Ce texte est une réponse d’un intellectuel tunisienne à une tribune publiée par le journal français Le Monde du 10 octobre 2021 sur la situation en Tunisie, développant des analyses mal-informées, unilatérales voire spécieuses. En appelant au retour à «la norme» d’avant le 25-Juillet, elle exprime des positions objectivement réactionnaires, indépendamment des bonnes intentions de certains de ses signataires.
Par Mustapha Alaoui *
Quand on trouve parmi les signataires de la tribune du Monde les noms de François Burgat, défenseur sans réserve des islamistes quoi qu’ils fassent, et de Taoufik Ben Brik, supporteur de Nabil Karoui, candidat à la présidence en 2019 actuellement en prison en Algérie, on peut se faire une première idée sur l’orientation de la tribune et on peut se permettre de penser que certains intellectuels européens et arabes se sont manifestement «fait piéger», peut-être par manque d’informations en la signant (nous pensons notamment à Edgar Morin et à Jean Ziegler).
Le contenu de l’analyse de cette tribune pousse aussi à s’interroger sur l’identité des vrais rédacteurs du texte. En effet, une telle analyse ne peut pas être celle de Morin ni de Ziegler. L’argumentation juridique sur laquelle repose cette analyse est unilatérale voire spécieuse. On présente l’interprétation du président comme «lui [étant] propre» et faite «en dehors de toute légalité» et on ajoute que «de nombreux constitutionnalistes s’accordent à dire que rien ne justifie un tel accaparement du pouvoir» et dénoncent «une interprétation délibérément faussée de la norme suprême.» En fait, la majorité des Tunisiens savent que tel n’est pas le cas car d’autres constitutionnalistes, non moins éminents que les contestataires, approuvent l’interprétation du président.
On pointe le résultat et on oublie la cause
Observons que la position des auteurs de la tribune, quand ils présentent la lecture de la constitution que fait Saied comme «une interprétation faussée», est partiale: ils ne disent aucun mot sur les raisons politiques, économiques, sociales et internationales qui justifient cette interprétation spécifique. Les rédacteurs se sont contentés de concéder que «personne ne conteste que, depuis 2011, le pays a peiné à se doter d’une Constitution et à rassembler un personnel politique qui lui assure stabilité et cohésion, et lui permette de poursuivre son virage vers une démocratie moderne.» Ils passent sous silence tout le mal qui a été fait au nom de la constitution et contre la stabilité et la cohésion du pays! Ils se contentent d’un «jugement de valeur» en invoquant «l’instrumentalisation démagogique par l’actuel président du sentiment légitime de désenchantement». Cette «démagogie» s’inscrirait, selon eux, «dans la lignée des régimes populistes qui, au nom de la défense des intérêts du peuple, court-circuitent ou anéantissent tous les contre-pouvoirs et foulent aux pieds l’intérêt public.» Ils ne se disent rien sur les raisons qui sont à l’origine de cette situation exceptionnelle.
Il est clair que l’analyse que contient cette tribune pointe le résultat et non la cause et ne fait aucune allusion aux multiples abus dont la jeune démocratie en Tunisie a été l’objet. En effet, les islamistes et leurs alliés ont, au nom de la légalité, commis toutes sortes de préjudices, nui gravement à l’intérêt public et ne se sont pas gênés de se salir les mains. Ils ont, par là, dépouillé de leur caractère démocratique des élections qui les ont portés au pouvoir! Les auteurs de la tribune s’offusquent de «l’instrumentalisation démagogique» opérée par le président mais semblent admettre que cette jeune démocratie soit instrumentalisée par des réseaux et des partis corrompus, clientélistes et mafieux ! Ne pas souligner cette autre forme d’instrumentalisation revient à blanchir l’ancienne majorité parlementaire et l’ancien gouvernement présidé et à innocenter des criminels.
Association fallacieuse des islamistes à un Prix Nobel décerné… contre eux
En plus de cette «omission» qui n’a rien d’innocent, les rédacteurs de la tribune tiennent un discours fallacieux en évoquant la situation politique du pays. Dans un premier temps, ils comparent entre deux moments de l’histoire actuelle de la Tunisie en rappelant qu’«en 2015, le prix Nobel de la paix avait été remis, pour son rôle après la révolution de 2011, au quartet pour le dialogue national…» alors qu’actuellement «la captation des pouvoirs à l’œuvre et les mesures employées promettent désormais à la Tunisie le retour à une forme d’âge de pierre intellectuel, rompant avec les idéaux portés par la révolution de 2011». Ils oublient de mentionner le fossé qui séparait le quartet récompensé par le prix Nobel et les islamistes qui avaient le pouvoir à cette époque et qui ont continué à gouverner jusqu’au 25 juillet dernier – les islamistes d’Ennahdha ont bénéficié, après 2019, du renfort du bloc encore plus à droite d’Al-Karama en plus du parti de Nabil Karoui, actuellement emprisonné en Algérie (Quel bel âge de fer intellectuel regrettent les auteurs de la tribune!).
