Dans quelle mesure le cinéma américain a-t-il été un bastion du pouvoir juif? La lecture de ce livre passionnant nuance certainement la réponse.
Par Dr Mounir Hanablia *
Ce sont évidemment des immigrés juifs d’Europe de l’Est qui ont contribué d’une manière décisive à la création des «majors» du cinéma d’Hollywood, la Paramount, MGM, Universal, Columbia, la Warner, et la Fox. Mais les choses n’ont pas été faciles, il a fallu du temps pour en arriver là.
Ceux qui sont devenus les tycoons du cinéma (Zucor, LB Mayer, Cohn, Fox, les frères Warner) étaient tous pour la plupart d’origine étrangère, hongroise, russe, allemande, polonaise, et avaient souvent débarqué en Amérique avec leurs parents au début du XXe siècle. Dénués d’éducation et de culture ils avaient dû faire leurs preuves. Cordonniers, pelletiers, tailleurs, ferrailleurs, videurs, escrocs, ils n’avaient pu compter que sur leurs aptitudes à survivre, parfois en gagnant les complicités nécessaires pour s’assurer une aisance matérielle relative, qu’ils avaient constamment essayé de consolider. Mais dans leur quête de l’argent, ils avaient vite réalisé que le spectacle particulièrement à New York constituait une source considérable de profits, et cela les avait poussés à y investir, quitte à sacrifier parfois des réussites professionnelles.
Pour quelques dollars de plus
En ces temps-là le théâtre et le music hall constituaient le spectacle les plus prisés, naturellement accessibles à la catégorie éduquée de la population, celle qui disposait en outre de revenus suffisants pour ses loisirs. Mais comme les salles de spectacle se situaient toujours dans les quartiers du centre-ville, les classes laborieuses et le sous-prolétariat, résidant dans les banlieues périphériques, en étaient privés. Le trait de génie de ces entrepreneurs fut de comprendre que moyennant des droits d’entrée modiques, cette catégorie de la population pouvait assurer des recettes considérables. L’introduction des saynètes dans les music-halls, des pièces filmées de très courte durée souvent comiques, ou érotiques, en fut l’illustration concrète.
C’est ainsi que le cinéma débuta, par des projections de quelques secondes, et des salles furent louées à cet effet dans des endroits de plus en plus reculés, souvent un succès commercial indéniable, la distribution des films s’avérant encore plus rentable.
Mais personne ne réalisait encore la nécessité de filmer des longs métrages, et les acteurs de théâtre sollicités refusaient. Cela finit par se faire, et les salles de spectacle pour des raisons de rentabilité se transformèrent en salles de cinéma, où les films étaient projetés pendant qu’un orchestre musical jouait.
A cet effet, Roxy fut l’un des spécialistes du spectacle qui diffusèrent les airs célèbres de la musique classique dans le public. Mais en fin de compte, le cinéma sonore entraîna naturellement la disparition des orchestres, et en 1926 l’apparition des procédés de synchronisation son-image consacra le triomphe du cinéma parlant auprès du public.
Le développement des nouveaux moyens techniques nécessaires à l’industrie cinématographique fut la cause de problèmes juridiques inédits, comme la tentative de la compagnie Edison, fabricant des projecteurs et les bandes des films, de s’assurer un monopole sur l’usage de leur matériel, et cela aurait signifié évidemment la mort de l’industrie naissante, une éventualité que l’existence de lois anti trust ne permit pas.
Néanmoins, avant le crash boursier de 1929, des grandes compagnies comme la MGM, une fusion de trois sociétés, s’étaient constituées et s’étaient assurées le contrôle de la production par le biais de studios de tournage, de la distribution, ainsi que de l’exploitation par des milliers de salles de projection, et disposaient de ressources financières importantes, permettant de faire face aux coûts importants, mais aussi aux échecs commerciaux qui n’étaient pas rares, parfois grâce à l’introduction dans les conseils d’administration de représentants de groupes financiers ou industriels.
