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Béji Caid Essebsi ou l’obsolescence du politique

Beji-Caïd-Essebsi

Béji Caïd Essebsi devrait économiser ses forces et se mêler le moins possible des affaires pour espérer achever son mandat dans le respect et la dignité.

Par Yassine Essid

On se rappelle tous de l’arrivée en 2011 de Béji Caïd Essebsi à la tête du gouvernement pour succéder à Mohammed Ghannouchi dans un pays qui était alors devenu un champ de désordre. Bien que rien ne le destine à une charge survenue si tardivement dans sa carrière,  on y a vu en lui la personnalité rassurante d’un politicien chevronné, l’incarnation d’une stature présidentielle. Son discours d’investiture en tant que chef de gouvernement fut à l’époque un habile exercice de style, le produit inaltéré de l’esprit tribun, par parole et par effet, de Bourguiba, dont il fut plusieurs fois le ministre. La charge lui plaisait, mais plus encore l’exercice de l’autorité.

Sur les pas de Bourguiba

Quatre années plus tard, et après moult épisodes dont la création d’une nouvelle force politique qui devait donner sens à la révolution et dont la gouvernance, démocratique et laïque, aurait vocation à s’étendre pour transformer profondément la société et l’économie, il se retrouve président de la république, en lieu et place du «combattant suprême». En matière de discours, sa recette est demeurée inchangée: une parole politique le plus souvent improvisée, exprimée en tunisois standard, intelligible dans le fond, manipulatrice dans la forme, et systématiquement émaillée de versets coraniques.

Sa dernière intervention à Sousse, en ouverture des Journées de l’Entreprise, n’a pas dérogé à cette esthétique du pouvoir ni dans la forme ni sur le fond. Il a bercé de ses litanies une assistance pourtant bien au fait de l’ampleur des problèmes que le pays traverse de part en part, sur le plan sécuritaire autant que sur l’urgence posée par la situation économique devenue catastrophique: une croissance négative qui s’accompagne d’un chômage de masse sans parler de l’impact économique à long terme des attentats terroristes.

Tout cela rend le pays encore plus vulnérable et, partant, fortement dépendant de l’aide extérieure. Aussi, un effort de paix et de stabilité est-il plus que jamais nécessaire car l’aide étrangère est toujours assortie de conditions. Sur ce thème, s’adressant aux protagonistes des négociations salariales dont il n’a jamais réussi à harmoniser les points de vue, il tente une ultime démarche en appelant à leur patriotisme plutôt qu’à leurs intérêts immédiats pour que la centrale ouvrière et le patronat aboutissent au plus vite à un compromis satisfaisant.

Une politique de pompier pyromane

Il poursuit ensuite l’autre point de l’exposé de son enseignement. Il y répond à la question qui se pose dès lors à chacun : les dissensions internes du parti de la majorité. Une affaire qu’il qualifie démesurément d’enjeu national alors qu’il n’a cessé d’afficher une révoltante passivité, indifférent et comme absent des menues tragédies menant à la désagrégation inexorable de Nidaa Tounes, qu’il avait créé en juin 2012 et qui l’a porté au Palais de Carthage, et sa mutation d’une famille politique en une PME familiale. Une politique de pompier pyromane dont on n’a pas encore mesuré toutes les conséquences.

Il se hasarde désespérément, sans y parvenir, d’afficher une distance par rapport à une attristante agitation alors qu’il n’a pas arrêté de s’y mêler, tirant les ficelles dans l’ombre en manipulant l’ensemble des personnes engagées dans le conflit.

Toujours prompt à duper ses interlocuteurs, il cherche à entretenir les marques de sa bonne foi en amalgamant péniblement un détachement feint et une sincérité qu’il voulait authentique. Ce fut une cruelle insulte à l’intelligence des personnes présentes car longtemps au fait des nombreuses péripéties qui ont jalonné la vie du parti en accélérant ses divisions.

