Avant de nous quitter avec son lot d’épreuves qui laisseront dans les mémoires leurs traces indélébiles, l’année 2020 a fini par emporter avec elle l’un des plus illustres symboles de la gauche tunisienne depuis les années soixante, Gilbert Naccache.
Par Nader Hammami (traduit de l’arabe par Tahar Ben Meftah)
Personnellement, je ne fais pas partie des adeptes des commémorations où se mêlent les voix de ceux qui partagent les valeurs de liberté, de justice sociale et de refus des discriminations et de ceux qui ne partagent pas ces revendications constitutives du credo de la gauche tunisienne. Les oraisons funèbres sont devenues une pratique malheureusement si courante qu’elles ne suscitent plus ni l’étonnement ni la réprobation. Et ces tentatives éhontées de complaisance, de récupération ou d’opportunisme médiatique font désormais partie de notre paysage.
Si l’on considère que la mort est inévitable, on ne peut qu’admettre que Gilbert soit mortel comme nous le sommes tous. L’être humain a toujours cherché en vain «l’arbre de l’éternité et un royaume infini», tel Moïse frappant de son bâton le Prince de la Mort et ne réussissant qu’à l’éborgner, ou Gilgamesh tentant de tuer la mort sans y parvenir. Car la mort a toujours fait partie de la vie, lui donnant un sens qu’elle n’aurait pas autrement et sauvant de l’absurde nos actes et notre vie. La mort a de fait des avantages que nous devons lui reconnaître humblement.
Ecoute un peu les médias! Regarde les photos ici ou là ! Lis ce qui a été écrit et diffusé ! Tu auras l’impression qu’il s’agit d’une page tournée, que l’oubli maudit et les mémoires courtes ont définitivement effacé. Des noms de jeunes qui ont défié le temps, à la manière des Sept dormants, pour donner lieu à une légende inouïe; des jeunes habités par le rêve d’une Tunisie libre, pour laquelle ils ont sacrifié les plus belles années de leur vie sans attendre ni récompense ni remerciements.
«L’esprit Perspectives» plutôt que ses références idéologiques
La mort de Gilbert a fait ressurgir dans l’espace public le nom de «Perspectives-Le Travailleur Tunisien», nous amenant à revisiter, peut-être, une des plus profondes expériences de la Tunisie au lendemain de l’indépendance. Ce regain d’intérêt n’induit pas pour nous cependant une réflexion sur le bilan de cette expérience et sur les divergences apparues entre les différentes composantes de la gauche tunisienne depuis le milieu des années soixante jusqu’au début des années quatre-vingt. Ce qui nous interpelle c’est «l’esprit Perspectives» plutôt que les références idéologiques ou les aspirations politiques.
Dis ce que bon te semble de ceux qui ont adhéré à Perspectives et des combats qu’ils menaient contre des moulins à vent, qui font terriblement penser celles et ceux qui connaissent leurs écrits et leurs parcours dans la clandestinité et en prison, aux guéguerres de Don Quichotte.
Tu peux palabrer autant que tu veux sur leurs débats défiant toute logique alors qu’ils étaient entre les murs des cachots, subissant les affres de la torture qu’ils semblaient narguer. Tu peux évoquer à souhait une audace avoisinant le suicide dans leur affrontement du «Léviathan» incarné par le Parti unique et par l’Homme providentiel, qui s’était intronisé «Père de la Nation tunisienne» (Habib Bourguiba, Ndlr) qu’il aurait réunie alors qu’elle n’était qu’une poussière d’individus en proie à l’ignorance, la crasse et la variole, pour en devenir le chef absolu et éternel. Mais ces jeunes se dressèrent contre cet ordre des choses; ils furent alors exclus des rangs de la nation, accusés d’ingratitude, de refus de s’incliner devant l’impérative union. Ils ont fait choix de «l’enfer» de la liberté et de l’émancipation, tourné le dos aux certitudes froides et à la recherche de la tranquillité et de la préservation de soi à l’ombre du confort du renoncement.
Ces hommes qui ont choisi l’enfer de la liberté
Dis ce que tu veux de ceci et du reste. Mais tu ne seras pas indifférent à la lecture des récits de ces jeunes dans ‘‘La Gamelle et le Couffin’’, traduction par Hajer Bouden de ‘‘Al-Habskaddhabwal-hayyyrawah’’, de Fathi Ben Haj Yahya, dans ‘‘Prison et Liberté’’ de Mohamed Chérif Ferjani, dans ‘‘Les lunettes de ma mère (Naddhârâtummî)’’ d’Ezzedine Hazgui, dans ‘‘Le Voleur de tomates ou la prison m’a donné une vie supplémentaire’’ de Sadok Ben Mhenni, dans ‘‘Prisonnier dans mon pays’’ de Mohamed Salah Fliss, dans ‘‘Cristal’’ de Gilbert Naccache, et dans d’autres témoignages comme ceux de Noureddine Ben Khedher, Hachemi Troudi, Ammar Zemzemi et Ahmed Ben Othman. Dis ce que tu veux de tout cela; mais tu ne pourras pas nier qu’ils ont aimé ce pays comme personne, chacun à sa façon certes, mais ils l’ont aimé et lui ont sacrifié les années de leur jeunesse sans compter.
