Dans son interview, cette semaine, à la chaîne Attessia, Samir Majoul, président de l’Union tunisienne pour le commerce, l’industrie et l’artisanat (Utica), a présenté la position du secteur privé vis-à-vis des mesures prises par le gouvernement tunisien dans un contexte de ralentissement économique induit par la pandémie du coronavirus. Il a aussi poussé, au passage, quelques gueulantes, qui ont fait grincer des dents.
Par Amina Mkada
Le président de l’Utica a mis l’accent sur la situation économique et sociale, déjà très difficile avant l’apparition du coronavirus, et sur la nécessité de répondre à la crise actuelle avec les moyens dont dispose le pays, en accordant la priorité à la santé des citoyens, estimant que la décision du confinement total est bonne pour éviter la contagion et freiner la propagation du virus.
M. Majoul a cependant insisté sur le problème du financement des entreprises mises en difficulté et celui d’assurer le fonctionnement des secteurs vitaux, tous liés les uns aux autres, tels que ceux de l’alimentaire, du commerce, du transport, etc., mais aussi ceux de la sécurité et de l’administration, dont les employés sont parfois menacés dans leur vie…
Un gouvernement est riche, si le peuple est riche
A la question de savoir si les mesures prises par le gouvernement tunisien sont suffisantes ou pas, le patron de l’Utica estime que l’Etat n’a jamais pris autant de mesures à la fois comme il le fait maintenant, car la situation est particulièrement dangereuse pour tout le monde.
A l’heure actuelle, ces mesures sont à priori suffisantes, mais il y a une incertitude car nul ne sait jusqu’à quand la pandémie va durer. Aussi faut-t-il préserver la situation économique du pays qui a besoin d’investissements et d’exportations. Car un gouvernement est riche, si le peuple est riche, et le peuple est riche si les entreprises dans le pays sont riches, a-t-il insisté.
Le système économique tunisien panique
Questionné sur le rôle de l’Utica dans ce contexte, M. Majoul a fortement déploré la situation des sociétés privées, qui, en état d’arrêt de fonctionnement, perdent leurs liquidités, car elles ne peuvent plus produire ni exporter et leurs contrats ne sont pas honorés, etc.
Les secteurs vitaux maintenus en état de fonctionnement ne se portent pas mieux, eux non plus, précise M. Majoul, qui avertit : «Le système économique tunisien est en train de paniquer ! Les banques ne pardonnent pas, or les entreprises, sans liquidités, doivent affronter cette situation au jour le jour depuis déjà 10 ans ! Si les salaires de mars peuvent être payés, ce sera difficile pour ceux d’avril. Il faut que le gouvernement nous laisse tranquille, des chèques sont en circulation mais les sociétés ne peuvent pas payer!»
Le gouvernement a reporté les paiements des crédits, entre autres mesures économiques, mais la contribution des entreprises à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) n’a pas été reportée, dénonce M. Majoul, celle-ci devant même être payée avant le 15 avril prochain !
De même, concernant le paiement de l’impôt sur les sociétés: habituellement, 30% sont payés en juin et pareil en septembre et encore en décembre. Donc 90% de l’impôt relatif à l’exercice 2019 ont déjà été payés par acompte provisionnel! Les 10% restants ne peuvent être payés si les gens n’ont pas d’argent, quoique plusieurs entreprises ont pu payer et le gouvernement les connaît. Aussi, M. Majoul demande-t-il au gouvernement de faire preuve de patience sur le plan fiscal, car la situation pourrait durer et les entreprises sont financièrement à l’étroit et sous pression.
Arrêtons la polémique secteur privé – secteur public
«Avant d’accuser le secteur privé et afin d’éviter des accusations sans fondement, il faut publier les détails sur les versements des entreprises au Fonds 1818 et consulter, auprès des banques, les recettes et dépenses de chaque société privée depuis sa création», a lancé M. Majoul, en réponse aux accusations lancées injustement par certains politiciens contre les opérateurs privés.
A propos des récentes déclarations du chef de gouvernement Elyes Fakhfakh et celles du ministre du Commerce, Mohamed Sellini, appelant les entreprises privées à contribuer davantage à l’effort national, en menaçant de les faire payer un impôt supplémentaire ou de mettre en place un impôt sur la fortune, le président de l’Utica a appelé à éviter de criminaliser ceux qui gagnent de l’argent par leurs efforts, même si l’on sait que certains partis politiques sont, idéologiquement, «hostiles au capitalisme».
Publions la liste des entreprises privées qui paient leurs impôts
En réponse aux accusations dont font l’objet les entreprises privées, M. Majoul a déclaré avoir demandé au ministre des Finances de publier toutes les contributions fiscales des entreprises, par souci de transparence et pour que le peuple sache qui paye et qui ne paye pas le contribuable.
