Dans le nouveau contexte de rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Arabie saoudite, le prince héritier et le nouvel homme fort du royaume, Mohammed Ben Salman, et le tsar russe Vladimir Poutine trouvent tous deux leurs comptes.
Par Roland Lombardi *
Lors du dernier G20 à Buenos Aires, les 30 novembre et 1er décembre 2018, une petite scène, qui a pourtant toute son importance pour comprendre la nouvelle donne au Moyen-Orient, est presque passée inaperçue : sous le regard attentif, pour ne pas dire interrogateur, du président américain, Vladimir Poutine et Mohammed Ben Salman (MBS), tout sourire, se rejoignant, tous deux d’un pas volontaire, pour se serrer la main plus que chaleureusement, à la manière de deux sportifs de la même équipe après une victoire !
Si les dirigeants saoudiens nous ont toujours habitués à ce genre de salamalecs, le président russe, malgré sa ruse légendaire et son art consommé pour la dissimulation, n’est pas coutumier de cette forme d’hypocrisie diplomatique dont les responsables occidentaux, eux, sont friands. En effet, lorsque le maître du Kremlin est contrarié ou s’il n’aime pas quelqu’un, habituellement, cela se voit !
En relations internationales, les images symboliques ont souvent un sens. Ici, cette complicité affichée entre les deux autocrates, tous deux grands producteurs de pétrole, confirme les renversements d’alliances de ces derniers mois au Moyen-Orient.
Afin de comprendre les origines profondes du réchauffement des relations entre Moscou et Riyad, il est nécessaire de revenir un peu en arrière dans le temps.
Syrie et pétrole, les offensives saoudiennes
Même si les divergences de fond n’ont jamais exclu les tentatives de rapprochement et le dialogue, historiquement, Russes et Saoudiens ont toujours entretenu des relations tumultueuses.
Exemple le plus récent, le dossier syrien. Dès le début des troubles en Syrie et la guerre civile qui ne tarda pas à suivre, Riyad (comme Ankara et Doha) soutiendra fortement les oppositions syriennes (surtout islamistes) afin de faire chuter Assad. La Russie, elle, avec son partenaire iranien (le grand rival des Saoud), appuiera le régime de Damas. Cette situation fit de l’Arabie saoudite le principal adversaire géopolitique de la Russie dans la région.
C’est dans ce contexte qu’en 2014, le royaume saoudien convainc alors les pays membres de l’Opep (avec paradoxalement le timide accord de Téhéran) de maintenir leurs productions pétrolières alors que sur le marché du pétrole de l’époque, l’offre est déjà supérieure à la demande. La chute des cours devient significative à partir de cette date et le prix est ainsi passé de 115 dollars le baril à une quarantaine de dollars en quelques mois !
Par conséquent, tous les pays producteurs voient leurs revenus fondre et vont souffrir pendant plus de deux ans. Pour le royaume saoudien, le pétrole représente 90% des revenus publics. En dépit du risque de son propre équilibre budgétaire, l’Arabie Saoudite soutiendra cette baisse des prix. La stratégie était double.
D’abord, inquiète et déçue par l’attitude de Washington (rapprochement avec l’Iran, hésitations en Syrie et en Irak), Riyad souhaitait, grâce à la baisse des cours, déstabiliser la production de pétrole de schiste américain, dont les coûts d’extraction sont beaucoup plus élevés, afin de conserver leurs parts de marché.
