Pourquoi les habitants de l’île de Djerba ont-ils raison de demander la promotion de leur territoire au statut de gouvernorat ? Parce qu’ils sont victimes d’une injustice flagrante, qui réside principalement dans la somme des difficultés qu’ils rencontrent pour l’accès aux services publics, situés à Médenine, chef-lieu du gouvernorat.
Par Mourad Ben Jelloul *
En effet, vu la situation d’enclavement de l’île de Djerba et étant donné sa position géographique par rapport au continent, les habitants de l’île doivent parcourir 90 km depuis Houmet Souk jusqu’à Médenine s’ils empruntent la chaussée romaine, et 70 km via les bacs, avec un délai d’attente moyen de 4 heures entre l’île et le continent, en comptant l’aller et le retour.
L’Etat peut envisager deux solutions pour résoudre ce problème d’enclavement de l’île et permettre un accès aux services aux mêmes conditions pour l’ensemble des habitants du gouvernorat de Médenine.
Pour désenclaver l’île et ses habitants
Dans un premier temps, il s’agit de prendre une décision politique audacieuse pour la promotion de Djerba au statut de gouvernorat, ce qui permettra à l’île d’avoir les équipements et services de niveau régional et en conséquence éviter à ses citoyens des déplacements longs et fatigants. Cette hypothèse pas très coûteuse répond aux aspirations des Djerbiens d’une part, et tient compte des moyens matériels dont dispose le pays et les finances publiques d’autre part.
Dans un deuxième temps, il s’agit de dessiner un réseau de circulation qui irrigue assez finement le territoire pour lutter contre l’enclavement de l’île et ce par la réalisation d’une part d‘un pont fixe la reliant au continent (contesté par ailleurs par plusieurs associations et citoyens de Djerba) et d’autre part la construction d’une route expresse entre El Jorf et Mareth reliant ainsi l’île à l’autoroute A1.
Si Djerba devient un gouvernorat, le pont deviendra une nécessité vitale et un argument contre les velléités d’indépendance. Et même si cette hypothèse n’est pas réalisable à court et à moyen terme vue la situation des finances publiques et le contexte de crise économique que connaît le pays, elle devrait être préparée dès à présent par la réalisation des études techniques et foncière.
En conséquence, une nouvelle réorganisation du territoire régional du gouvernorat de Médenine, par suite de la création d’un nouveau gouvernorat à Djerba, devrait permettre d’équiper l’île en infrastructures de niveau régional et d’améliorer ses équipements sanitaires et universitaires, ainsi que ses services tertiaires – y compris le tertiaire supérieur (création d’un tribunal de première instance, des directions régionales des services décentralisés de l’Etat et des institutions financières…). Elle aura pour principal objectif, à court et à moyen termes, d’une part, de mettre les citoyens de cette île à égalité devant les services publics, ainsi devenus plus faciles d’accès et d’autre part, d’assurer une répartition de ces services qui soit la plus égalitaire possible.
La nécessité de remédier aux injustices
Dans l’état actuel des choses, où le territoire se caractérise par un déséquilibre flagrant, la création d’un nouveau gouvernorat à Djerba permettra de consacrer le principe de justice en termes d’équité, c’est-à-dire dans ce cas une justice égalitaire, et qui vise à l’optimisation des inégalités au bénéfice des territoires les plus lésés. L’égalité pour l’accès aux services entre les principales composantes du gouvernorat est la seule condition pour garantir cette équité.
En 1987, le philosophe John Rawls affirmait que «l’injustice est constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous». De cette définition découle le principe de réparation, c’est-à-dire la nécessité de remédier aux injustices, en réorganisant le territoire, afin de le rendre moins inégal à l’échelle régionale.
Dans cette dynamique, l’Etat doit se positionner comme «producteur» de justice en agissant sur les lieux avec la territorialisation des politiques publiques. La promotion administrative au statut de gouvernorat pour Djerba consacre ce principe de réparation et permet de produire une équité territoriale en réparant les injustices subies par les habitants de l’île durant des décennies.
Cependant, on peut se demander si une promotion par l’Etat de l’île de Djerba en gouvernorat sera suffisante pour réparer cette injustice. La réponse est malheureusement négative, l’expérience ayant démontré la limite de cette mesure pour les gouvernorats de l’intérieur.
En effet, cette politique a été éprouvée en Tunisie dès les années 1970, avec une réorganisation administrative du territoire national, afin de renforcer les structures du contrôle territorial et des populations d’une part et de rapprocher les services des citoyens d’autre part.
Dix nouveaux gouvernorats ont ainsi été successivement créés (Sidi Bouzid en 1973, Siliana, Mahdia et Monastir en 1974, Zaghouan en 1976, Tataouine et Kébili en 1981, Ariana et Ben Arous en 1983 et Manouba en 2000). Cette action n’a toutefois pas donné de grands résultats car, même si elle a permis d’atténuer en partie le déséquilibre territorial, elle n’a pas réduit les problèmes de chômage et de sous-développement des régions intérieures.
En effet, cet effort administratif n’a pas été accompagné d’actions concrètes pour connecter ces régions aux zones littorales via une infrastructure moderne (autoroutes, liaison ferroviaire rapide…) et il avait été imposé par le centre, sans concertation et en l’absence des structures territoriales où ces politiques auraient dû être discutées.
Cependant, ces mesures de promotion en gouvernorat ont permis aux populations qui y résident, par effet de lieu, de jouir de conditions de vie plus favorables qu’avant ces créations en termes de niveaux de revenu, de marché de travail, d’accès aux services publics et privés.
Pour une nouvelle forme de gouvernance territoriale
Pour le cas de Djerba, la situation diffère, étant donné les potentialités économiques importantes de l’île et la capacité de Djerba de se transformer en un pôle de développement qui peut rayonner sur l’ensemble de la région du sud est grâce à l’existence de plusieurs équipements de rayonnement international à l’image de l’aéroport international Djerba-Zarziz, ainsi que ses zones touristiques et son patrimoine historique et culturel millénaire.
La nouvelle forme de gouvernance territoriale instituée par la constitution de 2014, qui retire à l’Etat et ses institutions le monopole de l’action publique, laquelle aujourd’hui relève d’une multiplicité d’acteurs, mise sur le développement local. Elle se situe dans un contexte d’implication croissante des acteurs locaux et surtout des acteurs privés et des composantes de la société civile dans les dynamiques de développement, et aussi dans leurs capacités à se mobiliser et à se prendre en charge. C’est cette nouvelle dynamique qui légitime le mouvement social né à Djerba afin de demander aux pouvoirs publics la promotion de ce territoire au statut de gouvernorat.
* Maître de Conférences à l’Université de Tunis.
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