La bataille de Badr, qui a eu lieu le 17 du mois de ramadan, au fin fond de l’Arabie, aura des répercussions importantes, jusqu’à 15 siècles plus tard.
Par Mounir Hanablia *
Le 17 du mois ramadan, constitue toujours l’occasion de commémorer un événement historique fondamental de l’histoire de l’islam, celui de la célèbre bataille de Badr, au cours de laquelle les guerriers musulmans quittèrent l’oasis de Yathreb et se positionnèrent près d’un puits d’eau douce situé sur la voie de passage de la grande caravane des riches marchands de la tribu Qoreich de la Mecque, en provenance ou à destination du nord (Cham), dans le but de l’intercepter. Les gens de la caravane, prévenus, envoyèrent des émissaires solliciter l’intervention d’urgence des propriétaires dans le but de la protéger. C’est ainsi que l’armée de Qoreich rejoignit le puits de Badr à marche forcée, mais le trouva déjà occupé par leurs adversaires.
L’irruption de la fraternité musulmane
L’enjeu immédiat fut donc le désir des propriétaires de sauver leur caravane, auquel se superposa bientôt un autre, politique et stratégique, celui d’assurer la liberté des voies commerciales vitales, menacées par une nouvelle entité politique et religieuse supra tribale basée à Yathreb, et absolument réfractaire aux règles millénaires qui jusque-là avaient régi les relations intertribales dans la péninsule arabique, en particulier la trêve du sang du mois du ramadan.
Les Qoreichites estimèrent probablement l’occasion favorable pour en finir une fois pour toutes avec la menace, et sans doute envoyèrent-ils le meilleur de leur armée pour réaliser un objectif aussi vital pour la prospérité et le prestige de leur cité.
De l’autre côté, les musulmans étaient constitués principalement de Mohajirs, des dissidents religieux qui, issus de Qoreich, dont ils dérangeaient par leurs prêches d’essence égalitaire l’ordre social élitiste instauré dans leur cité-Etat, avaient été en butte à d’épouvantables persécutions, et ils n’avaient dû leur salut qu’au refuge et aux partisans qu’ils avaient trouvés dans l’oasis de Yathreb, une cité essentiellement agricole où les monothéistes juifs et les païens arabes coexistaient tant bien que mal dans des alliances tribales mouvantes dont le facteur essentiel était politique, celui de s’assurer le contrôle des ressources, et non pas religieux.
Mais l’irruption de la fraternité musulmane dans le fragile équilibre de Yathreb allait rendre caduques les habituelles règles politiques basées sur les alliances tribales au bénéfice d’un communautarisme plus pérenne, dont serait issu un futur Etat universel.
Quoiqu’il en soit, lors de la bataille de Badr, le faible nombre de guerriers musulmans présents sur le champ de bataille attestée par tous les chroniqueurs , ainsi que des versets du Coran, peut très bien s’expliquer par la présence des seuls musulmans Mohajirs , pour d’évidentes raisons, et l’attitude attentiste de leurs partisans de Yathreb, les Ansars, qui ne voulaient sans doute d’autant moins s’impliquer que la bataille violait la paix du mois sacré que les tribus de la péninsule arabique avaient l’habitude de respecter.
Pas de trêve du mois sacré avec ceux qui la violent
La bataille de Badr fut donc un affrontement dans le cadre d’une guerre civile intra-tribale au sein de la tribu de Qoreich. Les Mecquois, sans doute fatigués de leur marche forcée dans le désert furent en outre privés d’eau avant la bataille par un adversaire qui avait pris soin d’occuper le terrain selon sa convenance et dont la farouche volonté de vaincre constitua pour ses adversaires une mauvaise surprise.
Le résultat ne se fit pas attendre : l’armée Mohajir mit en déroute celle de Qoreich, beaucoup plus nombreuse, après avoir perdu il est vrai quelques unes de ses figures les plus marquantes. Le fait important est qu’elle assura à la ville de Yathreb le contrôle des voies commerciales du nord, ce qui entraîna le ralliement inconditionnel des tribus arabes de la ville à la nouvelle puissance dans une nouvelle alliance basée sur la fraternité religieuse, à laquelle bien entendu, les tribus juives, rivales idéologiques et politiques, ne voulurent pas s’intégrer, avant d’en devenir les ennemis.
