Les cliniques privées ne sont pas des sociétés commerciales banales et leur gestion ne saurait répondre aux seuls impératifs de la satisfaction des actionnaires. Mais est-ce le cas de toutes les cliniques privées en Tunisie où le croisement des intérêts des actionnaires, et des plus grands parmi eux, prime sur tout le reste ?
Par Dr Mounir Hanablia *
Un document assez remarquable a été adressé aux actionnaires d’une clinique privée de la Tunis. Daté du 11 janvier 2022, il présentait néanmoins les vœux du conseil d’administration à ses destinataires, et ainsi que le dit l’adage, «mieux vaut tard que jamais». Mais surtout il faisait le point sur la situation de la société : reprise de l’activité «à froid» et traitement de quelques «malades étrangers», prise en charge «en 2021» des patients atteints du Covid pour améliorer «les bénéfices et la notoriété des cliniques», renouvellement du plateau technique et informatique par l’acquisition d’équipements ultra modernes de diagnostic, étude préparatoire en vue de l’installation d’un laboratoire de biologie «intramuros», perspectives de bénéfices pour les actionnaires après sept années (bibliques) de vaches maigres, apologie des actionnaires qui grâce à leur fidélité ont rendu possibles les bénéfices, engagement à améliorer la qualité des prestations afin de satisfaire le plus grand nombre d’actionnaires et solliciter leur collaboration dans un milieu très concurrentiel.
Du lac au marigot
Ce document clairement improvisé prétendait visiblement désamorcer des oppositions, réunir tous les actionnaires autour du conseil d’administration, et calmer une critique dont sans doute la véhémence ne traduit que l’âpreté croissante d’affrontements sans fin, et l’importance des enjeux.
Il est vrai que les sujets de mécontentement ne manquent pas. En premier lieu il faudrait expliquer comment une nouvelle clinique ouverte en 2014 par l’un des anciens grands actionnaires de la société qui a vendu la majorité de ses parts puisse avoir dégagé des bénéfices en 2020 en pleine pandémie au profit de ses sociétaires, alors que la clinique d’origine, ouverte en 2000, n’avait plus dégagé de bénéfices depuis l’ouverture de la structure concurrente. Il faudrait également savoir pourquoi en 2008 quand le projet de nouvelle clinique avait été lancé et que son initiateur avait vendu ses parts (il avait trouvé acquéreur), le conseil d’administration de l’époque ne s’y était pas opposé alors qu’il en avait non seulement le droit, mais aussi le devoir, ainsi que le stipule l’article 1271 du Code des Obligations et des Contrats, éventualité qui selon l’article 1273 du même Code constitue une faute dont il doive répondre.
Ainsi, en 2008 , le conseil d’administration n’avait pas accompli sa tâche «avec la diligence requise», et à partir de 2014 la société a commencé à en payer le prix avec l’ouverture d’une structure concurrente par quelques-uns des anciens actionnaires, au détriment des autres, les «fidèles», privés depuis lors de dividendes.
Actuellement dans l’opportunité de réclamer fidélité et solidarité, le conseil d’administration ne doit néanmoins pas oublier de quelle manière celles-ci avaient été bafouées par ses propres membres, dans le passé.
Cette attitude complaisante du conseil d’administration vis-à-vis de l’un de ses anciens membres pourrait s’expliquer, indépendamment de possibles transactions sur les parts cédées du capital. En effet, dans un établissement destiné au traitement des malades, la participation au conseil d’administration confère avant tout une garantie, celle de recevoir une bonne partie des patients fréquentant les services, sous la supervision du directeur médical et des surveillants relevant de son autorité. Ceci explique que pour plusieurs des actionnaires de la clinique, les dividendes annuels ne constituent pas une fin en soi.
Des clans en éternelle recomposition
En réalité c’est la garantie d’un flux continu de malades, beaucoup plus gratifiant, qui constitue la préoccupation principale des uns et des autres, et en général, c’est la raison suffisante expliquant les affrontements continuels entre les principaux actionnaires regroupés en clans en éternelle recomposition.
Dans un tel environnement le conseil d’administration se trouve souvent incapable d’imposer sa volonté parce que l’exercice quotidien du pouvoir se situe en réalité entre les mains des agents de l’administration et que ceux-ci sont avant tout fidèles et personnellement liés à ceux qui les ont recrutés, dont en les servant ils ont eux-mêmes tiré bénéfice.
Dans les faits, alors que la société ne dégage pas de dividendes depuis sept années, quelques-uns parmi les actionnaires continuent de prospérer grâce à leur activité professionnelle dans ses locaux, en en exploitant les ressources matérielles et humaines qui en réalité font partie de la propriété collective.
Dans le contexte actuel, la contestation atteignant sans doute des sommets sans précédents en prenant prétexte de l’absence de dividendes depuis des années, on peut donc comprendre les motivations sous-tendant le document actuel.
Rendre hommage aux médecins traitant leurs propres patients au sein de la clinique en leur attribuant le mérite des bénéfices réalisés par la société des actionnaires est en réalité une justification des avantages qui leur sont concédés, ceux avant tout de disposer des patients obtenus par le biais de conventions avec des assurances ou autres organismes de prestations sociales, particulièrement quand il s’agit d’étrangers payants.
