En Tunisie, les études sur le bien-être des animaux d’élevage utilisés dans l’alimentation humaine sont très rares, presque inexistantes. Et les conditions de vie dans les élevages intensifs de volaille sont généralement déplorables.
Par Pr Ridha Bergaoui *
La domestication remonte à environ 20.000 ans et a permis à l’homme d’avoir à portée de main des animaux qui lui rendent de multiples services : alimentation, transport, travail, loisirs… Depuis de grands progrès ont été faits pour aboutir de nos jours à l’industrialisation des élevages et l’organisation en filières intensives.
L’aviculture, le summum de l’intensification de l’élevage
Suite à ses particularités anatomiques et physiologiques intéressantes, la volaille a fait depuis le début du siècle dernier l’objet d’une attention particulière. De par sa petite taille et l’intervalle entre générations assez court (6 mois), la poule a intéressé les scientifiques et les firmes internationales qui ont vu le potentiel intéressant dont dispose cet oiseau domestique.
Les caractéristiques nutritives et diététiques de la viande blanche et des œufs conviennent parfaitement aux soucis du siècle qui est de manger sain et d’éviter les graisses et le cholestérol. La rapidité de préparation des plats à base de viande de poulet et de dinde ou des œufs colle au mode de vie moderne où on est toute la journée pressé. Le développement des fast-foods et de la restauration à l’extérieur du foyer ont beaucoup aidé au développement de l’aviculture.
Pour toutes ces raisons, la volaille (poule et dindon) a fait l’objet d’une attention particulière et les scientifiques se sont mis chacun dans sa spécialité à améliorer les performances et la productivité des élevages avicoles.
D’énormes progrès ont été réalisés dans tous les domaines : la génétique et la sélection animale, la nutrition et l’alimentation, la pathologie et l’hygiène, les techniques de conduite, le matériel d’élevage… Tous ces progrès ont permis de maîtriser les différents aspects de cette production et d’aboutir de nos jours à un élevage super-intensif. Des milliers de têtes de volaille, de souches très performantes (consommation, croissance, ponte…), sont élevées dans un bâtiment clos complètement climatisé, nourris avec un aliment concentré complet (avec tous les éléments nutritifs pour assurer des performances optimales) et des techniques d’élevage au point (lumière artificielle, conduite des animaux…).
Ces progrès ont permis d’atteindre des performances records d’au moins de 300 œufs/an/poule et un poids du poulet de chair de 2kg à 35 jours seulement avec un indice de consommation de 1,7 kg d’aliment/kg de gain de poids vif. Les filières sont très bien structurées et sont organisées autour du couvoir des poussins d’un jour ou l’abattoir. L’aviculture est devenue une vraie industrie avec le souci de rationalisation des procédés et de maîtrise de tous les circuits de production et de commercialisation.
L’intensification de l’élevage avicole a permis en quelques années de transformer la viande de volaille d’une viande festive consommée lors des fêtes et les week-ends en un produit de grande consommation accessible au quotidien à toutes les couches sociales.
Et si on pensait au bien-être animal ?
Jadis, pris comme une machine à produire sans aucune sensibilité, au service de l’éleveur, l’animal est de nos jours considéré comme un partenaire de l’éleveur. Animal et éleveur collaborent dans le respect pour produire dans les meilleures conditions un produit de qualité. Le bien être animal englobe non seulement la santé physique mais également psychologique de l’animal. Il s’appuie sur cinq facteurs : un bon état de santé, un confort suffisant, un bon état nutritionnel, la sécurité, la possibilité d’expression du comportement naturel propre à l’espèce et enfin l’absence de souffrances telles que douleur, peur ou détresse. Le manquement à l’une de ces cinq facteurs de bien-être se traduit par la maltraitance. Cette dernière situation crée chez l’animal, un état de frustration, de stress et entraîne l’apparition de la morbidité pouvant aboutir à la mortalité des animaux. Le bien être d’un animal est difficile à apprécier.
Toutefois les scientifiques ont pu déterminer un ensemble de critères permettant d’évaluer objectivement le degré de confort ressenti par les animaux. Il s’agit du respect des normes d’élevage (densité, logement, alimentation…), des blessures constatées sur les animaux et leur comportement.
En Tunisie les études sur le bien-être des animaux sont très rares, presque inexistantes. Les conditions de vie dans les élevages intensifs de volaille sont généralement déplorables. Les densités sont trop élevées, les animaux sont enfermés dans des bâtiments clos et ne verront jamais la lumière du jour ou le soleil. Ils sont élevés soit sur du grillage et exposés en permanence aux courants d’air soit sur litière en contact permanent avec leurs déjections et l’ammoniac qu’elles dégagent.
