L’islamisation rampante en Tunisie entend imposer, au nom de l’islam qui fut une foi des Lumières à l’origine d’une brillante civilisation universelle, une foi bédouine hystérique, que dénonce l’islam pur lui-même. On espère, cependant, que le réveil de la Tunisie à la démocratie sera un réveil à un islam qui soit authentique.
Par Farhat Othman *
Le roman de Ken Kesey, au grand succès au cinéma et au théâtre sous le titre de ‘‘Vol au-dessus d’un nid de coucou’’, dénonce les conditions de vie dans un hôpital psychiatrique, parabole de nos sociétés de plus en plus névrosées. Traduit dans sa première édition en français sous le titre ‘‘La Machine à brouillard’’, ce roman est une parfaite parabole de l’islam aujourd’hui dans notre société déjantée : une machine à brouillard.
C’est ce qu’illustre l’hystérie de l’islamisation rampante dont on a établi le diagnostic et défini le protocole de soins; or, quelle que soit la maladie, pour arriver à la soigner, le doute n’est pas permis sur l’intérêt de la médication ou la gravité du mal, et encore moins sur l’état de santé quêté ou à retrouver.
Pourtant, on est bien en total brouillard quand on parle d’islam, y compris modéré, et de sa compatibilité avec la démocratie; d’aucuns développant une machine sophistiquée à brouillard afin de taire l’impératif catégorique de la fatale réforme de l’islam.
Islam de civilisation et islam bédouin
La vérité à dire est de ne pas se suffire de relever que l’islam qu’on applique actuellement est une croyance aux couleurs du passé; c’est qu’il est aussi et surtout une religion interprétée selon une lecture bédouine, telle qu’on la prônait et prône en Arabie. Or, outre la différence capitale à faire entre la croyance, toujours dogmatique, et la foi qui peut être scientifique, il nous faut ajouter qu’atteindre à ce niveau supérieur de la foi en islam se fera forcément de nouveau, ayant été déjà fait; car on ne peut plus méconnaître l’apport décisif de la philosophie islamique aux Lumières occidentales. Aussi, rappelant ce qu’assurait Walter Benjamin, à savoir que «chaque époque ne rêve pas seulement la prochaine, mais en la rêvant elle s’efforce de s’éveiller», on veut croire que le réveil de la Tunisie à la démocratie sera un réveil à un islam qui soit authentique.
Toutefois, ce ne sera pas le cas si cela se limite à dépoussiérer les textes religieux, les appliquant ou pas à la lettre, selon une interprétation consacrée, mais dépassée ou en tenant compte des réquisits d’un réveil relevant du zeitgeist moderniste, cet esprit du temps si prégnant chez une partie de nos élites. Au vrai, il n’est guère différent en dogmatisme de celui faisant du consensus sapientium traditionaliste sa loi, la foi d’islam devenant représentative de la doxa des ancêtres, bien que des sages pour leur temps.
Tout doit être en mesure de changer en Tunisie avec un réveil sur la sapience, rouvrant la porte fermée sur l’interprétation et l’exégèse du corpus coranique. Reprenant l’ijtihad, cet effort ne devant jamais cesser, auquel l’islam appelle et dont il rappelle inlassablement la nécessité, on doit user à nouveau de la raison, se libérer de la forme des textes pour solliciter leur esprit, recourant à ce qu’on appelle les desseins et intentions du législateur divin, Dieu.
C’est bien ainsi, et seulement ainsi, qu’on retrouvera l’esprit de l’islam qui fut et doit rester une révolution permanente, tout en sauvegardant sa prétention rationaliste et universaliste, quittant enfin la prison érigée par cette église inventée de toutes pièces en une foi qui n’en a point.
Ce qui commande fatalement de distinguer le corpus stratégique de l’islam en son écrin qu’est le Coran, fondateur de sa civilisation, de celui qui s’y est substitué à la faveur de la décadence, une cogitation dont la facture datée est par trop bédouine, l’essence même de l’esprit salafiste. Or, si ce dernier a servi à la sauvegarde de l’islam en un moment de repli sur soi, au temps de l’impérialisme subi, il est à répudier aujourd’hui, car il viole les visées de la religion qui est à interpréter de nouveau selon ses valeurs véritables d’égalité, de justice et de tolérance, principes cardinaux de toute civilisation.
Faut-il préciser ici que parlant d’islam bédouin (ou nomade), il ne s’agit point de pointer une quelconque catégorie sociale, mais plutôt un type de lecture salafiste de la religion, celle-là même dénoncée par le Coran et dont on donnera un aspect dans la traduction de Sadok Mazigh. Il y est bien dit, en effet, que «les Bédouins sont les plus obstinés des incrédules; ce sont les pires hypocrites. Ils sont les moins faits pour assimiler, en toute conscience, les notions révélées par Dieu à son Messager.» (Le Repentir 97) et que «les Bédouins (sont) loin de croire… la foi n’a pas encore gagné (leurs) cœurs» (Les Appartements 14).
L’islam est une culture
Ainsi que ce fut le cas pour le judaïsme, l’islam est revendiqué comme une identité; il est aussi une culture avant d’être une foi; et c’est ce qui a fait son originalité. De fait, la question de l’authenticité reste centrale, qu’elle le soit à la sauce religieuse ou laïque. Mais l’erreur, pour les uns, est de ne pas faire face à la réalité, faisant abstraction du passé quand ce temps revient en force, même sous forme mythique, son irrationalité se découvrant être une rationalité autre, différente de ce à quoi on était habitué. Pour les autres, elle est dans cette suffisance de se réclamer d’une modernité vidée de tout son sens par un positivisme outrancier, un scientisme dépassé, négligeant que le monde est entré de plain-pied dans la postmodernité dont la forme la plus évidente est l’oxymore. En une Tunisie, cette forme postmoderne basique, il est cet islam tunisien démocratique à la base, étant pluraliste, et l’éthique musulmane soufie diffractée dans la société, ayant d’essence l’esprit démocratique, exactement comme l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
Faut-il le rappeler ? Max Weber a déjà démontré que la «rationalisation généralisée de l’existence», l’imperium d’une via recta de la raison, a engendré le monde désenchanté dont nous endurons les affres. C’est particulièrement le cas chez notre pays, longtemps et encore écartelé entre une tradition culturelle vivante, mais sous l’éteignoir, et une technocratie se voulant purement rationnelle, versant dans l’irrationalité pure.
