Les Tunisiens n’ont pas l’air d’être impatients de voir Habib Jemli prendre ses fonctions de chef de gouvernement. Ils ont même fini par oublier son existence. Il ferait mieux de prolonger davantage ses consultations et laisser agir l’actuel gouvernement plutôt que de remettre tout à plat et exposer le pays à plus d’incertitudes.
Par Yassine Essid
Il avait l’air vraiment abattu, Habib Jemli, ce vendredi 15 novembre 2019, alors qu’il venait à peine d’être chargé par le président de la République de former le nouveau gouvernement. La confiance passant d’abord par le langage corporel, la posture de M. Jemli est rendue malaisée par l’intérêt soudain dont il était l’objet. Il se présente devant la presse le dos voûté, des épaules qui tombent que la pince à cravate n’aide pas à redresser, le regard est terne sans éclat ni vivacité, celui de quelqu’un qui s’efforce de trouver l’expression d’un visage neutre pour une photo d’identité. Le déni d’adéquation entre l’homme et la fonction fonde également la disgrâce vestimentaire par le port de chaussettes blanches. Initialement prévues pour faire du sport, elles sont globalement le pire écueil qu’une personne puisse faire en matière d’élégance.
Le découragement l’emporte sur l’exaltation
À ces moments exceptionnels on s’attend à voir un homme plein de courage, d’énergie, de détermination, de volontarisme ; prêt à se battre pour redresser le pays. Parce qu’on fait l’objet d’un statut si enviable, la fonction de Premier ministre suscite en général chez l’heureux récipiendaire une dynamique nouvelle si exaltante qu’on le verrait marcher d’un pas alerte, bouillonnant d’idées devant l’ampleur des enjeux prévalant au niveau tant national qu’international. Cette nomination devrait fatalement exprimer un bouleversement dans sa vie, celui du passage du statique au dynamique et, qu’à peine nommé, il prenne à cœur cette mission avec des plans déjà esquissés pour démontrer que dans sa tête tout est clair.
Mais, peu habitué au travail de l’esprit et aux grandes idées, ce changement brutal dans sa condition l’accable de tout son poids. Il paraît déjà fatigué ou donne l’air de quelqu’un qui ne réalise pas pleinement ce qui lui arrive, encore moins ce que signifie ce coup de pouce du destin qui vient de le propulser futur Premier ministre, autrement dit le mandant d’une force politique qui a conquis le pouvoir, le garant de l’intérêt général qui assure l’exécution des lois et le chef du gouvernement dont il coordonne et conduit la politique du pays. La peur de décevoir et celle de ne pas répondre aux attentes du public prenant largement le dessus, le découragement l’emporte sur l’exaltation des premiers jours. Devenue une corvée, la peur de l’échec finit par aboutir à une fuite accablée.
En prenant la parole, ce personnage mou et apathique a le vocabulaire aussi banal que restreint : les expressions sont insignifiantes, le discours didactique de quelqu’un qui s’est familiarisé avec des idées et un langage qu’il a appris à reproduire spontanément. Quant à sa perception du pouvoir, elle se fonde sur l’idée simpliste qu’on dirige un pays comme on dirige un atelier ou une PME; que les affaires d’un peuple se règlent facilement avec le dialogue et les discussions interminables. Or il s’agit moins de vendre un produit que d’agir sur les comportements et les mentalités. D’ailleurs il n’a pas arrêté de multiplier contacts, entrevues et consultations, moins pour former un gouvernement que pour s’enquérir de l’état du pays qu’il découvre chemin faisant. Tout le monde y passe : dirigeants des partis politiques, corps intermédiaires, anciens Premier ministre et ministres, journalistes, représentants de la société civile, seule l’association du mouvement Scouts tunisiens fut tenue à l’écart. En dépit de cette débordante activité, on ne sait toujours pas où cela va le mener.
