En Tunisie, même les islamistes, ses plus irréductibles ennemis, se réclament désormais de l’héritage de Bourguiba. Mais a-t-on vraiment défini cet héritage?
Par Rachid Barnat
Mezri Haddad est en train de créer un parti dit «néo bourguibiste».
La première réflexion qui peut venir à l’esprit, c’est de savoir si cette initiative est utile et s’il n’y a pas déjà en Tunisie une pléthore de partis, dont beaucoup occupent ce créneau, à savoir : libéraux en économie et conservateurs sur le plan sociétal!
La deuxième réflexion est de se demander qu’aura-t-il de «bourguibiste» ce parti «néo bourguibiste», quand on sait que beaucoup de partis depuis se réclament de Bourguiba et de son héritage: puisque même le pan-islamistes Ghannouchi et le pan-arabiste Marzouki se proclament héritiers de Bourguiba après avoir tenté sans succès de l’effacer de la mémoire des Tunisiens et devant le tollé soulevé par leur dénigrement du grand homme auprès des Tunisiens, ils ont fait machine-arrière jusqu’à changer leurs discours pour encenser le père de la nation dont ils nous rassurent lui devoir beaucoup!
Habib Bourguiba et John F. Kennedy, en 1961, à Washington.
Récupérer les déçus de Nidaa Tounes
Pourtant ce nouveau parti peut avoir ses chances à condition que sa charte soit claire sur un certain nombre de points.
Il faut d’abord que ce parti dise clairement (non pas dans le discours mais dans son texte fondateur) qu’il sera un adversaire déterminé des islamistes et que, quelle que soit la configuration électorale, il ne fera en aucun cas alliance avec eux. Ce qui serait dans la ligne de conduite de Habib Bourguiba pour qui l’islamisme des Frères musulmans constituait un réel danger pour la jeune nation tunisienne que lui et ses compagnons de la libération ont construite patiemment avec les Tunisiens.
S’il est clair sur ce point, il pourra récupérer les déçus de Nidaa Tounes qui ont cru au beaux discours d’avant les élections législatives et présidentielles de 2014 et qui se sont retrouvés avec un gouvernement où siègent des islamistes. Or quelles que soient les explications que Nidaa a pu donner, il s’est agi pour eux de la trahison de la parole donnée; et beaucoup, dans la société civile, qui avaient soutenu le vote utile de Nidaa pour écarter les islamistes, ne sont pas prêts à faire à nouveau confiance à ce parti.
Car voilà où mènent les compromissions avec les islamistes… modérés ou non!
Si les islamistes n’ont jamais partagé le pouvoir lorsqu’ils l’avaient, il a suffi qu’ils perdent les élections de 2014 pour qu’ils se souviennent qu’une société musulmane se gère de manière consensuelle, pour imposer le consensus à Nidaa Tounes, qui a bien fini par l’accepter sous les «encouragements» des Etats-Unis et de l’Union européenne! Ce qui leur a permis de revenir au pouvoir et de poursuivre la wahhabisation de la société tunisienne, seule stratégie payante pour reprendre le pouvoir pour longtemps !
Est-ce ce genre de société que veulent les Tunisiens?
Demandez-vous si c’est ce genre de société que vous voulez pour vous et pour vos enfants ?
Demandez-vous si c’est ce genre de société qui va aider vos enfants à affronter un monde de plus en plus difficile?
Et si vous ne voulez pas d’une telle société qui est le contraire de ce que Bourguiba avait voulue pour les Tunisiens, alors dîtes-vous bien qu’il n’y a pas trente six solutions; et que la seule solution est de renvoyer la religion dans les mosquées et dans la sphère privée et d’interdire qu’elle ne soit instrumentalisée pour des combats politiques.
Pour un Etat résolument laïc
Combattre les islamistes sur le plan politique est donc absolument nécessaire mais il faut résolument aller plus loin; et c’est encore là une condition de succès de ce nouveau mouvement.
Il faut, renonçant aux faux-semblants à la timidité et à la crainte, affirmer clairement que seul un Etat résolument laïc est nécessaire aux Tunisiens qui sont parfaitement mûrs pour ce type de règles. D’ailleurs dans sa politique des étapes («siassat al-marahel»), Bourguiba aurait fini par inscrire la laïcité dans la constitution si la maladie lui en avait laissé le temps, lui qui dans la pratique se comportait comme un laïc.