Décidément, les rédacteurs de ce «manifeste» induisent leurs lecteurs en erreur : le prix Nobel a récompensé un effort qui a été fait contre les politiciens de l’avant 25 juillet. Ce jeu sur la périodisation et cet amalgame qui va jusqu’à associer implicitement les islamistes à un Prix Nobel décerné contre eux est indigne d’un intellectuel qui se respecte.
Pire encore : les rédacteurs de la tribune n’ont rien dit sur la position des organisations du quartet vis-à-vis du 25 juillet : celles-ci ont adopté une position de «soutien critique» et aucune d’elles n’a parlé de putsch réactionnaire (cela a été caché par les auteurs de la tribune qui ont donc instrumentalisé le prix Nobel attribué au quartet tunisien).
Dans un deuxième temps, les mêmes rédacteurs opposent l’ancien président Béji Caid Essebsi à l’actuel président Kais Saied en écrivant : «l’histoire se rappellera également que le président Béji Caïd Essebsi, mort en juillet 2019, avait été à l’initiative du projet de loi sur l’égalité en matière d’héritage. Kaïs Saïed a enterré ce projet, provoquant la consternation des associations féministes. Au sujet de la peine capitale, le président tunisien avait déclaré : »Je ne pense pas que la solution soit […] de ne pas imposer la peine de mort. » Kaïs Saïed est également opposé à la dépénalisation de l’homosexualité», et les auteurs du texte concluent qu’il est «consternant que la Tunisie, qui avait allumé la première lumière du »printemps arabe », dont les acteurs de la société civile ont montré depuis longtemps leur attachement aux principes fondamentaux de la démocratie et au respect des droits des femmes et des minorités, connaisse aujourd’hui une telle régression».
Désinformation, mensonge et instrumentalisation
Par cette façon de soulever ces problèmes, les auteurs de ce texte trompent leurs lecteurs encore une fois car ils ne leur disent pas que la plupart de tous ceux que Saied a démis le 25 juillet, les islamistes en l’occurrence, étaient hostiles aux projets modernistes proposés par Béji Caïd Essebsi. En réalité, ces derniers sont beaucoup plus conservateurs que Kais Saied. Dans cette comparaison, il y a un mensonge et une instrumentalisation : les auteurs du texte, par leur façon de présenter ces questions, se servent des propositions modernistes faites par feu Béji Caid Essebsi pour glorifier la période qui a précédé l’arrivée de Kais Saied (de facto cette glorification rejaillit aussi sur les islamistes qui avaient entre les mains l’essentiel du pouvoir pendant le mandat en question).
Tout est bon, ainsi, pour insinuer qu’il y a eu une «régression». Que Kais Saied soit plus conservateur que Béji Caïd Essebsi sur certains points est une chose, mais que cette comparaison soit faite dans cet esprit, sans que soient dénoncés explicitement Ghannouchi , Karoui, Makhlouf et consorts, cela frise une démagogie encore plus exécrable que celle de Saied, si tant est que celui-ci ne soit qu’un démagogue.
Rappelons ici que Caid Essebsi a été trahi par Ghannouchi et Karoui et qu’il n’a lui-même rien fait contre la corruption et que par le pacte qu’il a passé avec Ghannouchi à Paris, en présence de Karoui, il est, en grande partie, responsable de ce qui se passe actuellement en Tunisie.
Bref, il y a donc régression et régression. Quant à «la lumière» tunisienne du «printemps arabe», elle devrait être évaluée non seulement en fonction de la constitution qui est bonne sans être impeccable, mais aussi et surtout en fonction de ce qui a été fait pour répondre aux revendications des jeunes que le slogan le plus important de la révolution «Travail, liberté et dignité nationale» illustre parfaitement.
Tout en comprenant la crainte d’une dérive vers l’autoritarisme et le despotisme exprimée par certains politiciens et journalistes, il est surprenant de remarquer qu’en parlant de ces déviations et de régimes politiques qui ne se ressemblent pas, des différences pourtant importantes ne sont pas soulignées entre les formes du populisme (de droite, de centre et de gauche, selon C. Mouffe par exemple) et du césarisme (progressiste ou réactionnaire, selon A. Gramsci, par exemple). Il serait utile, dans ce sens, de rappeler qu’il y a une distinction à faire entre conservatisme, populisme ou césarisme «partiels» et «complets» et une différence entre «l’idéal type» et la réalité historique, surtout si cette réalité ne fait que commencer comme c’est le cas pour la Tunisie.
