Dans cette seconde partie, nous tenterons de situer le partenariat de Deauville proposé à la Tunisie par le G8 au lendemain de la révolution de 2011 dans le contexte évolutif des relations entre les deux rives qui, dès l’aube de l’indépendance, obéit à une logique d’insertion de la région dans la globalisation par son rattachement au système multilatéral européen et occidental.
Par Ahmed Ben Mustapha *
La première génération d’accords de libre-échange des années 60 conclus par la Communauté économique européenne (CEE) avec la Tunisie et le Maroc ainsi que les accords des années 90 signés avec l’Union européenne (UE) sont les précurseurs et les outils privilégiés de cette intégration qui a été conçue en tant que substitut aux indépendances.
À ce propos, nous serons amenés à focaliser l’attention sur les objectifs de ce partenariat en relation avec le rôle majeur assigné au G7 dans la promotion du libre-échange inégal au même titre que l’UE, et ce, en parfaite coordination avec les programmes d’ajustement structurels (PAS) conclus avec le Fonds monétaire international (FMI) et les institutions financières internationales.
Les desseins inavoués du partenariat de Deauville
Prenant acte de la vague de soulèvements qui avait touché de nombreux pays arabes au lendemain de la révolution tunisienne, considérée comme étant un événement historique fondateur susceptible d’aboutir à des transformations profondes au plan régional et mondial, les pays du G8 proposèrent en mai 2011, dans une déclaration spécialement consacrée aux «printemps arabes», un nouveau «partenariat pour la démocratie et la prospérité partagée».
Ce nouveau processus, comparable à la déclaration de Barcelone était censé faciliter la transition politique et économique dans les pays concernés en particulier la Tunisie et l’Egypte. À cet égard, certains extraits de la déclaration finale du sommet du G8 tenu à Deauville en mai 2011 sont fort éloquents et semblent augurer d’une prise de conscience des pays occidentaux de la nécessité de reconsidérer leur approche des relations nord-sud.
Je cite : «Les changements historiques actuellement à l’œuvre en Afrique du Nord et au Moyen- Orient peuvent ouvrir la voie à des transformations comparables à celle survenues en Europe centrale et orientale après la chute du mur de Berlin. Mus par leurs aspirations à la liberté, aux droits de l’homme, à la démocratie, à l’emploi, à la participation des citoyens et à la dignité, les peuples ont pris en main leur destin dans un nombre croissant de pays dans la région. Cette aspiration fait écho aux aspirations qui sont les nôtres et vient les renforcer. Nous, membres du G8, soutenons vigoureusement les aspirations des printemps arabes ainsi que celles du peuple iranien. Nous entendons la voie des citoyens, soutenons leurs exigences d’égalité et appuyons leur appel légitime à la mise en place de sociétés démocratiques et ouvertes et à une modernisation économique qui profite à tous. Nous saluons particulièrement le rôle joué par les jeunes et les femmes dans ces transformations.»
Toutefois, la composante économique de la déclaration de Deauville ne reflète en rien une volonté de répondre à ce tournant historique par une nouvelle vision occidentale des rapports nord-sud. Ceux-ci demeurent en effet basés, depuis l’indépendance, sur la mondialisation économique et l’extension indéfinie du commerce inégal ainsi que l’ouverture aux capitaux étrangers de tous les secteurs d’activité et notamment l’exploitation des richesses naturelles et énergétiques.
Certes les pays du G8 semblaient vouloir crédibiliser leur action et lui conférer un contenu concret en promettant de respecter leurs «engagements internationaux concernant la restitution des avoirs volés» à l’Egypte et la Tunisie. Ils promettaient également un renforcement substantiel de l’aide financière bilatérale et multilatérale. Mais ces engagements, qui n’ont pas été suivis d’effet, étaient en réalité conditionnés par la poursuite de l’intégration de la région dans l’économie mondiale par le biais de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca). La Tunisie s’est également engagée à continuer à honorer la dette de l’ancien régime dans le cadre de la «continuité de l’Etat» ce qui avait suscité une vive polémique du fait que cette dette avait été jugée en grande partie toxique dans une résolution du parlement européen.
