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Rached Ghannouchi : L’homme aux mille et un visages

Rached-Ghannouchi-Ennahdha

Rached Ghannouchi poursuit son immersion dans l’opportunisme, les compromissions, les voltes-faces, les faux semblants et les retournements abrupts.

Par Abdellatif Ben Salem

Du 20 au 22 mai 2016 se tient à Radès et à Hammamet le Synode du mouvement islamiste Ennahdha où, depuis des mois, l’on nous annonce, tambour battant, comme pour la plupart des conclaves religieux des deux derniers millénaires, des révisions doctrinales douloureuses, mais surtout des disputatio («moubâhala») non sur le sexe des anges, évolution historique oblige, mais sur le rapport entre le sacré et le profane et l’éventualité d’une rupture entre «le politique et le religieux».

L’homélie finale d’Ennahdha, qui sera lue probablement dimanche avec la solennité qui sied à ce genre d’annonce, tient en haleine le monde entier, qui attend avec impatience la délivrance tant espérée, et où sera enfin proclamée la «césure» définitive entre «l’action politique et la prédication», autrement dit, les islamistes d’Ennahdha vont, à ce qu’il parait, jeter le froc aux orties, les hommes se raseraient la barbe et «reprendraient un rang dans le commerce du monde», comme on dit des hommes de religion qui quittent l’Eglise, leurs femmes se dépouilleraient joyeusement de leur accoutrement confessionnel et se teindraient probablement les cheveux au henné, et tous ne s’occuperaient désormais que de l’action politique.

L’art de mener les Tunisiens en bateau

Pour faire comprendre aux nuls cette grande mutation que connaîtra, dans les prochains jours, l’islam politique en Tunisie, quelqu’un comme l’islamiste Houcine Jaziri, par exemple, ne sera plus élu à l’avenir – s’il le sera jamais – «parce qu’il craint Dieu» mais parce qu’il aura présenté un bilan positif de son mandat de député et réalisé des choses intéressantes au profit de sa circonscription.

Un autre exemple, Lotfi Zitoun, cerbère de la géhenne devant l’Eternel, ne sera plus autorisé à menacer de ses foudres les Tunisien(ne)s qui oseraient évoquer, en quelque manière que ce soit, le Coran, ce seront ses amis Sadok Chourou et Habib Ellouze, «nouveaux gentils acteurs» de la «nouvelle société civile» prônée par Ghannouchi, à l’instar, rappelez-vous, de la «nouvelle culture» des salafistes, qui seront chargés par le Xe congrès d’animer des nouvelles associations chargées de rappeler aux Tunisiens, par l’intermédiaire de quelques imams de confiance, comme Ridha Jaouadi, que «le Coran est une ligne rouge».

Ghannouchi-10e-Congres

Un Ghannouchi en cache toujours un autre. Il se démultiplie, comme une poupée russe. 

Bien évidemment, on ne saurait trop insister sur le fait que tous ceci n’est qu’une vue de l’esprit, quand on ne connaît que trop l’expertise de l’islam politique en général et des islamistes tunisiens en particulier dans l’art et la manière de «mener les opinions en bateau». La métaphore de la «safîna», la nef, dont Ghannouchi use et abuse, est à ce propos très révélatrice de ses intentions dissimulées et je laisse aux psychologues le soin de les décrypter.

Comme il est probable dans pareilles occasions, les popes de l’islamisme politique du monde entier, dont certains sont fichés comme terroristes par la police de leur pays, se sont rués sur Radès et Hammamet, jadis Mecque de la jet set européenne, et goûter aux délices des hôtels cinq étoiles qui avaient fait la réputation touristique de notre pays, frappée hélas de plein fouet depuis 5 ans par la violence meurtrière et les attentats sanglants perpétrés par des terroristes se réclamant eux aussi d’organisations gravitant dans l’orbite de l’islam politique comme Ansar Charia, Jund Al-Khilafa, Oqba Ibn Nafi, Daech, et j’en passe…