Au lieu de cela, nous nous trouvons avec cette tribune face à des jugements hâtifs. Ce qui devrait être une alerte ou une prévention est exprimé comme si l’éventualité ou le risque de la dérive était une déviation vers le despotisme déjà accomplie.
La question essentielle est, à notre avis, la suivante : quelle est la place réservée dans cette tribune à l’hypothèse «césarienne progressiste», «populiste de centre, voire de gauche» ?
La réponse : aucune !
Une césarienne risquée mais probablement nécessaire
Le fait qu’une telle hypothèse soit écartée est dû, selon nous, à la sacralisation de la norme constitutionnelle qui régit la démocratie représentative parlementaire même si la constitution et la démocratie sont instrumentalisées par des forces rétrogrades qui cherchent à déstructurer une société et à ruiner un État. Pour se défendre, celui-ci peut, dans une situation particulière, n’avoir de solution entre ses mains que la césarienne, douloureuse, risquée, mais probablement nécessaire face au blocage démocratique causé par une classe politique dégénérée et corrompue.
La métamorphose – ce concept cher à E. Morin qu’il préfère au concept de révolution – espérée de la société tunisienne ne peut se faire que si notre pays réalise dans le cadre d’un régime démocratique, une partie, au moins, des objectifs que le slogan «travail, liberté et dignité nationale» résume bien. La voie qui peut y mener n’est jamais certaine et encore moins droite, et les dérives, vers un sens ou un autre, sont toujours possibles dans le cours réel de l’histoire de tout pays.
Que faire contre les dérives? Les dénoncer et les combattre si elles sont réelles, les prévenir si elles sont virtuelles et empêcher qu’elles deviennent un fait accompli.
Le 25 juillet 2021 en Tunisie est un processus «non-idéal» dans une démocratie républicaine parlementaire car il a conduit au gel du parlement, à la dissolution de l’ancien gouvernement, à l’arrêt de l’application intégrale de la constitution et à son remplacement par les décrets présidentiels, etc., selon une lecture spécifique de l’article 80 de la constitution suite aux dangers réels que sont devenus le gouvernement et le parlement.
Il y a eu des erreurs commises par Kais Saied et il y en aura, il y a aussi une tendance césarienne, populiste (mais de quels types?!), et les dérives autoritaires (qui ne sont encore jusque-là ni autocratiques ni despotiques au sens propre de ces mots) sont possibles. Précisons aussi que la restauration de la situation d’avant le 25 juillet signifie le retour à une «configuration démocratique» qui favorisait la corruption mafieuse, donnait le pouvoir politique à une classe dégénérée et, par là, livrait le pays en pâture aux axes régionaux et internationaux.
Ce que Kais Saied a fait est un mal nécessaire pour le pays. Cependant, l’état d’exception actuel ne doit pas durer, ne doit pas se transformer en état ordinaire, et en même temps, il n’est pas question de revenir à la situation politique d’avant le 25 juillet. Le pays est dans une phase critique qui nécessite un sauvetage «césarien» urgent de type nouveau : un césarisme civil et temporaire, qui évite autant que possible la dérive autoritaire et focalise sur la corruption politico-mafieuse locale (soutenue par des puissances étrangères) tout en garantissant les droits et les libertés individuelles et collectives.
Avouons-le, il s’agit là d’une aventure, d’un pari historique où rien n’est garanti. Seule la lutte des élites et de la société civile peut contribuer à créer les conditions d’une issue favorable à ce processus. La pression internationale dans laquelle s’inscrit la tribune du journal Le Monde ne fait qu’aggraver une situation de blocage causée essentiellement la gangrène de la corruption qui ronge tous les secteurs du pays.
Prendre ce risque vaut mieux qu’accepter que le paysage désolant d’avant le 25 juillet se perpétue et transforme le pays en un champ de ruines.
La tribune du journal Le Monde voit les choses sous un angle alarmiste. Au lieu d’exiger une feuille de route, des garanties démocratiques, une approche coopérative et participative, comme le demande par exemple le quartet, elle incite au retour à «la norme» d’avant le 25 juillet et, dans ce sens, elle est objectivement réactionnaire indépendamment des bonnes intentions de certains de ses signataires.
* Doctorant, assistant de recherche et auxiliaire d’enseignement au département de sciences des religions à l’université du Québec à Montréal.
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