Porteuse d’une stratégie assumée d’expansion commerciale et industrielle vers les pays arabes et au Maghreb, la Turquie s’emploie à consolider sa présence en Algérie, en prévoyant de porter à court terme à 5 milliards de dollars par an les échanges commerciaux entre les deux pays.
Par Hassen Zenati
Le protocole était impeccable et le ton chaleureux : le président turc Recep Tayyip Erdogan ne pouvait rêver mieux pour sa visite officielle en fin de semaine dernière en Algérie, la première depuis l’accession au pouvoir du président Abdelmadjid Tebboune, qui a qualifié la Turquie de «pays frère», en souhaitant l’établissement de «relations stratégiques» avec les héritiers de l’ancien Empire Ottoman, dont l’actuel territoire de l’Algérie actuelle était une lointaine province.
Ayant adhéré aux résolutions de Berlin sur la «meilleure» manière de régler la crise libyenne, qui menace la stabilité de la région : pas d’intervention militaire étrangère, respect de l’intégrité territoriale et de le souveraineté nationale de la Libye, et tenue d’une conférence nationale inclusive pour une solution politique entre Libyens, les deux chefs d’Etat ont consacré l’essentiel de leurs entretiens d’Alger à la promotion des relations économiques, commerciales et industrielles entre leur deux pays.
L’Algérie, plateforme de pénétration turque en Afrique
Sous Erdogan, la Turquie affiche une volonté affirmée d’expansion économique et commerciale tous azimuts, notamment dans le Monde arabe, qui fut, il n’y a pas si longtemps encore sous la dépendance directe ou plus lâche de la Sublime Porte.
Les entrepreneurs turcs ont solidement pris pied récemment en Algérie, à l’ouverture du nouveau siècle. Ils n’ont cessé depuis de consolider leur présence, dans deux domaines industriels clés en particulier : la sidérurgie et le textile. Ils ont épousé la politique algérienne de diversification de son économie, afin de préparer sa sortie à terme des hydrocarbures, qui représentent encore plus de 95% des recettes extérieures de l’Etat, et près de 70% de ses recettes fiscales.
La Turquie envisage pour sa part de faire de l’Algérie une plateforme de pénétration commerciale en Afrique, selon ses dirigeants.
Le complexe sidérurgique Tosyali, à l’est d’Oran, inauguré en 2013 en partenariat entre un opérateur turc et l’Etat algérien, est présenté comme un exemple de coopération industrielle entre les deux pays, avec pour objectif de couvrir les besoins locaux en acier (logement, automobile, électro-ménager) et de développer les exportations hors hydrocarbures. Il a réalisé ses premières ventes à l’étranger en 2018. En 2019, il a expédié essentiellement vers l’Europe, 131.000 tonnes de rond à béton et 3.000 tonnes de tubes en acier, pour une production totale de ses neuf unités, de quelque trois millions de tonnes, selon les chiffres officiels. Il emploie actuellement 4.000 salariés. Son effectif devrait passer à 6.000 salariés à court terme.
L’autre «pépite» de cette coopération industrielle est le groupe textile Taypa, implantée à Relizane. Il serait le plus grand site de production textile d’Afrique. L’opérateur turc y possède 49% du capital et l’Etat algérien 51%, selon une formule constante de partenariat capitalistique imposée par l’Algérie. 60% de sa production est destinée à l’exportation et 40% au marché domestique. La première étape du projet comportait la construction de 8 usines et la deuxième en comporte 10. Elles devraient au total fournir du travail à 25.000 salariés, en produisant chaque année 60 millions de mètres de tissus «Denim» (Blue Jean’s) et 30 millions d’unités de vêtements (prêt-à-porter).
De la sidérurgie à l’armement, en passant par le textile et la construction navale D’autres activités sont en développement, notamment dans la construction navale pour la pêche. Selon les données officielles d’Ankara, les investissements turcs en Algérie s’élevaient en 2019 à 3,5 milliards de dollars, plaçant ce pays au troisième rang de la présence turque à l’étranger.
«Contrairement aux autres pays, nous ne considérons pas l’Algérie comme un marché pour écouler nos produits, mais nous aspirons aussi à la réalisation d’importants investissements», a martelé le président Turc, écartant ainsi un reproche que les Algériens font souvent à la France et à l’Union européenne (UE). Il a plaidé en faveur de l’abrogation de la règle dite 51/49% de répartition du capital dans les entreprises communes, qui décourage un grand nombre de postulants étrangers à investir en Algérie, selon les experts.
Recep Tayyip Erdogan a proposé d’étendre la coopération industrielle entre les deux pays aux industries de défense. Une occasion pour souligner que son pays, membre de l’Otan, produit désormais 70% de ses équipements militaires, notamment des drones et des véhicules lourds.
L’Algérie est un des plus grands marchés arabes et africains d’armements, avec, bon an mal an, ces dernières années, des importations de l’ordre de 10 milliards de dollars par an. L’armée algérienne est équipée essentiellement par la Russie depuis son indépendance, mais une diversification commence à s’installer avec l’Italie, la Grande Bretagne et l’Allemagne. Par ailleurs, un embryon d’industries militaires a vu le jour depuis 2009. Le secteur devait compter une quarantaine d’usines et 30.000 emplois directs en 2019, selon les responsables militaires.
La Turquie fait partie des cinq premiers clients de l’Algérie et de ses six premiers fournisseurs, avec des échanges dans les deux sens, d’un peu plus de quatre milliards de dollars/an, que les deux pays veulent porter à cinq milliards de dollars dans un bref délai. Le président Erdogan ambitionnait en 2018 d’attendre le double, soit dix milliards de dollars, ce qui semble hors de portée actuellement. Mais il voudrait favoriser les échanges bilatéraux en négociant la création d’une zone de libre-échange.
Accord total sur la Libye aux dépens de Haftar
Concernant la Libye, un des plus lourds dossiers diplomatiques traités par chacun des deux pays, il semble qu’ils se dirigent vers une application progressive des recommandations de Berlin, en exigeant un cessez-le-feu durable entre les parties en conflit, le Maréchal Khalifa Haftar, d’un côté, et le Chef du Gouvernement d’union nationale (GNA) Fayez Sarraj, de l’autre, le retrait des forces des zones de combat actuelles, le respect de l’embargo sur les armes par les parties tierces, et le rétablissement de la confiance entre les belligérants, dans l’espoir de les réunir in fine autour d’une table de négociation dans la capitale algérienne. Alger semble s’être rapproché de la Turquie, dont la menace d’intervention militaire aurait dissuadé le Maréchal Haftar de prendre d’assaut Tripoli.
L’Egypte, dont le ministre des Affaires étrangères se trouvait à Alger la semaine dernière, pourrait elle aussi se démarquer de la solution militaire défendue par Haftar, pour ouvrir la voie à une solution politique. Signe que les cartes sont en train d’être redistribuées: le ministre des Affaires étrangères des Emirats arabes unis (EAU), l’un des plus fermes soutiens de Haftar, est lui aussi venu en fin de semaine tâter le pouls de la diplomatie régionale à Alger.
Donnez votre avis