La BCT devrait également publier l’état de tous les crédits reçus par les grands groupes, combien ces derniers ont investi, et combien ils ont payé comme intérêts, car les banques trouvent toujours leur intérêt, mais quand l’intérêt va à la BCT, le TMM va à l’Etat tunisien, a souligné M. Majoul, en insistant pour que les noms des sociétés qui payent leurs impôts soient rendus publics.
De même, en termes de contribution sociale, il faut savoir combien chaque société a versé comme cotisation à la CNSS, et de combien elle contribue aux salaires versés aux employés, car ce n’est qu’ainsi qu’on coupera court aux accusations, dont les opérateurs privés font l’objet.
La situation difficile des entreprises publiques rend dangereuse toute idée de nationalisation
Le patron de l’Utica a insisté sur la bonne relation qu’entretient l’organisation patronale, et lui-même personnellement, avec le gouvernement. Aussi, a-t-il déclaré, «il n’est pas nécessaire ni le moment de menacer les entreprises car, dans la situation actuelle, qui peut vraiment investir ?», et de lancer, sur un ton de défi : «Si nous sommes dans une situation de nationalisation, qu’on le fasse», en rappelant la situation difficile des entreprises publiques, pour la plupart mal gérées, déficitaires et souffrant de sureffectifs.
M. Majoul a rappelé, au passage, le coût élevé du financement des entreprises privées depuis 2010. «Certaines souffrent d’un lourd endettement et leur patrimoine a fondu à cause de la chute de la valeur du dinar», a encore averti le patron des patrons, comme pour rejeter l’accusation d’enrichissement illicite souvent lancée aux opérateurs privés.
Celui qui attaque le secteur privé se trompe d’ennemi
Pour M. Majoul, les entreprises et l’Etat sont partenaires, cela a été prouvé et le chef du gouvernement le sait. Donc celui qui attaque le secteur privé se trompe d’ennemi. Le seul créateur de richesse dans le pays est le secteur privé, insiste-t-il. Pour preuve, le gouvernement a les moyens de se renseigner sur la liquidité de chaque entreprise.
Pour ce qui est des entreprises publiques, Majoul déclare qu’elles sont tellement coûteuses pour l’Etat qu’elles gagneraient beaucoup à être restructurées et leur gestion rationalisée.
M. Majoul a encore déploré ce qu’il a appelé l’acharnement contre les entreprises privées. «Qu’ont donc les politiques ? Il y a une grave crise de confiance. Ce n’est pas comme cela qu’il y aura reprise de l’investissement. Le ministre du Commerce n’est pas le porte-parole du gouvernement, qui doit, lui, clarifier ses positions vis-à-vis du secteur privé!» a-t-il averti, en réaction aux critiques adressées par Mohamed Msellini aux opérateurs privés.
Le président de l’Utica a affirmé qu’il tient à un gouvernement solidaire et fort, à des organisations nationales fortes, et à une Utica et une UGTT (le syndicat des travailleurs) partenaires et fortes mais il réclame un «minimum de solidarité et de reconnaissance réciproque».
Tout en se disant prêt à cautionner le gouvernement si nécessaire, car il ne veut pas qu’il tombe, le patron des patrons a lancé : «Un ministre n’est pas plus Tunisien que moi… je suis né en Tunisie comme lui, mon père est Tunisien comme le sien, qu’a-t-il apporté aux Tunisiens plus que moi ? (…) Tu ne peux rien me faire parce que tu es ministre. Combien de temps resteras-tu ministre ? Msellini est mon ami mais nous ne partageons pas les mêmes convictions», s’est emporté M. Majoul qui se proclame socio-démocrate, car, précise-t-il, il «accepte de tout perdre sauf le capital humain».
Le rôle des politiques est de faire de la Tunisie un paradis pour ses habitants et non pas un enfer
Sur un autre plan, M. Majoul a souligné la nécessité de revoir le modèle économique en Tunisie, avec un Etat et des banques plus performants. En réponse à ceux qui appellent à instaurer l’impôt sur la fortune, il a répondu que cela n’a pas réussi en France et ne pourra pas réussir en Tunisie.
S’inscrivant en faux contre une idée reçue souvent répétée selon laquelle les particuliers paient plus d’impôts que les entreprises, M. Majoul a demandé à savoir si les sociétés publiques, elles, paient leurs impôts (sujet tabou, dit-il). Il estime injuste d’augmenter les impôts pour les entreprises privées pour ensuite en faire profiter des entreprises publiques qui perdent de l’argent et grèvent les finances publiques.
Il faut calculer la pression fiscale qui pèse lourd sur les entreprises privées, a insisté le patron des patrons, en lâchant le morceau : «La Tunisie est un véritable enfer fiscal. le rôle des politiques est de faire de la Tunisie un paradis pour ses habitants, pas un enfer», une opinion partagée par beaucoup de membres de l’Utica.
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