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Adolescente abusée du Kef ou le viol de la vie privée

On apprend que le jeune homme dénoncé comme ayant «violé» l’adolescente du Kef, qu’il a «épousée» par dérogation de justice, l’aurait «enlevée».

Par Farhat Othman

Les mots «viol» et «enlèvement» seraient, à première vue, excessifs et inexacts, mais s’agissant d’une jeune fille de 13 ans, abusée sexuellement et tombée enceinte, et dont l’affaire de «mariage», autorisée par le juge du tribunal de première instance du Kef, a fait l’objet d’un recours du procureur de la république, ces mots trouvent amplement leur justification, sinon du point de vue juridique, du moins du point de vue moral.

Ces questions tabous sur lesquelles on se tait

Assurément, cela aggrave le cas du jeune homme de 21 ans, tout en jetant un autre éclairage sur cette affaire qui a fait l’objet d’une campagne médiatique récente. N’est-on pas en face d’un problème autre que celui strictement du «viol» ?

L’affaire de la mineure du Kef qui agite notre société donne la mesure de la schizophrénie dans laquelle nage notre pays, ou, surtout, ses élites; ce qui s’ajoute à une totale confusion des valeurs marquant une société en plein désarroi, démunie de tout, surtout de ses droits et libertés à une vie privée sereine.

Voilà une bien triste affaire qui a vu monter au créneau la société civile autour d’une cause faussée, détournée de son objectif qui est celui de défendre les droits de l’enfant.

On nous parle, en effet, de viol légal ou institutionnel et on exige l’abolition d’un article — le fameux 227 bis du Code pénal — quand il n’a rien de scélérat par rapport à sa visée et surtout à d’autres articles dont on ne parle pas ou plus alors qu’ils fondent un vrai viol légal et social: celui de la vie privée des gens.

Ce qu’il s’agit surtout de défendre aujourd’hui en Tunisie, ce sont bien les droits et libertés privées et ce qu’il faut abolir ce sont toutes les dispositions scélérates du code pénal attentatoires à la vie privée ainsi que les dispositions de code du statut personnel consacrant l’inégalité de la femme au nom de la religion.

En effet, en se préoccupant de causes essentielles, mais sans effet sur les causes premières, on ferme les yeux, pendant ce temps, sur les plus graves infractions aux droits de l’Homme et à l’intégrité physique des innocents.

Ainsi ne parle-t-on plus de ces tests anaux et de virginité qu’on continue à pratiquer impunément (1) ou encore de la vraie violence fait aux femmes qu’est l’inégalité successorale qu’on sacrifie pour une loi limitée aux violences objectivement mineures! (2)

Il faut rappeler ici qu’en s’enflammant pour des causes forcément secondes du moment qu’elles ne vont pas aux racines qui sont les causes de nos maux, la société civile se fait l’alliée objective des intégristes essentialistes de tous poils. Ainsi ne parle-elle pas ou plus de l’essentiel, seul qui compte, servant ainsi la stratégie dogmatique consistant à garder nos lois liberticides en l’état.

Or, plus que jamais, il est impératif que les militants agissent sur les sujets stratégiques, ces questions tabous sur lesquelles on se tait, les seules en mesure de faire bouger les lignes et permettre à notre pays de sortir du terrorisme mental qui alimente son actuel chaos !

Misère sexuelle et confusion des valeurs

Dans l’affaire de la jeune fille du Kef, il nous faut faire attention aux amalgames. S’il s’agit de viol, c’est bien plutôt un viol théorique, en ce sens qu’il est induit par l’âge de la fille, tout rapport avec un mineur étant juridiquement un viol. Ce qui est juste et légitime.

On ne doit cependant pas oublier que la majorité sexuelle aujourd’hui ne correspond pas nécessairement à la majorité civile. Les scientifiques s’accordent d’ailleurs à dire que les jeunes de nos jours sont bien plus mûrs que ceux des générations passées. De plus, dans nombre de pays démocratiques, la majorité sexuelle est de 13 ans; c’est aussi celle du mariage chez nous. (3)

Aussi, s’il y a viol, il est bien plutôt de la vie privée de cette jeune innocente dont l’avenir est ainsi brisé. Lui a-t-on demandé son avis avant de la livrer en pâture aux médias? N’est-ce pas ses parents qui ont demandé au juge d’autoriser le mariage? N’était-il pas motivé, en principe pour le moins, par l’intérêt de leur fille? Les médias et les associations militantes, avant de parler de la jeune fille, ont-ils obtenu son accord? Ont-ils, au moins, vérifié si la demande de mariage faite au juge par les deux familles concernées ne l’a pas été avec son accord?

Certes, on nos dira qu’à son âge, on ne peut en tenir compte; mais cela ne vaut-il pas mieux que de la voir rejetée par sa famille, l’amenant à choisir, malgré sa minorité, de rester dans la rue, avec son enfant au lieu d’aller dans une institution dédiée?