Au plan politique, la déclaration de Deauville ignore l’échec avéré du processus de Barcelone qui avait suscité de grands espoirs en 1995 en promettant de faire de la Méditerranée un espace de paix, de sécurité et de prospérité partagée. Bien au contraire, la Méditerranée est plus que jamais une zone de vives tensions ouverte sur les scénarios du pire suite à l’effondrement du processus de paix et les tentatives de liquidation de la cause palestinienne par le biais de la «transaction du siècle». Sans compter la résurgence de la guerre froide par le retour en puissance de la Russie et la montée du terrorisme en lien avec l’interventionnisme militaire occidental en Libye et en Syrie ainsi que les conflits d’intérêts portant sur les richesses pétrolières et gazières en Méditerranée orientale et occidentale.
En vérité, le partenariat de Deauville ne fait que reprendre la composante économique de la déclaration de Barcelone qui réduit les relations entre les deux rives à une dimension purement commerciale. En effet, il prône essentiellement l’extension par le biais de l’Aleca de l’accord de libre échange des produits industriels conclu en 1995 entre la Tunisie et l’UE en dépit de son bilan, extrêmement négatif, qui avait contribué à favoriser les conditions propices à la révolte du peuple tunisien.
Aspiration des peuples à une nouvelle renaissance du monde arabe
Sous l’effet de la crise persistante de la mondialisation, certains pays du G7 dont notamment les Etats-Unis ont de plus en plus recours au protectionnisme tout en continuant à promouvoir le libre-échange voire à l’imposer aux peuples de la rive sud. Prouvant ainsi leur incapacité à offrir autre chose qu’une reconduction, sous des formes se voulant novatrices, du même schéma de relations injustes et déséquilibrées entre les deux rives.
Ce faisant, ils ne saisissent pas la signification profonde des aspirations à la liberté et à la dignité exprimée par les nouvelles générations montantes de la rive sud meurtries et humiliées par les régimes despotiques et corrompus associés à la tyrannie du capital mondialisé.
Au contraire, les pays occidentaux ont profité des soulèvements des peuples arabes pour parachever, une stratégie conçue de longue date, de fragmentation et de balkanisation du monde arabe afin d’éviter tout retour éventuel des pays arabes à la politique de lutte contre Israël du fait de sa remise en cause du processus de paix. Cette stratégie est d’ailleurs étroitement liée à l’entreprise de déconstruction de la notion d’Etat national par le biais de l’insertion quasi coercitive des pays arabes dans la globalisation économique.
Il n’en demeure pas moins, que la révolution tunisienne et la vague de soulèvements qu’elle continue d’inspirer dans la région arabe expriment l’aspiration profonde du peuple tunisien et des peuples arabes à retrouver leur rôle d’acteurs de leur propre destin et celui de la Méditerranée après des siècles de domination occidentale qui les a transformés en sujet de l’histoire.
D’ailleurs, l’élection du nouveau président de la République Kaïs Saïed, profondément imbu des idéaux de la révolution qu’il estime trahie, associée aux mutations en cours au Maghreb et au Moyen Orient, confirme qu’au-delà des revendications économiques et sociales, les peuples de la région aspirent à une nouvelle renaissance du monde arabe.
Toutefois, et comme au lendemain de l’indépendance, ces aspirations se heurtent à la France et au système multilatéral occidental mis en place par l’Occident dans un contexte de guerre froide pour imposer la généralisation des préceptes économiques ultralibéraux et le bannissement de toute forme de protectionnisme indépendamment des disparités économiques et des écarts de développement.
Les retombées négatives de la gouvernance oligarchique du G7 sur la démocratie et l’indépendance
Au nombre de ces institutions créées en marge du système des Nations Unies, il importe de citer le G7 initié par la France en 1975, dans la foulée de la crise économique et financière générée par la guerre de 1973 dont les répercussions stratégiques majeures sont souvent méconnues ou éludées.
Les pays arabes, soutenus par l’URSS avaient en effet, pour la première fois, eu recours à la force pour prouver leur capacité et leur détermination à recouvrer leurs droits et leurs territoires occupés par Israël. Et, sans le vouloir, ils ont provoqué une crise pétrolière par l’imposition du blocus pétrolier à l’encontre des Etats-Unis qui a déclenché une dynamique de lutte des pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) pour la maîtrise du marché et bénéficier d’une juste rétribution de leurs richesses énergétiques surexploitées par les pays occidentaux à des prix dérisoires.
Dans ces conditions, la création du G7, du fait des objectifs qui lui ont été assignés, correspond à une sorte de remise en ordre économique destinée dans une large mesure, à contrer les ambitions souverainistes et indépendantistes des pays du tiers-monde. Ces aspirations étaient incarnées par le mouvement des non-alignés qui militait pour un nouvel ordre économique et un nouveau cadre d’échanges nord-sud plus justes et plus équilibrées.