Figure tutélaire d’un islam politique pur et dur

Les observateurs, tant de l’extérieur que de l’intérieur du pays, sont nombreux à affirmer que le Xe congrès d’Ennahdha consacrera définitivement Rached Ghannouchi (75 ans le 22 juin prochain) comme président ad vitam aeternam du mouvement, contrairement à ce que prétendaient certains titres de la presse mondiale, devenus des véritables thuriféraires de l’islam politique, et des responsables islamistes locaux cherchant à abuser l’opinion sur l’existence d’une véritable démocratie au sein d’Ennahdha dans la prise de décision, dans le libre débat, dans l’alternance à la tête du mouvement ou en particulier au sujet de l’ultime fiction, évoquée plus haut, inventée par les islamistes sur la supposée «séparation entre la prédication et dimension politique», comme s’en est fait l’écho ‘‘Le Monde.fr’’ , le 19 mai 2016, dans un papier basé sur un entretien avec le leader d’Ennahdha, au titre hyperbolique confinant davantage à l’autosuggestion qu’au journalisme : Ennahdha «sort de l’islam politique»(1) – les guillemets sont bien là pour souligner la citation mais aussi pour dissimuler un parti-pris favorable, pathétique, à propos duquel certains journalistes, étouffés par l’enfumage de la propagande des Frères musulmans, ne font plus mystère, comme on a pu le constater il y a deux ans à travers l’acharnement quasiment irrationnel de ce quotidien à faire porter la responsabilité de gazage de certains quartiers de villes syriennes aux troupes de Bachar Al-Assad, alors que ce crime a été imputé sans l’ombre d’un doute aux groupes terroristes.

Avec ce nouveau mandat à la tête du bureau exécutif, Ghannouchi entamera sa 37e année sans discontinuer à la tête de mouvement islamiste.

Figure tutélaire d’un islam politique pur et dur, à la fois faqîh, leader politique et chef spirituel, il est devenu avec le temps une sorte de sphère orbitale autour de laquelle tourne inlassablement la totalité d’un système politico-théologique sous des oripeaux civiques.

Après la révolution du 17 décembre/14 Janvier 2011 et la victoire aux élections plus que douteuses d’octobre 2011, Rached Ghannouchi s’est converti en l’alpha et l’oméga de la vie politique en Tunisie.

Tableau 1 : Le mâle alpha d’une meute de loups

L’accueil quasiment hiératique de Ghannouchi à son retour d’exil le 30 janvier 2011, littéralement emporté par une foule en extase entonnant ‘‘Al-Burda al-sharîfa’’, chantée en l’honneur du Prophète Muhammad.

Au moment ou ses pieds foulèrent la terre tunisienne après vingt ans d’exil, Ghannouchi a peut-être ressenti un léger frisson d’éternité, ou la même émotion éprouvée par l’imam Khomeiny à son retour triomphal, le 1er février 1979, dans un Iran débarrassé à jamais du Chah qui avait abandonné le pays – signe du destin ou simple coïncidence ? – un 14 janvier dans l’après-midi.

L’attrait qu’exerçait alors la révolution iranienne sur lui et en particulier la fascination du Mouvement de la tendance islamique (MTI) par l’effigie de l’imam Khomeiny continuaient probablement d’agir d’une manière insidieuse, comme si les ondes de choc de la séquence islamique révolutionnaire inaugurale en Iran retentissaient de loin dans sa conscience. Il est probable qu’avec la conquête du pouvoir à Tunis, en octobre 2011, le désir inavoué de construire une réplique maghrébine de la République islamique, à la dimension de ses rêves, avait pris forme.

Depuis l’accession de son mouvement islamiste au pouvoir, Ghannouchi n’eut de cesse de s’activer, tour-à-tour dans l’ombre ou en pleine lumière, sur plusieurs fronts à la fois. Par sa voix, Ennahdha entrave un à un les articles de la Constitution qui ne correspondaient pas avec le credo wahhabite. Ses élus font trainer en longueur les débats sur l’universalité des droits de l’homme, par exemple. S’évertuant à sonder les profondeurs lexicologiques de la langue arabe pour amoindrir la charge de l’inscription noir sur blanc des concepts tels l’identité, l’universalité des droits, l’égalité entre les sexes. Louvoyant pendant des semaines voire des mois entre les méandres du vocabulaire : «tajdhîr» au lieu de «ta’cîl», des valeurs de l’islam, «complémentarité» au lieu d’«égalité» entre l’homme et la femme, tentant sans relâche un passage en force pour inscrire un tant soi peu des éléments de droit religieux en lieu et en place du droit positif. Mène une guerre permanente contre l’opposition, contre la société, contre les institutions de l’Etat dont son parti avait la charge pendant trois longues années, les modernistes et les laïcs et en contre les médias qui lui sont hostiles, il persécute les journalistes, les artistes, les jeunes, lance des attaques en règle contre le syndicat des travailleurs et tous ceux qui refusent son diktat.