Il s’agira donc de lutter contre un préjugé encore tenace dans la société selon lequel la laïcité serait de l’athéisme, ce qu’entretient à dessein Ghannouchi qui assimile les laïcs à des mécréants !
Il faudra, au contraire montrer, comme l’a si bien dit l’écrivain Kamel Daoud, que la laïcité est le seul moyen de sauver la religion qui, sans cela, est instrumentalisée par ceux qui en font commerce.
Cela doit pousser ce nouveau mouvement à dire haut et fort que sa lutte consistera à faire modifier la constitution pour que soient interdits les partis fondés sur la religion; ce que stipulait déjà la constitution de 1959 fidèle à la pensée de Bourguiba.
Chaque Tunisien qui réfléchit a bien vu quel mal a fait l’instrumentalisation de la religion par les Frères musulmans nahdhaouis… en trois ans de pouvoir.
Mezri Haddad et les hordes malfaisantes islamistes!
Faire le tri entre le bon bourguibiste et l’ivraie
Enfin ce parti doit se fixer un grand projet pour le pays : développer l’éducation, lutter contre la corruption dans tous les domaines – et ils sont nombreux – où elle sévit, aller sur le chemin de plus de justice sociale, ce qui ne sera pas une sorte de générosité mais bien un investissement d’avenir, tant il est vrai que les obscurantismes prospèrent sur la misère et le sous développement intellectuel.
Enfin il semble que Mezri Haddad soit contesté en Tunisie pour avoir servi Ben Ali et notamment pour sa déclaration au début de la «révolution» sur les hordes malfaisantes islamistes! Nul n’est parfait et nul n’est prophète en son pays; quoique sur ce dernier point il a vu juste; puisqu’il dénonçait les hordes cathodiques et sur le terrain, manipulées par le Qatar… rééditant les hordes des Béni Hilal venues d’Arabie saccager et coloniser l’Ifriqya !
Et si certains Tunisiens étaient des RCD-istes actifs, l’immense majorité des autres l’étaient tout autant passivement par leur silence qu’il faudrait exclure eux aussi de la vie politique.
Ce qui importe de savoir d’un homme politique, c’est l’idéologie qui l’anime: nationalisme, pan-islamisme, pan-arabisme, communisme, socialisme… et se rappeler que la nation tunisienne et la Tunisie moderne sont les produits du nationalisme qu’ont adopté Bourguiba et ses compagnons.
Si Béji Caïd Essebsi n’a cessé de rappeler sa filiation avec Bourguiba et revendiquer son héritage, il a séduit les Tunisiens fatigués des grandes idéologies souvent totalitaires, pour avoir choisi le pragmatisme en guise d’«idéologie». Mais voilà, le pragmatisme a ses limites. En éthique politique, on doit respecter l’engagement pris auprès de ses électeurs et surtout de ses électrices qui, lui ayant accordé leurs voix, espéraient qu’il soit le rempart contre Ghannouchi leur ennemi car ennemi de la modernité !
Cependant ceux qui ont suivi les écrits de Mezri Haddad savent qu’il est nationaliste et clairement bourguibiste, et qu’il lutte contre l’ingérence du Qatar. D’ailleurs notre constitution ne serait pas aussi ambiguë et porteuse de régression si on l’avait écouté ! Sur ces deux points, qui les lui reprocherait?
Enfin quelle que soit sa personnalité, ce sont surtout les idées qu’il s’apprête à défendre qui comptent; et il vaut mieux une personne controversée mais qui a une vision politique claire, qu’une personne consensuelle et qui trahit ses électeurs.
En résumé, il y a donc un créneau à prendre mais il faut que cela se fasse de manière claire et déterminée car les Tunisiens sont de plus en plus méfiants à l’égard de la parole politique.
Beaucoup d’hommes politiques se disent héritiers de Bourguiba et du bourguibisme; espérons que le mouvement de Mezri Haddad saura faire le tri entre le bon bourguibiste et l’ivraie; pour empêcher l’infiltration de son parti par les pan-islamistes et les pan-arabistes; et ne pas rééditer les erreurs des actuels partis «démocrates» qui de consensus en alliance contre nature, ont perdu leur âme!
Bon vent à ce nouveau né.
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