Ce qui paraît en soi même logique consacre en réalité une injustice flagrante, celle que des actionnaires tirent un bénéfice de l’activité propre de l’établissement dont sont privés tous les autres, d’une manière où la transparence n’est pas de mise.
Les ambiguïtés volontaires aggravent le mécontentement
Au cours des assemblées générales des actionnaires, il n’est jamais fait mention du chiffre d’affaires détaillé réalisé par les médecins du fait de leurs activités dans les cliniques, qualifié pudiquement de «passif courant», que globalement. Ainsi au cours de l’année 2020, il s’élevait à près de 14 millions de dinars, sans en connaître les bénéficiaires, alors que la clinique ne réalisait plus de bénéfices depuis des années. Qui plus est, les bénéficiaires ne veulent pas acheter les actions des lésés, ce qui est une aberration.
Les sujets de mécontentement ne manquent donc pas, et les ambiguïtés volontaires ou non ne sauraient que les aggraver. La récente lettre du conseil d’administration, parlant de «prises en charge» de patients atteints de Covid en 2021, suggère conséquemment un accroissement des bénéfices et du prestige des établissements.
Que les bénéfices augmentent concomitamment au nombre d’hospitalisations est une évidence dont on ne voit pas pourquoi il faudrait la préciser. Que le prestige en croisse laisserait supposer une exclusivité des soins contredite par la réalité. Quant à affirmer que les prises en charge en question aient débuté en 2021 est une contre-vérité puisque c’est en 2020 que les patients atteints du Covid ont commencé à être traités.
Si c’est là une manière d’affirmer que la clinique a traité gratuitement des patients, et que le prestige qu’elle en a retiré s’est traduit par un accroissement du nombre de malades hospitalisés pour d’autres maladies, avec à la clé un accroissement des bénéfices, alors les choses eussent dû être écrites d’une manière plus compréhensible, et l’utilisation du qualificatif «gratuit» eut suffi à lever toute ambiguïté.
Le document n’en est pas à une ambiguïté près. En parlant de bénéfices réalisés, et en se référant aux «données comptables actuellement en sa possession», le président du conseil d’administration a entretenu l’équivoque en s’abstenant d’utiliser le terme le plus intéressant pour les actionnaires, celui de «dividendes». Et en réalité ce qu’il dit à ce propos peut être interprété par beaucoup comme un vœu pieux, n’entraînant de sa part aucun engagement. Or ce que tous les actionnaires du monde attendent d’un président du conseil d’administration, c’est bien des faits tangibles, et non de vagues promesses, même quand il s’agit d’un laboratoire d’analyses biologiques.
Au croisement des intérêts des actionnaires
A cet effet la législation tunisienne a fait obligation à toute clinique privée de la présence dans ses locaux d’un directeur médical, aux fonctions mal définies au point de se résumer en un seul pouvoir, celui de diriger les patients fréquentant l’établissement selon son seul bon vouloir. La nécessité d’imposer un laboratoire d’analyses situé intra-muros n’avait pas paru aussi évidente au ministère de tutelle. Durant plus de vingt années les prélèvements biologiques ont ainsi voyagé sur plusieurs kilomètres jusqu’aux locaux abritant des laboratoires privés où ils seraient réalisés, avec tous les aléas et les désagréments inhérents à la situation. Et évidemment la pérennisation de cet état de faits n’était justifiée que par une réalité, la participation importante au capital de la société de la clinique, du propriétaire d’un laboratoire. Mais du fait des affrontements incessants pour le pouvoir entre grands actionnaires, il s’est retrouvé écarté du centre de décision, et erreur de sa part, un jour, il a demandé des comptes, en assemblée générale, ainsi que le lui permet la loi, sur des conventions établies avec des parties étrangères. Et en fait il s’est avéré que sa demande était amplement justifiée. La riposte de ses adversaires semble avoir été de demander par un vote l’installation d’un laboratoire d’analyses dans la clinique, et le conseil d’administration traîne de toute évidence les pieds pour appliquer cette décision, qui plus de six mois après, en est encore à la phase d’études.
En conclusion, cet écrit du président du conseil d’administration ne fait que corroborer une réalité, celle de l’importance des conflits entre les principaux actionnaires dans la détermination des choix prioritaires. Ce qu’il dit est un appel au calme appelant à entériner le fait établi, celui d’une minorité tirant profit de la situation au détriment d’une majorité d’actionnaires, justifié selon lui par d’hypothétiques bénéfices ultérieurs. Ce qu’il ne dit pas, c’est que c’est cette même répartition élective des pouvoirs et des privilèges, qui a permis l’ouverture en 2014 d’une structure concurrente, avec pour résultat une dégradation de la situation financière dont la société n’a pas encore émergé.
Le plus inquiétant, c’est que l’intérêt des malades ne constitue toujours pas la raison essentielle des décisions du conseil d’administration.
* Médecin de pratique libre.
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