Des sociétés de commerce international volent le gagne-pain des commerçants locaux en bénéficiant frauduleusement d’une exonération de la TVA.
«Ils nous ont volé notre gagne-pain et nous ont causé des pertes considérables, ce qui nous pousse à réfléchir, sérieusement, à fermer nos locaux et à chercher une activité alternative». C’est par ces paroles amères que Haj Mohamed, un grossiste de produits alimentaires, résume l’épreuve qu’il traverse, en raison des agissements de plusieurs sociétés de commerce totalement exportatrices.
Le septuagénaire explique que «ces sociétés achètent des produits alimentaires destinés à l’exportation, en bénéficiant d’une exonération de la TVA, mais les vendent, ensuite, sur le marché local». «La vie est devenue plus dure, parce qu’ils nous ont pris notre marché, qui est notre source de revenus… Et nos clients traitent, désormais, avec eux, puisqu’ils vendent les mêmes produits alimentaires que nous, à des prix moindres», déplore Haj Mohamed.
Malgré quelques clients fidèles, le local du grossiste, qui subvient aux besoins d’une famille composée de 10 personnes, dont ses deux fils et leurs enfants, ne gagne plus autant qu’il y a quelques années, ce qui l’a amené à réduire de moitié le nombre de ses employés et à vendre une importante part de ses marchandises à crédit, à l’instar de la plupart des autres grossistes.
Selon les données du ministère des Finances, les sociétés de commerce exportatrices de produits alimentaires sont exonérées de la TVA à un taux variant de 6% à 18%, selon le type de marchandise. Cette exonération est appliquée lors de l’achat des produits alimentaires des sociétés de vente de gros autorisées, telles que Promogro, filiale de groupe Magasin General, et Cash and Carry (Carrefour), sur présentation du registre du commerce, de l’attestation d’achat en suspension de la TVA et de la commande d’exportation au bureau de contrôle des impôts. Les sociétés de vente de gros récupèrent, ensuite, auprès du ministère des Finances, la TVA déduite au profit des sociétés de commerce exportatrices de produits alimentaires.
Triple perte pour l’Etat
D’après les factures de certaines sociétés «fraudeuses», la situation est plus grave que les agissements évoqués par Haj Mohamed. Ce qui a poussée l’agence Tap, qui a mené l’enquête, à contacter l’une des sociétés de commerce totalement exportatrices, en se présentant en tant qu’acheteur désirant s’approvisionner en une grande quantité de produits alimentaires et ce par le biais d’un intermédiaire travaillant avec cette société. Mais, bizarrement, le propriétaire de ladite société ne se manifeste pas, ne répond pas au téléphone et ne rencontre pas ses clients. Il délègue, plutôt, à son homme de confiance et bras droit, la responsabilité de conclure les transactions et d’attirer les clients.
Pressé de conclure cette transaction, Khémaies, le bras droit en question, réplique : «Peu importe si cette marchandise va être exportée ou non… L’important est de nous verser 2% de la valeur de la marchandise, puisque vous allez utiliser notre registre de commerce pour légaliser cet achat, en bénéficiant de l’exonération de la TVA». Question: «Qu’allez-vous répondre aux agents de contrôle fiscal s’ils découvrent que vous n’avez pas exporté ces marchandises?». Réponse de Khémaies sur un ton hésitant et soupçonneux : «Ce sont nos affaires. Vous ne devez vous occuper que de prendre les quantités commandées».
Malgré les multiples démarches pour conclure cette transaction et dévoiler tous les aspects de l’arnaque, le journaliste de l’agence affirme n’avoir pas pu gagner la confiance d’aucun responsable de cette société. Pour mieux comprendre la situation, il s’est adressé à un grossiste de produits alimentaires traitant avec la même société. Ce dernier, qui a requis l’anonymat, a expliqué que la plupart des sociétés de commerce totalement exportatrices de produits alimentaires «n’achètent ni ne vendent, effectivement, la marchandise, mais louent leur registre commercial, en prélevant une marge bénéficiaire de l’ordre de 2 à 3% de la valeur de la marchandise qu’elles achètent pour le compte d’autrui». «De telles sociétés, implantées surtout dans le Grand Tunis, Sousse et Gabès, achètent des produits alimentaires au profit de leurs clients parmi les grossistes et autres intrus, sans les exporter, créant ainsi une concurrence déloyale, pour les détaillants», a-t-il encore précisé.
Outre le fait que le pays est, ainsi, privé de rentrées en devises provenant, normalement, de ces opérations d’exportation, «ces sociétés, qui permettent à des commerçants d’acheter la marchandise sans payer la TVA, ne déclarent pas les bénéfices tirés de ces opérations, dont on ne retrouve aucune trace dans leurs comptes», a-t-il souligné.
Des millions de dinars d’achats au titre de
Anis Mabrouk, directeur adjoint à la direction générale des impôts (ministère des Finances), évalue à plusieurs millions de dinars les achats effectués par ce type de sociétés, qui exploitent l’avantage qui leur est accordé de ne pas payer la TVA. «Ces entreprises vendent, illégalement, sur le marché local, les marchandises qu’elles acquièrent au titre de l’exportation», a affirmé M. Mabrouk, en déplorant que les bureaux de contrôle fiscal n’exercent pas leur mission comme il se doit auprès de ces entreprises.
Tout en affirmant qu’une enquête approfondie est en train d’être menée à ce sujet par la direction générale des impôts, en collaboration avec la direction générale de la douane, le responsable a indiqué qu’un contrôle fiscal approfondi cible certaines sociétés totalement exportatrices suspectées de recourir à ces pratiques. C’est, paradoxalement, la simplification des procédures d’octroi des avantages fiscaux, qui est à l’origine de la propagation de ce phénomène, a encore affirmé M. Mabrouk. Et pour cause : ces procédures n’exigent pas des entreprises en question la présentation de leurs factures, mais seulement leurs états financiers et commerciaux.
Des erreurs faites à tous les niveaux
M. Mabrouk a indiqué que l’acquisition de marchandises, dont les produits alimentaires, se fait par l’octroi à la société totalement exportatrice de l’attestation d’achat en suspension de la TVA et de l’autorisation originale de l’approvisionnement délivrée par un bureau de contrôle fiscal. «En cas de non-présentation de ces deux papiers, si la société obtient la marchandise voulue, le fournisseur aura transgressé la loi», a enchaîné le responsable.
«Les sociétés totalement exportatrices bénéficient de l’attestation d’achat en suspension de la TVA, conformément à l’article 12 du code de l’investissement. D’ailleurs, dès que l’infraction est confirmée, les sociétés fraudeuses doivent rembourser la valeur de la TVA qu’elles ont obtenue, avec des pénalités de retard», précise M. Mabrouk.
En attendant, la prise de mesures fermes pour stopper cette hémorragie, qui ne fait qu’aggraver «la facture de la corruption» supportée par la communauté, la situation nécessite l’intensification des efforts de contrôle pour lutter contre ce phénomène.
I. B. (avec Tap).
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