A chaque prise publique de parole, le président d’Ennahdha envenime un peu plus les choses; il donne, tel un oracle, ou plutôt comme le mâle alpha d’une meute de loups le signe de partir en chasse. Comme le loup alpha, il apprend aux louveteaux à hurler. Il trace la voie à suivre à son gouvernement, fixe la ligne de son parti, déroule l’agenda des échéances nationales et indique également l’orientation à suivre à ses alliés de l’époque d’Al-Mu’tamar (CPR) et d’Ettakattol (FDTL) et d’aujourd’hui de Nidaa Tounes via la présidence de la république, c’est maintenant et seulement maintenant qu’on comprend sa défense acharnée de l’instauration d’un régime parlementaire – dont l’avantage pour lui, en réduisant à néant les pouvoirs du magistrat suprême, laisse un vide sidéral au sommet de l’Etat, qui ne sera comblé que par une espèce de «Dieu le Père» de «démiurge» ou de «Guide suprême» inspiré, au-dessus de toutes les contingences, ne rendant compte à nul autre personne qu’à lui-même. Ce rôle lui revenait bien évidemment de jure, étant chef du parti majoritaire de facto et leader incontesté et incontestable de l’islam politique en Tunisie.

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Ghannouchi avait dit de Caïd Essebsi: «Il est plus dangereux que les salafistes». 

Tableau 2 : Une propension consommée à la mystification

La psychologie duelle de Rached Ghannouchi et son effarante insensibilité aux contradictions en cascades du président d’Ennahdha (certains trouveront l’explication de cette pathologie dans le dédoublement de la personnalité ou dans la dissimulation («taqiyya»), règle fondamentale de l’islam en milieu hostile : «en matière de défense des intérêt, le mensonge devient licite», mais ils oublient que toute idéologie politique use du mensonge mais aucune ne le justifie ni n’encourage son usage comme c’est le cas chez les Frères musulmans.

Au-delà de tout psychologisme de surface, le mensonge constitue la preuve tangible d’une tactique de type fasciste. Tous les historiens qui ont examiné à la loupe la naissance du nazisme, du fascisme et du sionisme vous le diront, la propension naturelle au mensonge et à la mystification est le propre de toute idéologie totalitaire et de tout projet d’asservissement d’un peuple ou d’une nation.

L’homme politique Ghannouchi n’a cessé tout au long de sa carrière de prosélyte, de se mouvoir à son aise entre ombre et lumière, de faire preuve d’une propension consommée à la mystification confinant parfois à l’immoralisme et à l’indécence – deux semaines après l’assassinat de Belaid, il lança à la figure de tout un peuple, le célèbre: «Crevez de rage» de Wajdi Ghoneim – aux antipodes du système de valeur et des bonnes vertus («makârim al-akhlâq») dont il se réclame, confirmant ainsi l’antienne que «toute idéologie politique dépourvue de morale se transforme en barbarie».

Tableau 3 : L’homme qui dit, à la fois, une chose et son contraire
Considéré comme islamiste modéré par les Américains et par les Européens, il sait au fond de lui-même qu’il n’a jamais quitté son qamîs et sa barbe de jeune salafiste.

A partir d’un angle de vue différent, dire de Ghannouchi qu’il est un menteur, un mythomane ou un être duel, c’est mal le connaître. Il est réalité un «politicien polyglotte», les nombreuses langues qu’il maîtrise correspondent aux différents âges de sa vie politique. Pas plus musulman que toi et moi, il ne manie pas l’art du double discours ou du double langage, il parle – comme on dit – plusieurs langues à la fois. D’ailleurs, il commet rarement de lapsus lingus bien qu’il est naturellement doté comme le commun des mortels d’une langue, toutefois la sienne est bifide comme celle d’un reptile invertébré, plus encore elle est quadrifide, capable de traiter instantanément le même dossier par exemple en quatre langues.

Ghannouchi est polyglotte, non au sens où il maîtrise plusieurs langues, mais en maniant avec habilité plusieurs langages ou «discours» en fonction des lieux, de la conjoncture, de l’actualité et de l’interlocuteur en face de lui. Comme on dit de quelqu’un qui maîtrise par exemple l’anglais, l’arabe, le français et l’allemand, etc., il dispose d’une aptitude hors du commun de traiter le même sujet en plusieurs langages, ou plusieurs sujets dans un même et unique discours.

En tenant chaque jour un nouveau discours, Ghannouchi ne se contredit pas, «il parle en langues», non pas les langues aux sens de lûgha/logos, car on l’a bien vu qu’après des longs séjours passés que ce soit en France ou en Grande Bretagne, son français et son anglais sont demeurés gravement approximatifs.

Il exprime la même chose, mais déclinée chaque fois dans une nouvelle langue ou l’opposé, d’où le désarroi des observateurs, des médias et de tous ceux qui scrutent ses faits et gestes, mais surtout de la masse des Tunisien(ne)s habitué(e)s par le même discours de propagande débité dans la même langue.