De fait, chaque film constituait un investissement important dont il fallait au préalable déterminer les chances de succès ou d’échec dès la lecture du scénario, autrement dit d’anticiper par le producteur la réaction du public, et cela faisait appel à la connaissance profonde de la société que l’origine sociale souvent modeste des dirigeants assurait.
Mais la plupart des compagnies de cinéma s’étaient fixées en Californie parce que le prix des terrains pour l’installation des studios y était moins cher, mais aussi parce que pour des juifs, les structures sociales y étaient plus ouvertes que celles établies sur la côte est.
En effet, si le cinéma obéit dès le début à des mobiles lucratifs, la reconnaissance sociale y constitua souvent pour des immigrés originaires de l’Europe de l’Est un puissant ressort, et la richesse considérable qu’ils finirent par acquérir leur servit à reproduire dans la vie le faste de la grande bourgeoisie anglo-saxonne dont ils étaient exclus.
Les aspirations des immigrés
Clubs privés, élevage de chevaux, soirées, grandes demeures, belles voitures, habits distingués, fourrures et bijoux pour leurs épouses ou leurs maîtresses, ces nababs ne s’épargnèrent rien pour acquérir et consolider leur prestige. Et les jeux de hasard auxquels ils s’adonnèrent tous avec passion furent pour eux le moyen de défier le sort qui leur avait été si favorable et dont ils pressentaient que vivant dans un pays de gentils, de non-juifs, ils pourraient tout y perdre. Ainsi la question de leur identité ne cessa pour eux de se poser, entre la nécessaire assimilation, et les liens imposés par leur mémoire. Et si pour leurs enfants, éduqués selon les normes américaines et issus souvent d’institutions universitaires huppées, la question ne se posa pas, eux, furent divisés entre ceux qui comme Harry Cohn et Jack Warner, par hasard considérés comme les plus durs et les plus cyniques en affaires, voulaient reléguer aux oubliettes toutes les traditions juives qui empêchaient leur intégration et leur réussite professionnelle, et d’autres comme LB Mayer, assez paternaliste, qui s’y attachaient au moins dans leur sphère privée.
Dans le cinéma, les scénarios choisis ne firent souvent que refléter l’expérience de la vie des immigrés ou leurs aspirations. Mayer inventa une Amérique imaginaire, bourgeoise, avec des familles stables, honnêtes, respectueuses de la loi, soucieuses du bien-être de leurs enfants, une Amérique moralisatrice unie autour des valeurs chrétiennes humanistes où le bien finissait toujours par triompher.
En revanche, les scénarios de la Warner ou de la Columbia reflétaient une Amérique de la rue ,du sous-prolétariat, et des immigrés, de la corruption de la police et de la justice, de l’humiliation, où il fallait s’arracher à sa condition et changer la réalité par l’action, en se référant à des valeurs vaguement éthiques, souvent sans succès.
Néanmoins le cinéma finit par constituer la mémoire collective dépositaire des valeurs communes partagées par les Américains de toutes les catégories sociales, et dans une société émiettée par la concurrence et la course effrénée à l’argent, il conféra à l’Amérique, dans ce rôle unificateur autour de valeurs devenues nationales, celles de la liberté d’entreprise, de la réussite, du respect des lois, un visage que les deux guerres mondiales allaient largement répandre hors de ses frontières.
L’american way of life
Le phénomène est que les Américains se reconnurent dans la vision de leur société revue et corrigée par une poignée de juifs d’origine étrangère dénués d’éducation et de culture. Il serait certes faux de leur en attribuer tout le mérite, le cinéma étant une entreprise collective où la sélection des scénarios et le tournage donnaient lieu souvent à des débats âpres, et les tycoons déléguèrent souvent la responsabilité de la production parfois à des non-juifs tel le metteur en scène italien d’origine Frank Capra qui imprima à la Columbia une touche personnelle chrétienne humaniste. Ils se consacraient ainsi au volet financier et administratif de la profession. Néanmoins et en dernier ressort, la décision leur revenait toujours. Ainsi, si les juifs de Hollywood le furent dans les moments importants de la vie, à titre privé, les films tournés sous leur égide ne le furent que rarement.