Que de cas semblables nous avons ! Des jeunes mis au-devant de la scène un instant, qui se retrouvent seuls, sans le moindre soutien, une fois le buzz médiatique retombé! Alors, personne ne les aide; on les laisse se débrouiller comme des adultes, bien qu’on leur refusait cette majorité au nom de leur bonheur tout en faisant leur malheur!

Au final, cette affaire démontre comment on croit servir les valeurs quand on les foule aux pieds. Car les militants de la société civile auraient dû aider à protéger la vie privée de cette mineure et non en faire une victime supplémentaire venant grossir les rangs de celles de notre société intolérante où la misère sexuelle mène nos jeunes au désespoir. (4)

Le pire est que, pendant ce temps, on n’arrête pas de harceler les innocents au nom de pratiques et de lois moyenâgeuses et ce en toute légalité. Que ne les dénonce-t-on? Non, on préfère se concentrer sur de l’artefact ou de pures questions accessoires, comme de demander l’abolition de l’article 227 bis et non l’article 230 du code pénal ou de s’appliquer à faire voter une loi sur les violences mineures faites aux femmes, fermant encore mieux les yeux sur la violence majeure, cause de toutes les autres, qu’est l’inégalité successorale.

Il serait temps de cesser, pour nos supposés démocrates, de servir la stratégie des ayatollahs de la morale qui ont intérêt que toutes les questions sensibles en termes religieux ne soient ni débattues ni à plus forte raison traitées.

La cause des libertés impose qu’il n’y ait aucun tabou en matière de respect des droits à une vie privée libre. Il faut donc agir pour voter des lois mettant fin à toute violation de la vie privée, toutes les lois scélérates du code pénal et du code du statut personnel.

Qu’on saisisse donc cette occasion pour exiger que des instructions soient enfin clairement données par les autorités afin qu’on cesse de harceler les gens dans leur vie privée ! Qu’on exige, pour le moins, un moratoire de l’application des lois de la honte en attendant une abrogation en bonne et due forme qui doit être réalisée toutes affaires cessantes.

Ce qu’il nous faut, c’est une réforme législative pour sortir notre pays de l’anathème jeté sur le sexe, cause et effet des drames de la misère sexuelle de la société. Il est impératif que les droits-de-l’hommistes se gardent de verser dans le salafisme profane, allié objectif des intégristes religieux. Car le militantisme des deux poids deux mesures est inadmissible pour qui se réclame de l’humanisme se devant d’être intégral.

L’honneur perdu d’une Katharina Blum tunisienne

Ce qui vient de se passer en Tunisie rappelle la célèbre Katharina Blum du roman du prix Nobel de littérature Heinrich Böll, ‘‘L’Honneur perdu de Katharina Blum’’, édité en 1974, et qui a donné l’excellent film éponyme, sorti en 1975, de Margarethe Von Trotta et Volker Schlöndorff.

Rappelons ici que le roman de l’écrivain allemand, qui s’était souvent illustré par ses articles contre la presse à sensation, est sous-titré «Comment peut naître la violence et où elle peut conduire». Il évoque le sort d’une femme de 27 ans, Katharina Blum, vivant à Cologne, qui a été victime d’un scandale médiatique dont elle ignorait la raison.

Gouvernante chez un avocat, elle a juste eu le tort de tomber amoureuse, lors d’une rencontre fortuite, d’un homme s’étant révélé un criminel recherché par la police. Aussi, sa vie bascule dès qu’elle l’aura hébergé, par amour, sa maison étant prise d’assaut par la police.

Or, si l’homme lui échappe, Katharina Blum est arrêtée à sa place. Et comme la presse était présente au moment de la descente, c’est l’enfer médiatique qui commence pour la jeune femme dont la réputation est aussitôt détruite par les médias à scandale.

Malgré un avertissement en exergue, le roman est la dénonciation des pratiques journalistiques en vigueur dans le pays, notamment du journal ‘‘Bild Zeitung’’. Le film qui en a été tiré s’est voulu même encore plus engagé politiquement, mettant en cause le système policier en vigueur dans l’Allemagne des années 1970.

Le film met surtout l’accent sur les accusations de la génération allemande de sa société telle qu’elle était en ces années 1970 où la démocratie était menacée par une presse à scandale ayant le monopole de l’information et le droit quasi-exclusif de calomnier, humilier et persécuter impunément les personnes innocentes, les poussant à la révolte, à verser dans la violence extrême.

C’étaient les années de plomb en une Allemagne marquée par la répression des mouvements révolutionnaires violents, dont notamment la FAR (Fraction Armée Rouge) d’Andreas Baader et Ulrike Meinhof.

La Katharina Blum tunisienne est une jeune keffoise de 14 ans qui, pour avoir eu des rapports sexuels avec un parent majeur, a été jugée victime d’un viol sans ni demander ni tenir compte de son avis ou l’aider dans sa grossesse et surtout la protéger contre les moeurs d’une société intolérante pour les mères célibataires.

On préfère se focaliser sur le viol, la mise au monde d’un enfant qu’elle n’a pas désiré et sa destinée de vivre avec celui qui lui a causé son rapide passage à la vie adulte, supputant pour elle, sans en être sûr, trop de souffrances.