Ensuite, cette politique devait également servir ses intérêts géostratégiques: ses voisins en ont subi les conséquences, et en particulier l’Iran, dont le retour en grâce (accord sur le nucléaire de juillet 2015), et le soutien à Damas, comme on l’a vu, ne convient pas à Riyad. Au-delà, c’est même la Russie (autre grand producteur de l’or noir) qui était visée pour l’aide apportée au régime de Bachar Al-Assad en Syrie. Il est vrai que les Russes furent alors très inquiets par le risque d’une crise économique nationale provoquée par cette chute des cours…
Le «Pacte de Moscou»
Le problème c’est que la situation devint très vite intenable pour l’Arabie saoudite et les autres pays de l’Opep. Dans ce bras de fer pétrolier, Riyad fut la première à craquer. Certes, l’initiative saoudienne eut, dans un premier temps, un réel impact sur la production de pétrole de schiste américain (licenciements, réduction drastique et douloureuse des coûts…), mais les Etats-Unis restèrent sereins, ne paniquèrent pas et continuèrent à développer leur indépendance énergétique vis-à-vis du Golfe.
Face à ce premier échec de Riyad, le royaume fut aussi contraint de revoir ses ambitions en Syrie. Effectivement, depuis son intervention directe et les succès militaires et diplomatiques qui en découlèrent, la Russie se révéla très vite incontournable dans le dossier syrien et, parlant à tous (Israël, Egypte, Iran, Turquie…) s’imposa comme le nouveau «maître du jeu» et le régulateur des différents et conflits régionaux. La Turquie et le Qatar, on l’a vu, le réalisèrent rapidement. L’Arabie saoudite retarda au maximum l’échéance mais le roi Salman se résigna, lui aussi, à aller à Canossa. Ce fut alors la visite historique du vieux monarque à Moscou à l’automne 2017. Là encore, cet évènement ne fut pas évalué à sa juste valeur. Or, nous pouvons le considérer comme un acte fondateur.
Après le pacte du Quincy de 1945 qui initia, pour des décennies, la protection américaine de la famille Saoud, nous sommes très peu à avoir compris que la rencontre entre Poutine et le roi Salman était peut-être le «Pacte de Moscou»(1) qui ferait évoluer les relations entre la Russie et l’Arabie saoudite dans des directions impensables il y a encore quelques années…
Entre temps, rappelons qu’au printemps 2017, un accord historique (accord Opep + Russie) fut conclu afin de réduire les productions de pétrole et faire ainsi remonter les cours…
Mohammed Ben Salman et Poutine
Dans ce nouveau contexte de rapprochement entre Moscou et l’Arabie saoudite, le prince héritier et le nouvel homme fort du royaume, Mohammed Ben Salmane, et le Tsar russe trouvent tous deux leurs comptes.
Certes, le sulfureux MBS garde, nous l’avons vu avec l’affaire Khashoggi, le soutien total du président Trump qui a d’ailleurs renouvelé, dès son élection, sa protection à la famille royale. Or, le jeune prince sait que la vie politique de Trump est loin d’être éternelle et que la politique américaine dans la région peut se révéler, comme par le passé, très versatile.
Vladimir Poutine, lui, sauf incident, est assuré de garder les rênes du pouvoir jusqu’en 2024 et la politique russe dans la région n’a que peu de chance de changer de ligne. S’il accède au trône, le règne de MBS risque d’être long (il n’a que la trentaine) et donc, il est fort raisonnable d’être en bon terme avec le nouveau «juge de paix» de la région. D’autant plus, qu’au cas où, la Russie, comme elle l’a prouvé en Syrie, peut se révéler être un allié solide et fidèle tout en étant, pourquoi pas, un médiateur de poids (comme pour Israël) face à l’Iran.
Quant au président russe, il se satisfait aisément de la personnalité tonitruante du futur roi. Le quasi silence du Kremlin sur l’affaire Khashoggi est révélateur. Nous le savons, Poutine ne fait pas dans le sentimentalisme. Pour lui, cyniquement, le journaliste assassiné n’est qu’un Frère musulman de moins et il s’est sûrement dit que les officines spéciales saoudiennes auraient bien des leçons à apprendre de ses propres services…
Plus sérieusement, la Fédération russe possède près de 2 500 km de frontières avec le monde musulman, c’est, on le néglige trop souvent, l’évolution identitaire même des musulmans de Russie qui préoccupe le Kremlin. Eviter les contagions extérieures, la fragmentation sociale et préserver la paix de l’une des plus anciennes sociétés multi-culturelles de la planète seront le principal défi de Moscou dans les décennies à venir. Napoléon disait que «les Etats font la politique de leur géographie». Nous pouvons le paraphraser en affirmant que «les Etats font aussi la politique de leur démographie». Et c’est à partir de ce postulat, où politique interne et géopolitique s’imbriquent et se confondent désormais, que nous pouvons comprendre la politique russe actuelle en Méditerranée et au Moyen-Orient.