En plus que cela, pendant la seconde guerre mondiale, s’ils évitèrent au départ d’apparaître comme nageant à contre-courant de l’isolationnisme, ils s’engagèrent résolument dans la propagande de guerre après Pearl Harbour en 1941, et mirent à la disposition de l’armée leurs immenses ressources en produisant des films glorifiant le rôle et l’héroïsme des soldats américains, et en envoyant des personnalités du show business, des acteurs et des actrices, rendre visite aux soldats sur le front afin de les encourager.
Ce fut ainsi le début d’une étroite collaboration avec le Pentagone qui s’est perpétuée bien après la fin des hostilités. Néanmoins avec le début de la Guerre Froide et la menace du communisme, Hollywood se retrouva sur la sellette lorsque le Comité des activités anti-américaines, noyauté par des chrétiens conservateurs du Sud, l’accusa, sur la foi de témoignages douteux, de financer les activités du parti communiste américain, réputé être constitué dans une large mesure par des militants juifs.
En réalité, beaucoup de jeunes scénaristes juifs de Hollywood étaient frustrés de la manière dure et cynique avec laquelle ils étaient traités dans les grandes compagnies du cinéma pour qui ils travaillaient par leurs coreligionnaires fortunés, et avaient cherché à s’organiser syndicalement afin d’obtenir la satisfaction de leurs revendications professionnelles, et quelques-uns parmi eux étaient il est vrai membres du parti communiste.
Évidemment cette affaire raviva la frayeur, qui n’a jamais quitté les pontes juifs du cinéma, de voir leurs biens confisqués par les antisémites jaloux de leur réussite ainsi que cela s’était passé en Allemagne, et en 1947, ils durent donner des gages de leur loyalisme en privant de travail les personnes sur qui pesait la moindre suspicion d’activités anti-américaines, même quand il ne s’agissait que de simples rumeurs ou de dénonciations calomnieuses .
Quand il s’est agi de défendre leurs intérêts de classe, il n’ont pas hésité à sacrifier leur solidarité communautaire. Ce fut ce qu’on a appelé la chasse aux sorcières, le Maccarthysme, et l’époque des listes noires. Néanmoins après la guerre leurs contributions financières au bénéfice des organisations sociales juives ont été incessantes et importantes, c’était pour eux l’empathie minimale qu’ils devaient à leurs origines qu’ils avaient voulu gommer et oublier, en allant jusqu’à changer leurs noms, et naturellement les sionistes ne se sont pas fait faute d’en tirer profit en tentant de jouer sur le registre de la culpabilité collective, et pas toujours avec bonheur, ainsi que l’a démontré le véritable agacement de LB Mayer face au discours hargneux de Golda Meir venue collecter des fonds au bénéfice de l’Etat sioniste.
Mais à la fin des années 50, les fondateurs de Hollywood avaient presque tous disparu, et les grandes compagnies avaient été rachetées pour la plupart par de grands groupes industriels ou financiers qui y avaient trouvé des opportunités d’investissement intéressantes, et leurs enfants diplômés des plus grandes universités américaines faisaient désormais partie de l’élite à laquelle leurs pères malgré leur incontestable réussite n’avaient jamais pu accéder.