Formé à l’école de l’idéologie de la mystification conçue, comme disait Georges Orwell,  «pour faire paraître les mensonges véraces et le meurtre respectable, et donner une apparence de solidité à du vent pur», l’altération du réel, constitue plus que jamais pour BCE un mode de gouvernement. Son argumentaire apparait comme l’innocence même. Bien que fondateur de Nidaa Tounes, il a annoncé qu’il n’en ferait plus partie une fois élu président de la république. Mais, nous déclare-t-il, lorsque les dirigeants du parti s’entredéchirent, que certains menacent de faire scission et d’autres de le quitter, c’est alors l’avenir même du pays qui est en jeu.

En effet, depuis peu, les institutions financières internationales s’inquiètent, présidents et chefs de gouvernement amis redoutent l’issue des tensions qui n’arrêtent pas de secouer la première force politique du pays au point d’estimer plus raisonnable de suspendre momentanément leur assistance en attendant que les choses rentrent dans l’ordre et que le parti se reconstitue.

A ce propos, un être «immense», dit-il, dont il taira le nom, est intervenu dans le même sens, lui insufflant l’énergie sacrée de trancher les différends qui opposent ses ouailles. Il ne reste alors pour BCE qu’à tirer les conséquences qui s’imposent en prenant en compte l’intérêt supérieur de la nation. La patrie avant les partis, dit-il, répétant à satiété son stérile et préféré aphorisme et au diable la constitution! «J’ai estimé qu’il était de mon devoir d’intervenir dans la crise de Nidaa Tounes et  tant pis s’ils disent que j’ai outrepassé la constitution !» Il appuya, comme à son habitude, sa décision d’intercéder dans le conflit aux mépris des institutions en récitant un passage du Coran, plus précisément le verset 65 de la sourate Al-Nisâ’ («Les femmes»): «Sûr et par ton Seigneur, ils n’auront point la foi tant qu’ils ne t’élisent en arbitre dans telles divergences entre eux, et qu’ils agréent sans réserve à [ton jugement]. N’est-ce pas Sidi-Echeikh?», lança BCE, interpellant Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, installé au premier rang, pour un instant promu autorité érudite du texte coranique, qui lui répondit par un petit sourire forcé mais non moins approbateur.

Un fragment de président naufragé

Depuis son investiture, Béji Caïd Essebsi n’a cessé de souffrir de la nouvelle organisation du pouvoir accordant au président de la république un rôle devenu purement représentatif qui le prive des décisions marquantes alors qu’il n’avait cessé de s’identifier aux pères fondateurs des lendemains des indépendances et prétendait au mode d’exercice du pouvoir qu’avait Bourguiba. A la place du prestige passé de la fonction, de l’ostentation ritualisée d’un chef d’Etat paré des attributs du commandement, il n’y trouva qu’un fragment de président naufragé, frustré par un système dans lequel la souveraineté politique pleine et entière lui fait défaut et qu’il assume dès lors avec peine. Son autorité, réduite au minimum, ne s’exerce sur la politique intérieure de l’État que par influence, par persuasion et par conseil. Forcé d’abandonner ainsi une partie de ses prérogatives, il se rabat comme il peut à ce qui est à portée de prise: célébrer des cérémonies commémoratives, faire des discours solennels, s’adresser à la nation à la suite d’événements graves ou accorder des audiences tous azimuts qui souvent ne  débouchent sur rien. Mais c’est dans le cadre de la politique étrangère qu’il se veut le plus impliqué  en multipliant les visites de pure forme à l’étranger, en conseillant le gouvernement, ou en remettant et en recevant les lettres de créance d’ambassadeurs. D’ailleurs, le choix d’un ministre des Affaires étrangères aussi terne que Taieb Baccouche n’est pas un hasard car il correspond parfaitement à sa volonté de  conserver au moins une certaine prééminence en matière diplomatique.

L’expression de BCE lorsqu’il est en contact avec le public donne une apparence de rigueur. En fait elle est trompeuse. Au regard de la tournure que prennent ses multiples dérapages verbaux, sa parole autant que son comportement pendant ces rituels affectent de plus en plus son autorité et son sens des responsabilités. Car pour tous ceux qui entrent dans le grand âge, les modifications dans les compétences personnelles et les situations d’interaction avec les autres deviennent essentielles.

BCE devrait se ménager, économiser ses forces, se mêler le moins possible des affaires des autres pour avoir davantage de chances de pouvoir accomplir les années qui restent de son mandat dans le respect et la dignité.

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