La question qui évidemment se pose est de savoir si, eu égard à l’éthique religieuse issue du judaïsme ou du christianisme, une foi monothéiste véhiculant un message divin serait ou non en droit de permettre l’expropriation des biens d’autrui par la force, et surtout de violer la trêve que les païens idolâtres s’imposaient chaque année pendant les mois sacrés, en particulier celui du ramadan.
Le Coran a répondu à cette question d’une manière pragmatique, selon laquelle la guerre lors du mois sacré serait un fait grave, mais que l’obstruction sur la voie de dieu, autrement dit les persécutions contre les musulmans, et leur exil forcé loin de leurs foyers, sans possibilité d’entrer dans le sanctuaire saint de la Kaaba à la Mecque, normalement un droit accordé à tous, amis ou ennemis, était un fait d’une plus grande gravité.
Autrement dit, selon le jus belli, les musulmans étant en conflit avec leurs persécuteurs, qui eux-mêmes ne respectaient pas la trêve sacrée durant laquelle ils empêchaient leurs ennemis de retourner dans leurs foyers et de faire le pèlerinage, il ne saurait y avoir de trêve du mois sacré avec ceux qui continuaient à en violer la lettre et l’esprit.
Deux faits doivent être relevés dans cette explication, d’abord l’absence de toute référence à la légitimité de l’expropriation des biens ennemis; là n’était simplement pas la question, celle-ci devenait aussi naturelle que la guerre elle-même. Ensuite l’intrication dans le texte des rites religieux arabes anté islamiques, dans la trame de l’islam, sous la réserve que ce dernier en assure de nouvelles interprétations et en abolisse les anciennes règles, en particulier celles inhérentes au mois de ramadan, et au pèlerinage à la Kaaba.
Plus tard le caractère arabe du monothéisme musulman serait consacré par le changement d’orientation lors de la prière musulmane, de Jérusalem vers la Mecque, et ceci consommerait la rupture ombilicale de la relation quasi filiale entretenue au départ avec le judaïsme, et déjà mise à mal par les conflits d’essence politique avec les tribus juives majoritaires à Yathreb.
Début de la maturation d’un monothéisme arabe
Ces tribus étaient elles juives, ou bien arabes judaïsées? On ne le saura jamais, quoiqu’il apparaisse que ces tribus, dénuées de Talmud, se fussent plutôt apparentées aux Qéraites, plutôt qu’au judaïsme rabbinique.
Le plus étrange est que ces tribus juives fussent parfaitement intégrées dans le jeu des alliances avec les Arabes polythéistes et idolâtres, et il n’était pas rare que faisant partie d’alliances opposées, elles en vinssent à des affrontements fratricides, violant les commandements de la Torah, comme le Coran le leur en ferait plus tard reproche.
C’est en cela que ces tribus juives de Yathreb apparaissent comme étant en fait parfaitement arabes. Mais contre toute attente, ces tribus là qui n’avaient jamais argué de leur judaïsme dans leurs relations avec les Arabes idolâtres, allaient se dresser contre la nouvelle communauté, dont les croyances et les rites étaient bien plus proches des leurs, au nom justement de l’incompatibilité des deux messages, et de la falsification religieuse inhérente au nouveau.
Cette attitude était en fait dictée par l’intérêt politique et économique de ces tribus juives de Yathreb de garder leur prééminence, sinon leur domination, sur la ville, menacée par l’irruption des Mohajirs et la puissance militaire acquise après la bataille de Badr par la nouvelle communauté musulmane, ainsi que les multiples ralliements dont elle allait bénéficier.
Ce choix de tribus juives d’une petite oasis d’Arabie du 7e siècle contre des monothéistes qui leur étaient apparentés, et en faveur des polythéistes et de l’idolâtrie que leur propre livre sacré dénonçait, allait avoir pour les deux religions des répercussions mondiales dont, 15 siècles plus tard, elles ne se seraient pas encore débarrassées.
Finalement, la bataille de Badr fut beaucoup plus qu’un simple affrontement entre tribus antagonistes autour d’un point d’eau perdu au fin fond de l’Arabie; elle fut l’acte fondateur d’un pouvoir politique nouveau basé non pas sur la loyauté du sang, mais sur celle de la communauté de credo, et constitua le début de la maturation d’un monothéisme arabe apparenté au judéo christianisme, mais dont la différenciation ultérieure en dehors de ces deux religions, lui assurerait paradoxalement, une diffusion mondiale.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
Donnez votre avis