Les valeurs chrétiennes humanistes
En fin de compte, les pontes de Hollywood furent-ils juifs ou américains? Il est certain que étant étrangers ils durent prêter un regard scrutateur au milieu américain dans lequel ils s’étaient immergés et qu’ils ne connaissaient, au départ, pas. Cela leur permit de saisir des opportunités dont ils n’anticipèrent pas toujours les développements ultérieurs qu’ils surent finalement utiliser au mieux pour réaliser les bénéfices financiers qu’ils espéraient mais aussi s’assurer la reconnaissance sociale sans laquelle ils pouvaient être remis en question. Mais dans la concurrence impitoyable qu’ils se livrèrent pour se tailler une part importante du marché, ils demeurèrent solidaires, plus contre les milieux qui leur étaient interdits, que du fait d’origines communes qu’ils préféraient la plupart du temps faire oublier. Mais les films qu’ils tournèrent ne furent que rarement juifs dans le sens de l’autoglorification. Néanmoins ils véhiculèrent souvent des valeurs chrétiennes humanistes protestantes, mettant en exergue un substrat moral commun avec le judaïsme signifiant l’identité des valeurs.
Cet état des choses fonderait toute la politique américaine au Moyen-Orient et c’est l’Etat d’Israël, «seule démocratie dans la région» (sic), qui en tirerait bénéfice.
Ce passage de la condition de juif à celle d’Américain n’entraînait ainsi aucun bouleversement fondamental des principes moraux, et n’empêchait nullement d’anticiper avec succès les réactions du public face aux œuvres projetées avant même leur production. Les juifs n’ont pas inventé les valeurs américaines; en réalité ils les ont révélées à un public qui n’en était probablement pour la plupart pas conscient. Mais la condition de minoritaire ne peut à elle seule tout expliquer.
La fabrication de la vérité et du pouvoir
On peut toujours supputer les raisons qui ont conduit les juifs vers le succès dans le monde du spectacle, et pas les Irlandais, les Italiens, ou les Noirs. En réalité, la mémoire collective joue, et depuis les temps les plus anciens, l’effort d’un peuple souvent privé de sécurité et enclin à transporter ses richesses pour émigrer, a toujours porté sur les activités assurant les bénéfices les plus rapides.
Il ne faut par ailleurs pas oublier ce que la domination du modèle socio-économique américain dans le monde doit aux films issus de Hollywood. A cet égard, l’une des comparaisons qui vient à l’esprit est la similitude entre les studios de Hollywood et les cliniques, dont les propriétaires, parfois en étant des actionnaires majoritaires plus puissants que des nababs, sont concurrents et pourtant solidaires. Si les premiers assurent la célébrité des acteurs liés par contrat selon leurs seules volontés, les seconds fabriquent souvent de toutes pièces les réputations des médecins dans le cadre d’associations informelles en écartant les réfractaires à leur autorité.
On rétorquera que c’est la compétence qui fait d’abord la réputation du médecin, issue de son savoir et de son expérience. Il ne serait pas opportun ici de parler de la fabrication des compétences, à laquelle la participation aux congrès médicaux financés par l’industrie médico-pharmaceutique et mis en scène par les sociétés savantes, ainsi que l’adoubement par les comités des lectures des revues spécialisées, contribue d’une manière décisive. Mais tout cela relève comme le cinéma de la fabrication de la vérité et du pouvoir, à la différence près que la sanction scientifique qui la consacre, la fait considérer avec les yeux de la foi; autrement dit la compétence participe elle-même largement d’un mythe.
La réalité est que l’ascension de personnes issues de milieux modestes vers la réussite professionnelle semble imposer les mêmes techniques de manipulation, d’organisation, de monopolisation, de recours aux soutiens, de contreparties, et de propagande, afin d’exclure du champ d’activité toute concurrence et pérenniser une domination. Lorsque ces techniques sont utilisées dans le champ scientifique ou médical, celui-ci est inévitablement discrédité. Et si Hollywood a été l’illustration de l’éclatante réussite de parvenus, elle n’en fit là non plus pas l’invention.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Le royaume de leurs rêves’’. La Saga des Juifs qui ont fondé Hollywood’’ de Neal Gabler, éd. Calman-Lévy, Paris, 16 hévrier 2005, 572 pages.
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