Un pantin dont Ennahdha tirera les ficelles le moment venu
Après le choix d’une marionnette désarticulée pour Carthage, Ennahdha s’est opportunément rabattue cette fois sur un pantin dont elle tirera les ficelles le moment venu pour le faire avancer tout droit, sans dévier d’un pouce.
Si l’on s’amusait à appliquer le principe de Peter selon lequel «dans une hiérarchie tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence», à l’exercice de la politique, on peut affirmer qu’être membre actif d’un parti, d’un syndicat ou du patronat, ou bien le simple fait d’occuper un poste de direction dans l’administration, constituent l’entrée de gamme de la hiérarchie politique. À ce propos le modèle emblématique dans notre toute nouvelle démocratie est celui qui concerne ceux qui, n’ayant jamais fait preuve d’un parcours intellectuel ou professionnel exceptionnel, se retrouvent promus à un mandat représentatif.
Maintenant plus on est habile plus vite on monte en grade dans la hiérarchie gouvernementale nonobstant la profondeur de la compétence dans tel ou tel domaine d’administration des affaires de l’Etat. Les exemples de cette nature sont légions et largement commentés et dénoncés sous les précédents gouvernements.
Ainsi, les aptitudes requises pour être un secrétaire d’Etat, comme l’était Habib Jemli, ne sont pas les mêmes que celles exigées d’un leader de premier plan, en l’occurrence un Premier ministre. Un choix maladroit pour une telle fonction peut conduire à un échec politique gravissime pour le pays car son détenteur, manquant d’autorité, n’ayant pas assez d’ascendant pour persuader ses collaborateurs de le suivre dans sa tâche, serait incapable de contrôler les affaires de l’Etat, d’appliquer un programme de réformes, de mettre en œuvre les mesures et les engagements projetés afin d’atteindre des objectifs bien définis.
Jusque-là détenteur d’un obscur portefeuille de secrétaire d’Etat dans une stérile combinaison gouvernementale, Habib Jemli avait en tant que tel largement atteint son niveau d’incompétence. Or les qualifications nécessaires pour le poste de secrétaire d’Etat ne sont pas les mêmes que celles requises pour la fonction de chef de l’exécutif appelé à conduire les affaires de l’Etat et de la société. Une charge qui, pour être à la fois stable et durable, requiert de son détenteur la cohérence, l’honnêteté, l’ouverture d’esprit, une diplomatie forte et avancée dans la connaissance des événements, l’art de la négociation, le refus de se satisfaire de réalisations approximatives, faire preuve de fermeté sans exclure la volonté d’accepter des compromis en abusant le moins possible des concessions.
Un discrédit quasi-total sur la parole politique et ses représentants
Pourtant, on a promu pour ce poste une personne faussement engagée et dont nous ignorons la légitimité, la nature profonde et le degré d’ancrage dans la société, et qui se retrouve l’objet des railleries moqueuses et des invectives de l’opinion publique.
Admettre qu’on élève un ministre subalterne à un tel degré de responsabilité est en contradiction avec les nécessités des affaires, en totale disharmonie avec la situation des esprits et un aveu de notre propre incompétence. Est-ce parce que nous sommes devenus tellement stupides que nous ne pouvons même plus reconnaître l’incompétence en nous-mêmes ou chez les autres? Ou est-ce parce que le politique se présente à nous, nous l’évaluons selon les mêmes critères que nous avions utilisés auparavant et finissons par choisir le plus mauvais de tous?
Pendant ce temps, on entretient le flou de l’ignorance autour de cette tragique nomination. Au beau milieu de l’action, Habib Jemli se révèle d’un comportement puéril, pareil à celui d’un collégien empêtré dans sa paperasse. Il a décidé en effet qu’il consacrerait le reste de son temps à l’étude des CV des candidats, ce qui met le futur chef de l’exécutif dans la position d’un chargé des ressources humaines d’une usine de vis et de boulons. Et, tel un spéléologue qui s’enfonce au cœur de la terre, Habib Jemli perd au fur et à mesure de sa plongée le sens du temps pour découvrir une temporalité longue, une expérience «hors temps».
