Le journal espagnol « El Pais » vient de publier un article, pas nécessairement élogieux, sur Nabil Karoui, un millionnaire soi-disant «anti-système qui aspire à présider la Tunisie».
Par Ricard González
Il ne fait aucun doute que Nabil Karoui, le plus important magnat de la communication en Tunisie, sait comment fabriquer des histoires et les vendre. Après presque deux décennies d’existence pour le compte de ses clients – il possède avec son frère, la principale agence de publicité du Maghreb -, il a décidé de se vendre lui-même. Son objectif, annoncé cette semaine, est de devenir le prochain président de Tunisie. Selon les derniers sondages, ce n’est pas une chimère. Un an et demi avant les élections, il est chef de file des prévisions d’intention de vote, avec plus de 30%. Karoui n’a pas l’appui d’un parti politique, mais d’une arme encore plus puissante: Nessma, la télévision la plus suivie du pays.
La main gauche filme ce que la main droite donne
En l’absence d’un programme précis, qu’un groupe de 40 éminences grises est déjà en train de préparer, Karoui vend sa biographie, semée de vives critiques de la classe politique tunisienne. À 55 ans, il fait partie de la saga d’hommes d’affaires riches, aux aspirations politiques, qui envoient à la population un message très simple: «Je sais gagner de l’argent, votez pour moi et je vais aussi vous faire prospérer». Certains le comparent au doyen européen de cette espèce, Silvio Berlusconi. Il est intéressant de noter que la société de ce dernier, Mediaset, est entrée dans l’actionnariat de Nessma en 2009.
Karoui se démarque toutefois de Il Cavaliere: «Je ne l’ai pas vu depuis 7 ans». Son référent, dit-il, est plutôt l’ancien président brésilien Lula da Silva, bien qu’il n’ait jamais été communiste ni ouvrier dans la métallurgie, et qu’il ne porte pas de chemise à carreaux. Karoui n’a pas non plus été reconnu coupable de corruption, bien qu’il ait eu des problèmes avec le fisc. Le choix de son alter ego découle de ce qu’il définit comme le «tournant» de sa vie: la mort de son fils Khalil en 2016, à la suite d’un accident de la route.
En hommage, Karoui a créé l’Ong Khalil Tounes, devenue un véritable empire de bienfaisance. Selon ses propres chiffres, l’association aurait déjà aidé plus d’un demi-million de bénéficiaires, en leur faisant don de vêtements, de cartons de provisions, de livres pour les étudiants, et 3.000 familles à qui l’on a réparé leurs maisons précaires. Un chiffre considérable, dans un pays d’environ 12 millions d’habitants. «J’ai visité toutes les provinces du pays, et j’ai découvert que beaucoup de gens vivent dans une situation de pauvreté extrême. Lutter contre cela est ma priorité», a-t-il déclaré.
Sa croisade humanitaire n’aurait pas suscité de suspicions, si elle n’avait pas été télévisée en direct par Nessma. Chaque jour, aux heures de grande écoute, Karoui dispose d’un espace où il «met le donateur, en contact avec le bénéficiaire».
L’homme d’affaires a transformé ce vieux dicton, sur la charité chrétienne, car sa main gauche sait non seulement ce que fait la droite, mais il la filme avec le smartphone. Des choses sur la charité à l’époque des selfies …
Karoui truffe son discours d’expressions religieuses, bien que peu après la Révolution de 2011, lorsque sa chaîne a diffusé le film « Persépolis », il soit devenu la bête noire des islamistes.
Un cas de néoclientélisme?
En avril, Karoui a soudainement explosé dans les sondages. Depuis lors, les critiques de ses détracteurs se sont intensifiées. Il est critiqué pour avoir exploité Khalil Tounes et la situation précaire dans laquelle de nombreux foyers tunisiens vivent, à des fins politiques. Karoui n’est pas le seul.
Il y a un an, une autre œuvre de charité mystérieuse est apparue, 3ich Tounsi, qui a également l’intention de se présenter aux prochaines élections. L’analyste Zied Krichen a baptisé ce phénomène le «néoclientélisme». «La mentalité dérivée de la stratégie de la dictature de Ben Ali existe toujours chez de nombreux Tunisiens, pour créer une base de soutien utilisant le clientélisme. Beaucoup de gens voient la politique comme une source de services ou d’aides», a-t-il déclaré.
Il s’agit d’une ancienne stratégie dans la région, à laquelle de nombreux observateurs attribuent, par exemple, les victoires électorales des Frères musulmans en Égypte. Maintenant, à Karoui le débrouillard, personne ne peut lui reprocher d’avoir utilisé sa fortune pour acheter des faveurs. Peut-être l’aurait-il fait, avec l’argent des autres. Son Ong est financée, principalement, grâce à l’empathie et par les contributions de millions de téléspectateurs de Nessma.
Le gouvernement et les «politiciens», en général, sont la cible privilégiée des critiques du magnat. C’est peut-être pourquoi, en avril, une grande patrouille de police est apparue au siège de Nessma et a confisqué du matériel électronique de la chaîne, ce qui a rendu difficile la diffusion pendant quelques jours. Selon les autorités, la station n’est pas conforme à la réglementation. La défense de Karoui contre les accusations d’utilisation de Nessma, pour influencer l’opinion publique, est aussi curieuse que sincère: personne ne s’est plaint qu’il l’ait fait en 2014, pour soutenir le président en exercice, Béji Caïd Essebsi. En outre, affirme-t-il, il n’est plus administrateur de Nessma, bien que sa société reste actionnaire.
Bien que Karoui se présente comme un antisystème, il était l’un des fondateurs du parti au pouvoir, Nidaa Tunes, d’idéologie conservatrice. En fait, on dit que Nidaa a été fondé dans son bureau. «Je ne suis pas resté longtemps à Nidaa. J’ai vu que cela ne fonctionnait pas et je suis parti», dit-il maintenant. L’astuce pourrait fonctionner. Il ne serait pas le premier président d’un pays qui, en pleine vague populiste mondiale, remporte une élection, avec un discours contre l’élite politique, alors qu’il a fait des manipulations dans ses entrailles.
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