Devenir des poussins mâles issus des reproducteurs ponte
Les poussins issus des reproducteurs ponte sont sexés à l’éclosion, les poussins femelles seront élevées pour devenir la future pondeuse d’œufs de consommateurs. Les poussins sont moitié mâles et moitié femelles. La séparation des poussins mâles et femelle est faite selon l’aspect des plumes de l’aile ou la couleur du duvet. Les poussins mâles sont éliminés et sacrifiés sans aucun ménagement.
Pour les éleveurs, ces poussins, issus de parents sélectionnés pour la production d’œufs, ne présentent aucun intérêt pour l’engraissement. Comparée au poulet de chair sélectionné pour les performances de croissance, leur croissance est trop lente et le poids adulte est trop faible. Ils sont généralement entassés dans de grands sacs poubelle qu’on ferme bien dès qu’il est plein ou, si on est plus généreux, on envoie dans les sacs du gaz pour que les poussins meurent plus vite. Ces sacs seront envoyés à la décharge publique comme des sacs d’ordures ménagères. Certains «barbacha» en fouillant dans les décharges arrivent à récupérer quelques poussins encore vivants qu’ils vendent dans les souks pour quelques centaines de millimes. Ils sont achetés par certains parents pour amuser leurs petits. Ces poussins meurent généralement après quelques jours, faute de soins adéquats. Ainsi ces petits poussins n’auraient vécu qu’au maximum quelques heures.
Ailleurs, dans la plupart des pays, les poussins mâles sont envoyés directement vivants au broyeurs d’où ils sortent sous forme d’une pâte de chair broyée. L’élimination des poussins d’un jour pose, pour le secteur avicole intensif mondial, un sérieux problème d’éthique. Des recherches sont entamées depuis quelques années pour trouver des alternatives et éviter le massacre. Pour le moment aucune solution pratique, rapide et peu chère n’a été trouvée et on continue encore dans le monde entier à tuer des milliards de poussins par an dont le seul crime c’est de naitre poussins mâles.
Une nouvelle technique basée sur un test réalisé entre le septième et dixième jour d’incubation, par coloration de l’intérieur de l’œuf à travers un petit trou fait dans la coquille, permet de savoir si l’embryon à l’intérieur va donner un poussin mâle ou femelle. Ceux qui vont donner un poussin mâle seront recyclés dans l’alimentation animale. Cette solution pourra être utilisée par les couvoirs d’ici quelque temps, dés la finalisation de la technique et la production à grande échelle du test.
Les souffrances de la pondeuses en cage
La poule pondeuse à l’âge de 20 semaines est généralement placée dans des cages de ponte. Ces cages grillagées et très exigües (pour la rentabilité de l’élevage, il faut placer le maximum de poules par mètre carré du bâtiment) ont le plancher en pente pour faire sortir les œufs pondus de la cage et comportent une mangeoire et un abreuvoir.
Les poules placées dans ces toutes petites cages varient de 4 à 6 poules. Celles-ci vont y passer toute leur vie soit une année de ponte pour être vendu ensuite. Les conditions étant difficiles à supporter, les poules ont tendance à se piquer par le bec. Ce piquage peut se transformer en cannibalisme et les poules peuvent finir par s’arracher des morceaux de chair surtout autour du cloaque. Pour prévenir le piquage, on procède alors au débecquage avant de placer les poules dans les cages.
Cette opération consiste à couper une partie du bec (le haut et le bas) grâce à une lame chauffée au rouge qui coupe et cicatrise en même temps. L’opération est faite sans aucun traitement préalable et l’opérateur est appelé à traiter rapidement le maximum de poules toujours pour réduire les frais de l’opération. La poule est censée manger (une quantité bien définie d’aliment) et produire le maximum d’œufs commercialisable.
Les poules qui ne pondent pas suffisamment sont éliminées sans aucun remord. Beaucoup d’abus ont été rapportés surtout lorsque le prix de vente des œufs est bas et n’arrive pas à couvrir les frais de production, l’éleveur est tenté de se débarrasser par tous les moyens de différentes façons de ces poules qui ne sont plus rentables.