De fait, on se préoccupe bien plus de théorie que de réel, pensant plutôt à ce que cela peut donner comme mauvaises idées à des pervers hypothétiques, ainsi tentés par le viol avec mariage à la clef pour échapper à la justice. Comme si l’on pense à ce genre de questions quand on est sous l’emprise de ses pulsions!

Si la société civile a raison de se mobiliser pour le droit imprescriptible d’une mineure pour son intégrité physique, pourquoi donc ne le fait-elle pas aussi pour les violations similaires ou concomitantes, de Sousse et d’ailleurs?

Un viol de la vie privée d’une mineure

Pour être complet, rappelons les faits et ce que dit la loi qui, certes, doit être modifiée, mais dans le cadre d’une réforme d’ensemble toilettant le code pénal de toutes ses obsolescences et, pour commencer, de celles qui sont les plus scélérates.

Il nous faut savoir que ce sont les familles qui ont demandé au juge de marier leur fille s’étant retrouvée enceinte après des rapports intimes avec un jeune homme majeur de ses connaissances. Il s’agit certes juridiquement de viol, mais pas techniquement en ce sens qu’il n’y a eu ni violence ni absence de consentement.

Aussi, est inexistant le viol en tant qu’acte par lequel une personne non consentante est contrainte à des relations sexuelles au moyen de la force ou de l’intimidation.

D’ailleurs, étymologiquement, le viol vient du latin «violare» qui veut dire «traiter avec violence».

On est en droit, bien évidemment, d’arguer de la minorité de la fille. Mais cela ne doit pas occulter totalement son avis sur ce qui la concerne en premier, sa vie privée. D’autant qu’on ne peut ici que tenir compte de la maturité précoce des jeunes de nos jours, notamment la mineure concernée attestée par des examens médicaux.

Le problème est donc loin d’être celui d’un banal viol, plutôt la résultante de la misère sexuelle de nos jeunes interdits de sexe, et ce aussi bien dans leur majorité légale que leur majorité précoce.

De plus, il y a eu un flagrant viol de la vie privée de cette jeune fille ainsi stigmatisée au nom de son intérêt théorique contre son vrai et réel intérêt, celui de sont droit à son image et au respect de sa vie privée.

Que dit maintenant la loi sur la relation sexuelle consentie avec une fille mineure? En dessous de 13 ans, elle considère comme un viol le rapport qui est légitimement punissable, qu’il y ait ou non consentement, et qu’il y ait ou non mariage. C’est la teneur de l’article 227. Ce que dit maintenant le fameux article 227 bis, c’est que si l’âge de la fille est au-dessus de 13 ans et que le consentement de la victime est avéré, la loi permet de dispenser de peine le violeur épousant sa victime.

Donc, il ne faut pas fausser la réalité pour la faire cadrer avec des vues idéologiques qui sont ici intégristes en termes civils; car l’intégrisme n’est pas exclusivement religieux; on a bien des salafistes profanes, comme les laïcistes.

Ce sont ceux-là qui ont, pour leur propre vision des choses, attenté en quelque sorte à l’honneur de cette fille de 13 ans qui a eu des rapports réguliers avec son «violeur», un parent qui plus est. Ont-ils vérifié si elle n’aimait pas ce jeune homme? Et l’amour a-t-il un âge? D’ailleurs, les familles en saisissant le juge pour demander l’autorisation du mariage ont bel et bien attesté de la capacité physiologique de la fille à se marier.

Allons-nous aussi, en Tunisie, rééditer le drame de ‘‘Mourir d’aimer’’? D’autant plus qu’il s’agit d’une fille de la campagne où les traditions sont fortes comme on sait. Que va-t-elle devenir maintenant? Et sur qui tombera la faute? Celle de son «violeur» n’est-elle pas moindre par rapport à celle des militants de la société civile qui va entraîner le rejet de la fille avec son bébé par son milieu ayant été ainsi placée sous les projecteurs ? N’est-ce pas là un vrai crime en une culture où l’on évite comme la pire des choses la publicité faite au malheur?

Pour la Keffoise, comme pour Katharina Blum, il y a eu un honneur perdu. Car ce qu’ont essayé de faire ses parents et ceux de son «amoureux», c’était bien de protéger vainement cet honneur en gardant leur relation dans le secret, ayant recours à l’article aujourd’hui dénoncé.

Et cet honneur a été perdu par la faute de militants de la société civile qui se battent moins pour le triomphe de leurs causes que pour celle de leur vision dogmatique de ces causes. Ne sont-ils pas de la sorte aussi intégristes que les intégristes?

Notes:

(1) Sousse : Deux jeunes hommes arrêtés pour homosexualité
(2) مناهضة العنف ضد المرأة : لنرفع أولا العنف الأعظم بانعدام المساواة في الإرث!
(3) Une majorité pour les Tunisiens à 15 ans ?
(4) Misère et tourisme sexuels en Tunisie

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