Cependant, si jamais il lui arrivait par une scrupuleuse honnêteté de méditer impartialement et sans parti-pris sur son propre potentiel, il s’exclurait d’emblée et démissionnerait avant même d’entrer en fonction. Tout cela apporte un discrédit quasi-total sur la parole politique et ses représentants.
La signification du temps est devenue l’enjeu le plus important au XXIe siècle. Elle ne relève pas pour la politique de la spéculation abstraite, elle est aussi liée à l’étude des structures de pouvoir et des combats politiques. Loin de contribuer à nous faire partager un même temps, la modernité accentue son morcellement. Il y a un décloisonnement des espaces de vie; nous sommes simultanément en plusieurs lieux, en plusieurs espaces. Les sociétés sont aujourd’hui désarticulées, de moins en moins gouvernables et soumises à une mondialisation dont la direction est souvent vague et confuse. Le temps presse car le pays est à l’arrêt. Or Habib Jemli, fonctionnant sur un horizon temporel sans limites, n’a pas l’air d’être pressé par le temps, et prend tout son temps,
Il est en effet de plus en plus admis qu’il est primordial de tout prévoir et d’anticiper ce qui pourrait se passer dans l’avenir comme changements et bouleversements : la crise économique, la mondialisation, la gouvernance, l’espace public, les médias, l’histoire, le marché, l’écologie, etc.
Au moment même où les sociétés subissent le malaise de la désynchronisation entre le temps politique et le temps économique, entre le temps social et le temps culturel, l’actuel gouvernement de transition se réduit comme une peau de chagrin en se transformant en une association de cumulards : sport et santé, justice et défense, éducation et enseignement supérieur dans un pays à l’arrêt.
Malgré l’urgence, Habib Jemli traite le temps dans une perspective quasi métaphysique. Il ne se presse guère, «laisse le temps au temps», n’est nullement concerné par cette «guerre du temps» que l’homme moderne semble condamné à mener toujours plus intensément. Certes, il est urgent de faire face à des problèmes cruciaux, les prendre à bras le corps, pourtant le futur locataire du palais de la Kasbah se voit affranchi de l’angoisse indicible que «le temps joue contre nous».
Affalé dans son fauteuil, s’initiant à la pratique de la prospection des talents, Habib Jemli ne se presse guère et croit nonchalamment que «chaque chose en son temps et un temps pour chaque chose», «qu’il y a un temps pour tout» et «qu’on ne peut pas tout faire en même temps». Bref, comme tous les constituants de la plèbe politique de ce pays il est bien dans «l’air du temps», en clair il s’en fiche.
Tel un débiteur insolvable, qui ne peut s’acquitter d’une dette à son échéance Habib Jemli, cachant mal son embarras à résoudre des arbitrages délicats entre les dirigeants des partis et de répondre aux besoins de l’heure, a demandé au président de la République de consentir à lui accorder un nouveau terme et d’ajourner son sursis d’un mois supplémentaire avec cette fois la conviction d’aboutir. D’ailleurs tout le monde reconnaît, et lui en premier, qu’il s’est retrouvé de plus en plus contrarié par une mission qui dépasse ses qualités opérationnelles. Le voilà bien surchargé et stressé par son incapacité à trouver des compromis entre les personnalités pressenties que compliquent les consignes d’Ennahdha sur la distribution des portes-feuilles, notamment des ministères régaliens.
Enfin force est de reconnaître que les gens n’ont pas l’air d’être impatients de voir Habib Jemli prendre ses fonctions. On a même fini par oublier son existence. Il ferait mieux de prolonger davantage ses consultations et laisser agir l’actuel gouvernement plutôt que de remettre tout à plat et exposer le pays à plus d’incertitudes.
Si nous sommes menés par des imbéciles, c’est parce que collectivement, nous sommes nous-mêmes des crétins.
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