En 1999, l’Union Européenne a établi les normes minimales relatives à la protection des poules pondeuses et transposées en France par l’arrêté du 1er février 2002. Cet arrêté a interdit à partir de 2012 l’utilisation des horribles cages grillagées classiques utilisées pour l’élevage de la pondeuse. Désormais celle-ci est élevée en cages aménagées plus spacieuses (comportant nid garni de sable, perchoirs, une aire de grattage picotage et une bande abrasive pour le raccourcissement des ongles). Quoique ces cages offrent plus de confort pour les poules, elles demeurent néanmoins peu confortables.
En Europe, les poules sont de plus en plus élevées soit au sol dans des bâtiments clos, soit en plein air ou selon le mode biologique (conformément au cahier des charges régissant la production en mode biologique). Pour plus de transparence et pour information du consommateur, les œufs commercialisés portent un numéro relatif au mode de production (0 pour les œufs en mode bio, 1 plein air, 2 élevage au sol et 3 pour les œufs issus de l’élevage en cage). D’autres textes législatifs ont suivis celui des poules pondeuses, et réglementent le reste des productions animales (poulet de chair, veaux, gavage des oies…).
Les supplices du poulet de chair et du dindon
Quoique le poulet de chair est élevé au sol et bénéficie de plus de liberté, toutefois il souffre tout au long de son élevage et jusqu’à son abattage. Le poulet industriel est abattu à l’âge de 35 jours au poids vif de 1,8 à 2 kg. La densité est très élevée et peut aller jusqu’à 25 poulets/m². Le poulet est élevé sur litière permanente tout au long de son élevage. Le premier jour le sol est couvert d’une couche de copeaux de bois ou de paille. Cette litière va recevoir tout le long des 35 jours d’élevage les déjections des poulets ainsi que l’eau qui parfois déborde des abreuvoirs. Humide, cette litière de déjections va fermenter et dégager de l’ammoniac très irritant surtout au niveau des muqueuses et des pattes.
A la fin de la période d’élevage, surtout si le bâtiment est mal ventilé, l’ammoniac finit par causer chez le poulet de graves brulures aux pattes et aux yeux. Pour booster la croissance et réduire la mortalité, le poulet reçoit presque chaque jour un vaccin ou rappel, un ou plusieurs médicaments et antibiotiques, des vitamines et parfois des minéraux. Généralement ces traitements sont distribués dans l’eau de boisson. Ces poulets ont été sélectionnés pour une croissance maximale. Souvent à la fin de la période d’engraissement ils deviennent tellement lourds que leurs pattes ne leur permettent plus de se tenir debout. Ils restent allongés sur le ventre prés de la mangeoire jusqu’au ramassage ou la mort. A 35 jours les poulets sont ramassés pour les conduire à l’abattoir. Cette opération se passe le soir pour arriver à l’abattoir aux premières heures du matin.
En Tunisie, le ramassage est généralement manuel avec des ouvriers qui attrapent 3 ou 4 poulets dans chaque main et les déposent dans les cageots de transport. Ailleurs, on a mécanisé l’opération de ramassage qui ce fait grâce à des engins équipés de tapis roulants qui emmènent les poulets jusqu’aux cages. Cette opération doit également se faire le plus vite possible. Il s’agit de vider les bâtiments, parfois de dizaines de milliers de poulets, le plus vite possible. Cette opération, se faisant dans la hâte, les poulets y laissent non seulement beaucoup de plumes mais ont parfois l’aile ou les pattes brisées. Les poulets sont envoyés ensuite vers l’abattoir.
L’abattage des poulets comporte plusieurs étapes. Le poulet est accroché par les pattes à la chaine d’abattage et il passe par un bac qui comporte une électrode destinée à donner au poulet un choc électrique pour le désensibiliser. Cette opération va permettre de détendre le poulet et faciliter sa saignée et son plumage par la suite. Il arrive parfois que l’anesthésie n’est pas entièrement maitrisée surtout si le poids des poulets n’est pas homogène. La dose du courant électrique infligée au poulet soit trop faible, dans ce cas le poulet n’est pas complètement désensibilisé et reprend conscience à la sortie du bac d’étourdissement. La dose peut être également trop importante et le poulet peut mourir au cours de cette opération. Pour cette raison, dans certains pays les abattoirs procèdent à l’étourdissement au gaz CO² à faible concentration à la place de l’électrocution.
Le dindon est élevé également au sol sur litière permanente, dans les mêmes conditions que le poulet. La durée d’élevage est plus longue et le poids des animaux beaucoup plus lourd. Le dindon destiné à produire la viande subit les mêmes supplices que le poulet mais plus longtemps.
