Sachant que chaque génération a son lot de défis, de rêves et de désillusions, je partage ci-dessous quelques réflexions que m’inspirent cette question, qui ne prétendent nullement être objectives (chacun ou chacune aura sa réponse en fonction de son vécu) ni faire le tour d’un tel sujet qui se situe sur la frontière entre la sociologie, la philosophe et la psychologie sociale.
La génération des «baby-boomers»
Ma génération née autour de 1950, qu’on appelle les «baby-boomers» par référence au boom démographique qui a suivi la fin de la deuxième guerre mondiale, aujourd’hui à la retraite ou proches de l’être, a eu la chance de vivre dans un monde en pleine expansion, un monde qui croyait encore au progrès, à l’ascension sociale, à un avenir toujours meilleur.
Nous avons largement bénéficié de la rencontre des idées de deux hommes qui ont joué des rôles-clés dans la réussite nos vie, l’économiste anglais John Maynard Keynes et le président Habib Bourguiba.
Le premier, dans un célèbre ouvrage publié en 1936 (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie) a révolutionné la pensée économique en préconisant, contrairement à l’école néo-classique dominante à l’époque, l’intervention de l’Etat pour corriger les distorsions du marché par le recours à des investissements publics massifs, quitte à les financer par le recours au déficit budgétaire, et la redistribution de revenus grâce à une fiscalité progressive.
Ses idées ont été appliquée avec succès dans tous les pays occidentaux et se sont traduites par ce qu’on appelle encore aujourd’hui avec nostalgies, les «trente glorieuses», soit une trentaine d’années (environ de 1950 au début des années 1980, soit jusqu’à l’arrivée au pouvoir du duo conservateur Thatcher/Reagan respectivement en GB et aux USA qui ont mis fin à cette politique économique et l’ont remplacée par la mondialisation) durant lesquelles ces pays ont connu une croissance économique continue, le plein emploi et une amélioration significative des niveaux de vie et du bien-être général.
Le président Bourguiba, comme beaucoup de leaders de l’époque, a aussi mis en œuvre, probablement sans en connaître l’auteur, les idées keynésiennes de relance de l’activité économique par le lancement de grands travaux d’infrastructures et de la création de pôles de développement régionaux (raffinerie de pétrole à Bizerte, aciérie à Menzel Bourguiba, usine de cellulose à Kasserine, sucrerie à Béja, etc.) et de redistribution des revenus en faveur des classes sociales à faibles revenus qui ont, comme Keynes l’explique, une propension marginale à consommer beaucoup plus élevée que celle des riches, ce qui engendre selon la théorie keynésienne un «effet multiplicateur» des investissements plus grand, une croissance économique plus élevée et un chômage plus faible.
Toujours est-il que pour nous, les enfants de cette génération issus pour la plupart de familles pauvres et nombreuses, cette politique s’est traduite par une scolarité gratuite, des fournitures scolaires souvent gratuites aussi et quelquefois même une prise en charge totale par l’Etat dans les internats des lycées, ainsi que des bourses pour effectuer des études universitaires.
Mais c’est l’avènement de l’indépendance en 1956, grâce à Bourguiba, qui a été le plus bénéfique pour ma génération. En effet, le départ massif des Français qui s’en est suivi a laissé un tel vide dans les administrations et les entreprises qu’il suffisait d’avoir le moindre diplôme pour être recruté et faire une longue carrière.
C’est ainsi que personnellement et à titre d’exemple, avec une simple maîtrise en sciences économiques obtenue en 1972, j’avais le choix entre intégrer la BCT, l’UBCI ou l’ex-ministère du Plan, pour décider finalement de n’accepter aucune offre d’emploi et partir en France pour effectuer des études de troisième cycle et surtout en profiter pour découvrir le monde.
Il faut dire qu’à cette époque, il n’y avait ni visa Schengen, ni risque de VIH-Sida, ni attentats terroristes et qu’à cause du plein emploi régnant partout en Europe, il était très facile de trouver des jobs d’étudiants tels que réceptionniste dans un hôtel ou veilleur de nuit dans une station-service pour survivre sans avoir besoin d’une bourse de l’Etat ou de recevoir de l’argent de sa famille.
Bref, ma génération a passé sa jeunesse dans un monde qui se relevait, un monde où tout semblait à faire, à découvrir, à conquérir.
C’était le temps des luttes contre le colonialisme et l’impérialisme, de l’émancipation des peuples et l’égalité entre les femmes et les hommes, de la révolution sexuelle… C’était le temps où le progrès technologique signifiait d’abord confort, santé, mobilité. Ainsi, ma génération a connu la télévision triomphante, l’arrivée de l’électroménager, la conquête spatiale, les débuts de l’informatique, puis du numérique.
Sur le plan professionnel, nos études ouvraient sur des métiers stables, un salaire régulier, une retraite garantie. Même ceux qui, à l’époque, vivaient modestement pouvaient espérer mieux pour leurs enfants.
