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Les survivants de Tazmamart

Prison-de-Tazmamart

Les souffrances injustement infligées constituent toujours des expériences uniques, mais elles ont toujours un point commun: l’arbitraire qui les inspire.

Par Lilia Bouguira*

Le Maroc, un pays plus grand de trois fois la Tunisie qui nous est proche par ses traditions et son appartenance à notre monde arabo-musulman. Il s’accorde également au nôtre par de nombreux points de similitudes dont les mouvements politiques d’après colonisation française, les gauchistes, les militaires, les islamistes, les manifestations économiques telles les émeutes du pain.

Nos deux pays connurent des décennies de violations graves des droits humains avec des représailles massives, des descentes des forces de l’ordre musclées, des condamnations avec des procès injustes, de la torture extrême, des disparitions, des exils forcés voire même des crimes.

Empathie pour les victimes
Le Maroc connut alors les années les plus inhumaines où Dieu ne fait plus!

Seul l’homme fait à l’homme ce que même les animaux sauvages ne feraient pas.

Ce furent les fameuses «années de plomb» qui se perlèrent d’un mouvement de solidarité et d’union des familles des prisonniers politiques lors des longues courses de prison en prison à la recherche de l’aimé déporté la nuit dans un convoi pour un lieu de détention inconnu, lors des longues files d’attente dans les parloirs des visites des prisonniers surpeuplés.

Houcine-El-Manouzi-disparu-en-1972

Houcine El Manouzi enlevé par les services secrets marocains en 1972. Et disparu depuis.

Ces années de plomb donnèrent le jour à un autre mouvement des familles des disparus dont le fameux frère Houcine El Manouzi, le plus célèbre des disparus politiques marocains après Mehdi Ben Barka. Militant socialiste, enlevé à Tunis en 1972 par les services secrets marocains. Son frère, le docteur Abdelkrim El Manouzi, le président de l’Association médicale de réhabilitation des victimes de la torture depuis les années de plomb jusqu’à ce jour, continue à ne pas désespérer, noyant son malheur dans une immense empathie pour les victimes qu’il traite sans aucune arrogance et une extraordinaire humanité.

Une braise dans ma main

Je n’oublierai jamais le regard triste de cette belle jeune femme aux yeux surlignés de khol et à la voix abîmée de douleur cherchant toujours son frère disparu nous répéter des paroles d’emprunt d’une mère qui racontait: «La disparition de mon fils c’est une braise dans ma main qui brûle mais que je ne peux pas lâcher».

Ni le témoignage entrecoupé de sanglots de cette autre femme bien assise dans son âge nous raconter le père porté disparu alors qu’elle était encore dans le ventre de sa mère. Elle vient de faire son deuil après que les autorités lui aient remise il y a un mois sa dépouille ou ce qu’il en restait. Elle lâche d’un seul trait dans une voix d’enfant presque: «Jamais l’argent ne remplacera mon père que je n’ai jamais connu!»

Des associations de droits de l’homme, ainsi que d’autres luttant contre la torture ou abus faits aux femmes, ont rejoint l’ensemble et le Maroc réduit à ses décennies noires devint fort assujetti à cette belle cause de lutte contre la dictature et la torture.

Le roi Hassan II, terrassé par la maladie, a pris conscience du danger de son Etat de non droit et a commencé à amorcer le processus de paix et de réconciliation sociale auquel son héritier Mohamed VI a donné le coup d’envoi en créant suite à plusieurs procédés l’Instance Equité et Réconciliation. Une sœur aînée ou son alter égo l’Instance Vérité et Dignité sera créée en Tunisie, en décembre 2013.

Je ne pourrai taire ce cri étouffé de ce monsieur âgé, élancé et au dos voûté comme s’il portait tous les malheurs du monde et qui dignement m’a murmuré : «Je suis un survivant de Tazmamart. Nous étions cinquante-huit disparus et emmurés vivants dans cette ignoble prison construite par de démoniaques architectes et de fous concepteurs. Un véritable mouroir où j’ai vu mourir trente de mes amis auxquels on a réservé une fosse commune qui vient d’être retrouvée. Presque vingt ans de bagne sans lumière et sans fenêtre. Une véritable fournaise en été et la Sibérie en hiver. Plus de 45º l’été, jusqu’à – 3 l’hiver. Les prisonniers étaient jetés dans une tombe où ‘‘la mort n’était pas la mort et la vie n’était pas la vie’’. En septembre 1991, lorsqu’ils nous ont libérés sur ordre du roi et sous la pression internationale, ils m’ont jeté en pleine campagne. Je ne savais ni marcher ni bouger mes bras. Je ne savais plus regarder dans la lumière. Nous étions presque non-voyants si ce n’est grâce à l’invention ingénieuse d’un ami de détention, Salah Hachad, qui fit d’une boîte métallique de sardine un récepteur de lumière qu’il nous apprit à glisser sous la porte métallique blindée pour capter la lumière du jour et ne pas en oublier les effets optiques pendant ses dix huit ans de réclusion. Il nomma son invention ‘‘Kazabal’’.
Nous étions des loques humaines. Edentés, squelettiques recourbés, les cheveux longs jusqu’aux genoux, les ongles recourbés. Beaucoup souffraient de scorbut, de maladies de peau, d’asthme et de tuberculose par manque de soleil, d’hygiène et  d’alimentation. Nous étions exactement 28 à être arrachés in extremis à la mort».

C’était pire que la géhenne

Un autre s’empara doucement de mon bras et me murmura: «C’était pire que la géhenne où des hommes sans visage ni cœur ni émotion aucune s’ingéniaient à nous tuer chaque jour un peu plus. Vous savez madame seul l’homme est capable d’être le pire des tortionnaires. Les femmes l’ont été certes mais en beaucoup moins.»

Certains même libres se sont repliés sur eux-mêmes et refusent d’en parler.

Certains n’ont pu se substituer aux affres des cauchemars nocturnes de ce bout de l’enfer où ils ont été jetés pendant près de vingt ans.

La plupart aiment se retrouver dans ce modeste local de l’Association médicale de réhabilitation des victimes de la torture pour parler et se libérer.

Ils aiment se réunir autour d’un succulent thé marocain sans hésiter à donner un coup de main pour aider l’autre dans la nécessité.

Ils aiment se retrouver pour parler et surtout pour encore discuter de Tazmamart, s’en guérir et parfois en rire car l’homme digne trouve toujours son chemin vers la liberté !

* Membre de l’Instance Vérité et Dignité.

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