Aucune réglementation du bien-être animal en Tunisie
Le bien-être animal des animaux d’élevage n’est pas actuellement considéré comme une priorité en Tunisie. De nombreuses association et organismes travaillent pour améliorer les conditions de détention des animaux de trait et des animaux de compagnie. Les Tunisiens ont été sensibilisés, grâce aux réseaux sociaux, au problème de l’abattage des chiens errants par les agents municipaux. Il est vrai que tuer et faire souffrir ces animaux et leurs progénitures est inadmissible et n’est pas la meilleure solution pour résoudre le problème des chiens errants et celui de la rage.
Depuis une année la Tunisie s’est dotée d’un Comité spécialisé en expérimentation animale (CEEA) chargé d’étudier et d’examiner les conditions d’éthique et de bienêtre dans lesquelles sont détenus et utilisés les animaux lors des expérimentations de laboratoires.
En revanche on ne parle pas du tout de la souffrance des millions d’animaux des élevages avicoles intensifs. A part un arrêté du ministère de l’Agriculture (du 21 octobre 2006 portant approbation du cahier des charges fixant les normes relatives aux bâtiments d’élevage et leurs équipements), la Tunisie ne dispose d’aucune réglementation régissant le bien être des animaux d’élevage. L’absence de réglementation régissant le bien-être des animaux d’élevage laisse la porte ouverte à toutes sortes de dérapages et d’abus. Ailleurs, les conditions de détention, de transport et d’abattage des animaux d’élevage sont réglementées et des sanctions très sévères sont infligées aux contrevenants.
Lutte contre la maltraitance dans les élevages avicoles
La maltraitance des animaux d’élevage est de plus en plus mal vue par les consommateurs qui exigent une production plus éthique et respectueuse de l’animal. Pour le consommateur, un animal bien soigné est un animal en bonne santé. Celle-ci est gage d’un produit sain et de qualité. Par ailleurs le consommateur tient encore à l’image de la poule suivie par ses petits poussins qui picorent la terre à la recherche de la petite graine ou du petit vers de terre. Bien évidemment la réalité est tout à fait autre et il est certain que la poule dans les élevages intensifs est loin d’être heureuse.
Les conditions dans lesquelles est élevée la volaille dans les élevages intensifs donnent la chair de poule. Il faut veiller au respect des normes d’élevage et épargner toute souffrance aux animaux. Pour la poule pondeuse, il est souhaitable d’abandonner l’élevage dans les cages classiques et d’opter au moins pour les cages aménagées. Le mieux serait de passer directement à l’élevage au sol ou de préférence à l’élevage de plein air. Pour le poulet et le dindon, l’accès des animaux à un parcours à l’extérieur du bâtiment est très bénéfique pour la santé des animaux.
Il est temps d’élaborer et publier une réglementation relative au bien-être animal, de l’appliquer et de la contrôler tant au niveau de la production qu’au niveau du ramassage des animaux, du transport et de l’abattage. Il faut également encadrer les éleveurs pour éviter les erreurs d’élevage. N’est pas éleveur qui veut, il faut avoir une formation et même un diplôme pour savoir se comporter et conduire des troupeaux des animaux d’élevage en rapport avec le bien être animal. Il faut également les encourager à utiliser le moins possible de médicaments. Il vaut mieux soigner les conditions d’élevage (température, humidité, ventilation…) que soigner les animaux.
Il faut encourager le développement d’élevages de qualité, bio et certifiés, respectant le bien-être animal et l’environnement et offrant au consommateur des produits de qualité. Ces produits étant destiné à la consommation locale, il n’est pas nécessaire d’avoir des certifications internationales très coûteuses. Il serait possible d’élaborer des normes et des certifications nationales moins onéreuses tenant compte des contraintes locales comme l’alimentation des animaux, l’hygiène sanitaire…
Le passage aux modes d’élevage alternatifs demande des investissements et vont entraîner une augmentation des prix de revient. L’Etat doit intervenir pour soutenir les éleveurs dans cette démarche. Le consommateur doit également accepter de payer un peu plus cher des produits plus éthiques et plus respectueux des animaux. Il est nécessaire toutefois de sensibiliser le consommateur et lui expliquer les raisons, s’il y a, de l’augmentation des prix dans les systèmes alternatifs qui collent mieux à la bonne image de l’élevage chez le consommateur : un élevage plus proche de la nature, des animaux en meilleure santé et des produits de meilleure qualité.
Contrairement à l’élevage intensif classique, la préoccupation principale de l’élevage éthique n’est pas de produire plus au prix le plus bas mais de produire dans le respect du bien être animal, la qualité et l’image du produit chez le consommateur.
* Institut national agronomique de Tunisie.
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