Certes, ma génération n’a pas vécu dans un paradis. Nous avons affronté des crises, telle que la crise pétrolière des années 1973, des révolutions sociales telles que la «la révolte du pain» en 1984, des procès politiques pour les plus politiquement engagés contre la monopolisation du pouvoir par Bourguiba.
Le progrès n’a pas tout réglé. Mais il a permis d’espérer, de construire, d’essayer. Les carrières étaient longues, souvent monotones, mais elles existaient. Le chômage n’était pas une épée permanente. Les retraites étaient solides. La société, même imparfaite, offrait une structure, un socle, un espace vital pour construire une vie familiale.
La génération Z
La génération Z est celle qui est née entre le début des années 1990, début du phénomène de la mondialisation, et les années 2010, plus exactement avant l’avènement de la crise de 2008, souvent appelée «crise des surprimes», dans un monde dominé sur le plan de la pensée économique par les idées néo-libérales de l’économiste monétariste américain Milton Friedman, conseiller économique de Ronald Reagan.
Cette crise était la plus grave depuis celle de 1929 et s’est traduite par la faillite de plusieurs grandes banques internationales, l’effondrement de la croissance économique mondiale et l’explosion du chômage (pour un aperçu sur l’histoire de la pensée économique, voir mon article publié dans Kapitalis intitulé : Quel modèle de développement économique pour la Tunisie de Kais Saïd ?).
A cause des conséquences de cette crise, la génération Z a grandi, étudié et travaille — ou cherche à le faire — dans un contexte de fragmentation constante. L’information est partout, mais la cohérence nulle part. L’avenir est au bout des doigts, mais instable comme une connexion Wifi.
La révolution numérique lui offre certes une liberté quasi illimitée — mais avec une solitude accrue, un culte de la performance, une exposition permanente au regard social. Le prix de la liberté, c’est souvent le doute et l’épuisement.
Cette génération a moins de sécurité matérielle, mais plus de conscience critique et de libertés individuelles (identité, genre, expression, mobilité).
Elle vit dans la crise perpétuelle : climatique, économique, politique, sanitaire. Elle doit jongler entre des diplômes de plus en plus exigeants et un marché du travail de plus en plus précaire. Elle hérite d’un monde en surchauffe, fracturé, endetté. Un monde qu’elle doit «réparer» alors même qu’elle cherche à «se réaliser».
Ce que nous avons bâti matériellement, ils le questionnent. Ce que nous avons sécurisé socialement, ils le vivent comme fragile. Ce que nous avons cru durable, ils le voient en ruine.
Le mea-culpa de ma génération
Bien que n’ayant jamais occupé poste de responsabilité dans une administration ou une entreprise quelconque, ayant eu une carrière d’enseignant universitaire suivie par celle de consultant international, je me dois de présenter au nom de toute ma génération un mea-culpa pour toutes les erreurs de décisions commises que la génération Z doit réparer ou en payer le prix.
Nous avons souvent confondu le «mieux vivre» avec le «plus avoir» et nous avons trop souvent vécu sous le masque des apparences. C’était à qui construisait la plus belle villa à El Menzah ou à Hammamet, roulait dans la plus belle voiture, portait les vêtements les plus chics, etc.
Nous avons cru que la croissance économique pouvait tout résoudre et nous avons confondu confort et bonheur, technologie et sagesse.
Nous avons bâti une société de fausse abondance sans voir qu’elle consommait les maigres ressources du pays et détruisait l’environnement.
Nous laissons des mers et des plages polluées, comme à Gabès, Sfax etc., des forêts détruites, un climat déréglé, et des inégalités régionales et sociales plus profondes qu’avant.
Nous devons l’humilité d’admettre que notre modèle de développement n’était pas durable.
Sur le plan politique, ma génération a volé votre révolution de 2011, en a confisqué les fruits et vous laisse un système où le manque de liberté n’a d’égal que l’incertitude de l’avenir.
Et maintenant, vous, la génération Z, devez avancer dans un univers sans repères fixes et réparer les dégâts que nous avons causés à notre chère Tunisie par notre aveuglement, notre égoïsme sans limites et notre soif de consommation et de monopole du pouvoir.
Le mot de la fin
Ma génération a connu la montée en puissance du monde matériel, la génération Z vit l’épuisement du modèle. Ma génération a bâti, la génération Z doit réparer.
Si j’ai un conseil à donner à la génération Z je dirai ceci : ne rejetez pas tout ce que nous avons été et prenez ce qu’il y a eu de bon – la solidarité, la curiosité, l’ambition – et transformez-le.
Vous êtes la génération du doute, mais aussi celle de la vérité, le miroir de nos erreurs, mais aussi peut être la promesse de notre rédemption.
Chaque génération hérite des rêves et des désillusions de la précédente et chaque génération doit bâtir sur les ruines de la précédente, ainsi va le monde !
* Economiste universitaire et consultant international.



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