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Liberté académique et idéologies obscurantistes

Le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme a constitué une rupture dans l’histoire des sciences.

Les idéologies obscurantistes ont emporté partout les couches sociales «inférieures» et sont en train d’atteindre les couches cultivées et de s’attaquer à l’université.

Par Amor Cherni *

La notion de «liberté académique» est devenue, ces jours-ci, le sujet d’un débat animé qui a gagné les milieux universitaires tunisiens et a même bénéficié de l’attention de notre vénérable Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts (Beit Al-Hikma).

Ce débat s’est imposé spontanément à la suite du «scandale» provoqué par le dépôt, en vue de la soutenance à l’Université du Sud, d’une pseudo thèse de doctorat en géologie, dont l’argument serait la fixité et la surface plate du globe terrestre !

A première vue, le problème que pose un travail universitaire de cette nature, devrait être du genre de celui que Kant a appelé, en son temps et dans un célèbre texte, un «conflit des Facultés». Autrement dit, une telle thèse aurait dû trouver sa place à la Faculté des Lettres, dans un Département de philosophie (s’agissant apparemment d’une question d’histoire des sciences). Or, tel n’est pas le cas, et ce travail a été inscrit et allait être soutenu dans une Faculté des Sciences! D’où un quiproquo résultant de la confusion entre la science actuelle et la science antique et médiévale, quiproquo qui doit relever soit de l’ignorance de l’histoire des sciences, soit d’une attitude idéologique frauduleuse qui cherche à tromper l’opinion, en faisant passer l’ancien pour le nouveau, et l’erreur pour la vérité.

Le conflit entre science et religion

Or, on ne saurait accuser un doctorant en géologie ni, encore moins, son dirigeant de thèse, ni le centre de recherche où celle-ci a été inscrite et préparée, d’ignorer l’histoire de la cosmologie et le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, passage qui rompt entre la cosmologie d’Eudoxe, d’Aristote et de Ptolémée et celle de Galilée, de Descartes et de Newton; le point de rupture étant représenté par la célèbre «révolution copernicienne», que connaît tout étudiant moyen de la licence de philosophie, pour avoir été revendiquée par Kant dans le champ de la métaphysique.

Mais sans aller jusqu’aux «spécialistes» de l’histoire des sciences, n’importe quel individu cultivé a entendu parler du «procès de Galilée» et de la fameuse et légendaire affirmation qu’on lui prête : «et pourtant elle tourne !».

Or, dès qu’il est évoqué, le procès de Galilée dévoile une autre dimension de la question, pour avoir été conduit par le tribunal d’Inquisition contre un savant qui a donné le coup de grâce au géocentrisme, au profit de l’héliocentrisme. Depuis, cet événement historique est devenu le symbole du conflit entre science et religion. Car la cosmologie religieuse défendue par ce tribunal, qu’elle fût chrétienne ou musulmane, étai fondée sur le géocentrisme. D’où il découle qu’attaquer celui-ci, c’était attaquer les vérités qui étaient censées être révélées et sacrées, mais qui n’étaient, en fait, que des vérités profanes, énoncées et justifiées par des «païens» !

Cette lutte entre l’alliance aristotélico-religieuse et la science moderne s’est déroulée sur de multiples fronts et s’est étendue à peu près sur deux siècles (le XVIIe et le XVIIIe), jusqu’à la Révolution française. L’aspect le plus visible en a été la répression menée contre les savants, les philosophes et les écrivains de l’âge classique. D’éternels symboles en ont marqué la triste histoire dont on cite généralement, Giordano Bruno brûlé vif, Galilée humilié et condamné à la résidence surveillée à vie, Descartes qui a passé sa vie à «se cacher» en Hollande; Buffon dont les ouvrages ont été «mis à l’Index» de la Sorbonne; Diderot emprisonné au donjon de Vincennes, Rousseau persécuté et «décrété de prise de corps», Voltaire embastillé, etc.

Dans le contexte musulman, al-Afghani, qui répondait (18 mai 1883) à la conférence de Renan sur l’islam et la philosophie (la Sorbonne, 28 mars), dit ceci : «Al-Suyûtî raconte que le Calife Al-Hadi a fait périr à Bagdad 5 000 philosophes pour détruire jusqu’au germe des sciences dans les pays musulmans».

Censure politico-religieuse et libre pensée

C’est dans ce contexte de guerre entre la censure politico-religieuse et la libre pensée, qu’ont été introduits en Europe les mots d’ordre de liberté de penser (dont la «liberté académique» est la fille naturelle), de s’exprimer, de s’organiser, de droits de l’homme, etc.

Ces revendications ne seront relativement satisfaites qu’à la victoire de la Révolution française. Mais même vaincue, l’idéologie religieuse a toujours tenté de reprendre du terrain et de subsister fût-ce dans les marges de la culture moderne, à l’attente de jours meilleurs.

C’est ainsi qu’on a vu éclore en France depuis longtemps l’enseignement privé, qu’on voit aujourd’hui fleurir aux U.S.A. l’innéisme et la lutte contre les idées évolutionnistes, qu’on a vu se déclencher, dans nos lycées et à l’ombre de l’arabisation de la philosophie, une guerre contre les trois «diables» : Darwin, Marx et Freud, et que l’on voit aujourd’hui inscrire la thèse en question… Ce «retour du religieux», loin d’être une «révélation du ciel», n’est en fait qu’une «émanation de la terre», une émanation bien pensée et bien «calculée».

Dès sa naissance, le capitalisme s’est appuyé sur la science et la libre pensée pour former des cadres compétents et un outil technologique efficace afin de conquérir des marchés et accumuler du profit. Mais depuis sa grande «crise structurelle» des années 70 du XXe s., et devant la montée des idées révolutionnaires et la menace socialiste, il s’est rabattu sur les idéologies obscurantistes et médiévales, espérant les utiliser comme «opium» pour anesthésier des masses de plus en plus appauvries et leur faire accepter leur condition misérable comme une inexorable fatalité!

Cette vague qui a déjà emporté les couches sociales «inférieures» partout dans le monde, est en train d’atteindre les couches cultivées et de s’attaquer à l’université, lieu traditionnel de la contestation et laboratoire des idées nouvelles. Si le corps enseignant et le mouvement étudiant n’y résistent pas, ils seront bientôt balayés par les «lois d’airain» du profit.

* Epistémologue et philosophe.

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