Aussi, aujourd’hui, réduire l’islam en Tunisie à une quantité négligeable, c’est continuer pour le moins l’œuvre de désenchantement du monde dont l’échec est patent. Comment donc réenchanter notre pays ? Comment faire en sorte que l’islam y redevienne la religion des Lumières qui a longtemps illuminé l’humanité ? D’abord, en faisant ce que conseillait ce maître de l’art politique qu’est Machiavel qui assurait que «lorsque se produit une erreur dans laquelle tombent tous les hommes, ou la plupart d’entre eux, je ne crois pas qu’il soit mauvais d’y revenir plusieurs fois pour la condamner».
En une Tunisie en crise, on ne doit plus nier la vraie nature de cette situation critique qui est pour l’essentiel celle de la religion. Cela ne peut se faire qu’avec intelligence, en respectant le peuple dans son adhésion à un islam de paix, ouvert sur son environnement, ayant renoué avec son véritable esprit et avec l’atmosphère mentale de notre postmodernité ambiante. Si l’on veut être conforme, non seulement à l’esprit de l’islam, mais aussi et surtout à son texte, l’authenticité exclut définitivement la lecture bédouine de l’islam en phase avec le libellé explicite des textes coraniques et de la tradition prophétique avérée et attestée. Ce qui est impératif, la mauvaise lecture de cette foi d’origine aggravant la crise et de l’islam et de la Tunisie; l’hystérie islamiste rampante en témoignant largement.
Crises de la Tunisie et de l’islam
Malgré ses affres, la crise avec la violence qui l’accompagne est fondatrice d’un ordre en gestation; et comme elle n’est pas tant celle du pays que de son islam, l’ordre nouveau concernera cette religion. Plus exactement, il s’agira de l’interrogation éminente sur le futur ordre dans le pays, dont dépendent le type de la société et l’avenir de la Tunisie : quel islam y préserver, de civilisation ou bédouin ?
C’est à cette question que doivent répondre les partis au pouvoir, particulièrement le parti islamiste, responsables de la situation qu’endure le pays, tenant moins à des orientations économiques ou politiques qu’à un choix stratégique en matière religieuse : l’islam dont on se réclame. Il est vrai, on ne peut ignorer l’attente diffuse dans le peuple d’une prise en compte des sources spirituelles du pays. C’est sur cette vague que surfent nos intégristes hystériques, encouragés par un courant ne secouant pas que notre pays, mais aussi un monde où les excès de la matérialisation encouragent la renaissance d’une spiritualité débridée, faisant glisser de la spiritualité à la religiosité. Ce qui est aggravé chez nous par le fait que si l’on y est en présence grosso modo d’un islam se voulant traditionaliste et d’un second se présentant comme moderniste, la situation y est bien plus enchevêtrée, carrément inextricable si l’on connaît les subtilités aussi bien de la société tunisienne et de sa religion, ce qui fait bien sa crise et celle de sa foi.
Si l’on doit tenter un raccourci schématisant la psychosociologie d’un pays en totale effervescence où rien n’est durable, nous dirons que sur fond populaire libertaire et hédoniste, mais paisible et légaliste, s’agitent des minorités traditionalistes avec les traditionalistes de traditionalistes salafistes se subdivisant eux-mêmes en autant d’obédiences que d’animateurs, se distinguant par le franchissement ou non du Rubicond qu’est la terreur au service de leur supposée vertu. En face, en guise de traditionalisme éclairé, l’on trouve d’aucuns tirant leur légitimité d’une lecture littérale du Coran et leurs références de l’islam oriental, essentiellement bédouin, d’autres s’attachant à un islam plus modéré tel qu’il est pratiqué en Tunisie, marqué par une forte influence malékite, donc citadine et qu’on qualifie de baldi.
Il ne faut pas se tromper, cependant; ces tendances ne sont pas monolithiques non plus, regorgeant de courants et de variantes. Pour simplifier, nous dirons que tels les salafis divisés entre modérés et extrémistes, nos éclairés baldis (citadins) varient entre ceux qui versent dans un conformisme paisible et ceux qui adhèrent à l’esprit contestataire soufi.
La situation se complique encore plus lorsque l’authenticité dont tout le monde se réclame est confrontée à la modernité, l’autre pôle de la société, qui ne s’embarrasse pas pour autant de se réclamer parfois de l’islam, mais à la surface, comme d’un vernis, ce badigeon blanc uniforme de nos murs.
Or, tout ce beau monde a la possibilité, plus que jamais, d’honorer l’invariance de la tunisianité qu’est la souplesse faite d’ouverture et d’adaptation. Agissant pour l’islam culturel, ils contribueront à la paix en Tunisie et dans le monde avec une religion à nouveau révolutionnaire, participant même à ce «Grand Être» dont parlait Auguste Comte qui, outre d’être le positiviste par excellence, était spiritualiste, rêvant même qu’un jour «l’ensemble des êtres passés futurs et présents… concourent librement à perfectionner l’ordre universel». Ce que je nomme humanisme universel en une mondianité, monde solidaire, d’humanité.
* Ancien diplomate et écrivain.
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