Durant les jours qui ont suivi la mort de Gilbert Naccache, nous avons vu défiler les noms de militants de «Perspectives», entendu répéter le nom de l’organisation, comme si la mort de «Papi» (nom par lequel ses camarades aimaient l’appeler), l’avait ressuscitée. Mais la question qui continue à me tarauder avec insistance est la suivante : Qu’est ce que nos jeunes savent aujourd’hui de cette organisation et de ses symboles ? Qu’ont fait les «médias de l’éphémère» pour rappeler à la mémoire ces luttes et les enjeux de cette étape difficile de l’histoire de la Tunisie indépendante ? Trouvons-nous dans nos programmes scolaires, à quelque niveau que ce soit, un thème, un texte ou même un seul passage qui puisse susciter l’intérêt de nos élèves et étudiants pour cette période cruciale qu’on semble vouloir ensevelir définitivement dans les épaisseurs de l’oubli ?
Soustraire la Tunisie à la chape des codes contraignants
Il est pourtant légitime de se poser la question de savoir ce que les jeunes d’aujourd’hui pourraient apprendre des écrits du groupe «Perspectives» et ce qu’ils garderaient de cette expérience. On a le droit de se poser cette question tant qu’on n’a pas encore lu !
Alors lis !
Si tu es un amateur de textes transpirant la haine, l’envie, le désir de vengeance et de règlement de comptes, les fausses larmes, la guigne ou les lamentations, alors n’ouvre aucun des livres du groupe «Perspectives»; tu n’y trouveras rien de cela. Si tu cherches dans les pages du passé des armes pour démolir les fondements de l’Etat tunisien indépendant, dont l’enseignement ou les droits des femmes, je te conseille d’aller voir ailleurs. Si même tu es animé par le désir d’assouvir ta haine des bourreaux et des geôliers, passe ton chemin car tu ne trouveras rien qui puisse satisfaire ta quête et tu en reviendras avec ta soif. C’est là le premier grand enseignement: celui dont le cœur est habité par la haine ne peut aimer rien ni personne.
Mais la leçon est encore plus profonde : assumer la responsabilité d’un choix. Ils avaient choisi leur voie par conviction et par volonté. Ils auraient pu faire preuve d’indifférence, laisser tomber, et opter pour une vie paisible dans une Tunisie qui fit le choix de l’ouverture, au début des années soixante-dix, pour devenir une destination touristique où affluaient de beaux visages du monde entier; une Tunisie ouvrant largement ses bras aux grandes festivités de musiques et de chants éternels et où la libération superficielle des mœurs s’était élargie à la dimension des pantalons «pattes d’éléphants». Ils auraient pu scruter avec des yeux fascinés par les mini-jupes de belles jeunes filles, découvrant des jambes libérées de toutes les chaines du conservatisme, et soustrayant la Tunisie à la chape des codes contraignants venus d’un orient à la fois proche et lointain.
Les écrits de ces jeunes étaient pétris de modestie et débarrassés de tout narcissisme; tu n’y trouveras aucun signe de glorification qui, pourtant, serait justifiée. Une profonde pudeur imprègne les textes et les témoignages, évitant par-dessus tout le moindre signe d’autocélébration. Ainsi les scènes de torture sont-elles peintes avec humour et légèreté, faisant sourire le lecteur tout en arrachant une larme aux plus endurcis. Ton esprit s’évade alors dans les caves de l’antique Borj Erroumi et les cellules de la tristement célèbre Prison du 9-Avril, imaginant les tambourinades sur les portes des cellules et éprouvant presque physiquement l’humidité suintant des murs. Tu te surprends à rire des blagues entendues ici ou là, entre un coup de pied et un coup de poing; tu entrevois même le «couffin» ou la gamelle, et te parviennent, lancinants, les chants des nuits glaciales ou étouffantes.
L’accord sans faille sur les grands principes
Parmi les enseignements de l’expérience, on découvre que les divergences sont possibles, voire parfois nécessaires; mais reste, par-dessus tout, l’accord sans faille sur les grands principes : la liberté et la justice sociale. Il est en effet normal que les trajectoires puissent bifurquer; mais elles demeurent des divergences de voies dont les enjeux ne relèvent pas d’intérêts subjectifs ou égoïstes. Les différends existent encore, jusqu’à aujourd’hui, mais sans l’intention de nuire les uns aux autres. Dans cette expérience, il y a une grandeur morale qui s’élève au dessus des petitesses et du «pragmatisme à deux sous»; même s’il leur arrive de se taxer réciproquement d’extrémisme ou de révisionnisme, ou s’ils en viennent à de profondes oppositions.
Ce que l’on peut retenir également de l’expérience des jeunes perspectivistes et de leurs écrits, c’est leur foi inébranlable dans l’avenir et la certitude que cet avenir sera porteur d’espoir pour une humanité plus solidaire. Cette génération n’a jamais cessé de lire et d’apprendre malgré les contraintes de l’engagement dans le combat politique; ils n’y ont jamais vu un frein à l’acquisition des savoirs et à l’approfondissement des connaissances. Pour eux, se former intellectuellement, en continu, permet de ne pas sombrer dans l’ignorance, synonyme d’abdication et de défaite.
Les témoignages relatifs aux nombreux débats idéologiques et philosophiques en prison, à la nécessité vitale de lecture, à la poursuite des études tout en réclamant les droits politiques, sociaux, économiques et civiques, en sont la parfaite illustration.
Ce que cette expérience doit nous laisser en mémoire, et notamment dans la mémoire de notre jeunesse, c’est l’enracinement des membres du Groupe Perspectives dans cette terre de Tunisie dont ils sont restés le vrai sel, bien que beaucoup d’entre eux aient parcouru tous les coins du monde, à l’est comme à l’ouest.
Telle est l’âme de «Perspectives». Et si nous pouvons, peut-être; nous passer de l’organisation historique, vieille désormais de plus d’un demi-siècle, nous avons un besoin urgent de son esprit et des enseignements indispensables de son expérience pour la Tunisie et pour son avenir.
* Maître assistant, Université de Carthage.
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