En effet, dans la région, les Russes font de la politique, leur politique. Et à la différence des Occidentaux, celle-ci est fondée sur le réalisme et leurs propres intérêts nationaux… et pas seulement commerciaux ! Elle prime sur tout le reste et n’est nullement soumise, comme malheureusement pour la politique de la France dans cette région, au commerce, à l’émotionnel ou à une quelconque idéologie. Au passage, notons que l’accord OPEP + Russie évoqué plus haut, n’avait pas l’approbation des grands groupes pétroliers russes. Cependant, comme les célèbres oligarques en leur temps, ces derniers se sont finalement pliés à la volonté présidentielle. Car sur les bords de la Volga, l’Etat et la diplomatie sont contrôlés par le gouvernement et surtout le président, et non par les patrons des grandes entreprises…
Aujourd’hui, les relations commerciales entre les anciens adversaires géopolitiques sont au beau fixe et se sont grandement développées. En Syrie, sept ans après le début de la guerre et de l’expulsion de la Syrie de la Ligue arabe, l’isolement du maître de Damas, qui contrôle désormais deux tiers du pays, semble toucher à sa fin. Après l’Egypte et la Tunisie, de nombreux pays sunnites de la région, comme le Soudan d’Omar El-Bachir ou encore les Emirats arabes unis et même l’Arabie saoudite, grâce aux entremises omanaise, égyptienne et russe, sont en train de rétablir leurs relations politiques et économiques avec Bachar Al-Assad.
MBS y envoie (comme la Turquie et le Qatar) des émissaires pour négocier et faire déposer les armes aux milices jihadistes. Milices que ses aïeux soutenaient.
Parallèlement, il élimine purement et simplement certains princes et dignitaires saoudiens qui, auparavant, par le biais de leurs diverses fondations, finançaient des groupes plus que douteux. Tout cela ne peut que plaire à Moscou. Enfin, Poutine n’est nullement gêné et encore moins choqué, au contraire, par le fait que le futur roi cherche à mettre à bas, à la manière orientale, l’establishment saoudien, ce vieux système corrompu et sournois afin d’instaurer sa monarchie absolue et sa dictature personnelle. Si le prince Mohammed ne connaît pas le destin de son oncle, le roi Fayçal, et qu’il ne change pas de cap (et bien qu’il devra composer avec ses oulémas conservateurs), en continuant avec sincérité et férocité (comme ses modèles Sissi et Ben Zayed) à combattre l’islam politique (Frères musulmans et salafisme jihadiste –appelé d’ailleurs tout simplement par les Russes, «wahhabisme» !- sont proscrits en Russie), il trouvera toujours un allié sûr en la personne du président russe !
* Consultant indépendant, associé au groupe d’analyse de JFC Conseil.
Note :
1- Nous ne connaissons pas la teneur exacte de ce «Pacte» mais à l’évidence, il pourrait très bien se résumer ainsi : arrêt du prosélytisme religieux dans le pré carré russe, fin du financement direct ou indirect du jihadisme dans la région, acceptation du maintien d’Assad en Syrie… en échange d’une normalisation des relations, du développement de la coopération économique et commerciale, de négociations sur le pétrole, et d’un droit de regard sur l’issue politique du conflit syrien et enfin, d’un soutien diplomatique voire militaire si besoin…
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