Il pratique une espèce de glossolalie, mais une glossolalie, ayant peu à voir avec le délire, rationnelle, brillante parfois, maîtrisée, consciente d’elle-même et bien structurée pour qui a à cœur d’en décrypter les codes. L’inconvenant c’est qu’elle est capable de tromper l’interlocuteur non vigilant, brouille son entendement et balaye toutes les idées reçues sur l’islamisme, et c’est là ou réside le drame : sa conversation au coin du feu avec des salafistes-jihadistes au siège de son parti, son calme imperturbable quand il leur exposait le plus sereinement du monde, j’allais dire le plus monstrueusement, l’art et la manière de s’y prendre pour démanteler les institutions de l’Etat, est à proprement parler effrayante, quand on sait que ces mêmes interlocuteurs ou leurs comparses ont exécuté froidement Chokri Belaid, Mohamed Brahmi et tué des dizaines de nos soldats et des agents de nos services de sécurité.

Cette séquence vidéo résume à elle seule toute l’histoire de la confrérie des Frères musulmans : une secte conspirationniste appuyée par une «pensée en arme» dont le sigle est un revolver posé sur un exemplaire du Coran. Cette séquence avait eu lieu probablement à la suite d’un entretien de plus civilisé et chaleureux avec un représentant allemand, britannique ou japonais au cours duquel…

Ghannouchi a discouru sans fin sur les sacrifices-consentis-par-les-islamistes-pour-faire-réussir-le processus-de-transition-démocratique, duquel il s’en fichait comme d’un guigne.

D’autres exemples: libéré en 1987 par le dictateur déchu, il portera ce dernier aux nues – «Avec Ben Ali Dieu le tout puissant a fait un don à la Tunisie» – scellant avec lui un pacte national, mais dans le même temps il complotait pour le renverser, croyant mettre à son profit exclusif le traquenard policier des élections de 1989. La suite est sa fuite honteuse à travers nos frontières avec l’Algérie dans un véhicule mis ironiquement à sa disposition par… son persécuteur.

Tableau 4 : Voltes-faces, faux semblants et retournements abrupts

Panarabiste et nassérien exalté au Caire, islamiste farouche après la défaite de Nasser, Proche du Baath en Syrie, tablîghi dans les quartiers périphériques immigrés de la région parisienne, kadhafiste en 1974 à la signature des accords avortés de Djerba, anti-kadhafiste après la vague de répression contre les Frères, panislamiste, partisan de Jaafar Al-Nimayri et Hassan Tourabi au cours du procès à l’issue duquel l’intellectuel et homme politique soudanais Mahmoud Taha a été pendu, partisan du coup d’Etat du général ultra islamiste Al-Bashir, islamiste néo-ottoman à Ankara et ami de Recep Tayyip Erdogan, allant jusqu’à s’attribuer sa victoire (ses écrit traduits en turc auraient, d’après lui, inspiré le modèle politique islamiste au pouvoir en Turquie).

Ennemi juré du RCD, Ghannouchi, qui n’est pas à une métamorphose près, est devenu l’allié et le protecteur des ses dirigeants. Pourfendeur de Béji Caïd Essebsi («Il est plus dangereux que les salafistes», avait-il lancé) et de son parti Nidaa Tounes, ami intime du président actuel de la Tunisie et allié stratégique de son ancien parti, Rached Ghannouchi poursuit imperturbablement son immersion dans l’opportunisme, les compromissions, les voltes-faces, les faux semblants et les retournements abrupts, indifférent aux critiques, sourd en face de la guerre silencieuse qui fait rage à l’intérieur de son parti, exposé à court ou à moyen terme, au danger de l’éclatement, comme ce fut le cas pour Nidaa Tounes. Certains l’ont rêvé, mais Ghannouchi saura-il, au sommet de la gloire, exaucer ce rêve.

Note :
1) Ce titre a été modifié pour devenir: Rached Ghannouchi : «Il n’a plus de justification à l’islam politique en Tunisie». On se demande pourquoi le journaliste ne lui a pas demandé premièrement en quoi cet islam politique était justifié avant cela, deuxièmement, est-ce qu’en Egypte, en Syrie, en Turquie, au Soudan et ailleurs, il trouverait encore sa justification.
24 heures plus tard, le même Ghannouchi affirme exactement le contraire quant il annonçait, dans un entretien accordé au quotidien tunisien ‘‘Echourouk’’ qu’«Ennahda opérera une séparation entre la politique et la religion mais ne renoncera jamais à son référentiel islamique»… De deux Ghannouchi lequel il nous faut croire?

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