À l’inverse, le G7 symbolise, selon son acte fondateur, la mise en place d’une gouvernance oligarchique mondiale supranationale ayant pour vocation la promotion de l’économie de marché et du libre-échange inégal des biens et services en tant qu’unique forme de gestion des relations économiques et commerciales à l’échelle mondiale. (1)
Dès le début des années 80, ce système revendique le bannissement de toute forme de protectionnisme, de collectivisme et d’organisation socialiste des affaires économiques nationales et mondiales ainsi que la promotion du secteur privé en tant que principal acteur économique aux dépens de l’Etat national et de ses attributs souverains dans la définition de ses choix économiques.
Le premier PAS conclu entre la Tunisie et le FMI en 1986 confirme cette orientation initiée par l’accord de libre-échange de 1969 signé avec la CEE et la loi de promotion des investissements étrangers de 1972.
À noter que cette uniformisation de la pensée et de la politique économique va se traduire par un recul de la démocratie en Occident tant au niveau national que multilatéral.(2) Il en résulte également un affaiblissement des Etats-nations face au système multilatéral oligarchique dominé par l’Occident ainsi que la marginalisation du système des Nations Unies qui est basé sur le principe de l’égalité des Etats indépendamment de leur poids économique.
Ainsi, les élections supposées démocratiques ne se traduisent plus par une alternance des politiques et des choix économiques qui sont décidées en dehors des frontières par des institutions supranationales non démocratiquement élues. Celles-ci privilégient les intérêts du capital mondialisé aux dépens de la souveraineté des Etats et des pouvoirs élus, ce qui entache considérablement la crédibilité du système démocratique occidental. Et c’est ainsi qu’ont été sacrifiées les vaines tentatives du tiers-monde d’accéder au développement, à la souveraineté et à la démocratie.
En fait, les tentatives de rééquilibrage des relations internationales initiées par les non-alignés au début des indépendances, ont été perçues comme un danger pour les intérêts des grands pays industrialisés et de leurs multinationales. Détenteurs de capacités exclusives de surproduction d’échelle planétaire dans les secteurs stratégiques industriels et agricoles dépassant leurs marchés nationaux, leurs besoins en marchés sont insatiables et illimités. D’où leur politique systématique tendant à éliminer toutes les entraves au libre-échange afin de préserver leur domination du commerce mondial et étendre leurs marchés à l’infini.
À noter que, suite à l’effondrement du bloc soviétique, ce système a été étendu par les Etats-Unis et ses alliés occidentaux au reste de la planète dans le cadre de la mise en place du nouvel ordre mondial unipolaire qui coïncide également avec la création de l’UE. Celle-ci se substitue à la CEE et adopte une nouvelle doctrine diplomatique dite d’intégration à l’égard de son voisinage arabe et méditerranéen.
Cette doctrine repose sur les préceptes ultralibéraux de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui préconise le libre-échange illimité des produits industriels, agricoles ainsi que des services et ce, par l’élimination totale des barrières douanières et toutes les formes d’obstacles administratifs et réglementaires. Mais face au blocage des négociations au sein de l’OMC sur l’extension du libre-échange aux services et à l’agriculture en raison des réserves de certains pays émergents, l’UE impose aux pays du sud des accords bilatéraux dont celui conclu en 1995 avec la Tunisie portant sur les produits industriels qui prévoit son extension par le biais de l’Aleca.(3)
Et c’est ce qui explique l’empressement du G7 et de l’UE à imposer à la Tunisie, après la révolution, l’ouverture, dans des conditions d’extrême précarité, de fausses négociations totalement déséquilibrées qui ont servi en fait de couverture à l’introduction des principales dispositions de l’Aleca dans la législation tunisienne.
Nous consacrerons la troisième partie à cette étape fondamentale de la transition et de l’évolution des relations avec l’UE ainsi qu’à ses graves répercussions politiques et économiques en Tunisie.
* Chercheur en histoire de la diplomatie et des relations internationales.
Notes :
1) Bertrand Badie, «La diplomatie de connivence : Les dérives oligarchiques du système international», La Découverte, 2011.
2) Emmanuel Tood «Après la démocratie», éditions Gallimard 2008, chapitre 6, pages 167 et suivantes.
3) Maxime Combes, Thomas Coutrot, Frédéric Lemaire, Dominique Plion, Aurélie Trouvé, «Les Naufragés du Libre-échange : De l’OMC au Tafta», éditions Les Liens qui Libèrent, 2015.
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