Le comité Nobel ne s’y trompe pas: depuis le 11 janvier 2011, la Tunisie a collectionné les réussites, malgré les contrariétés et les déconvenues.
Par Moncef Dhambri
Sur le terrain de notre quotidien et dans la pratique que nous faisons à chaque instant de notre jeune démocratie, nous avons connu de très mauvaises déconvenues et les pires contretemps. Un peu trop souvent, nous avons eu plutôt tendance à ne retenir que ces contrariétés et échecs, nous avons été déçus, nous nous sommes essoufflés en de nombreuses occasions, nous avons baissé les bras à plusieurs reprises, voire, pour certains d’entre nous, nous avons souhaité qu’il n’en soit plus rien de «cette foutue révolution.»
La démocratie n’est-elle pas faite pour nous ?
Cinq années depuis la révolution du 11 janvier, cinq longues années depuis que le «Dégage!» du ministère de l’Intérieur a eu «facilement» raison de la dictature de Ben Ali, et notre pays se laisse toujours malmener par les incertitudes les plus indescriptibles, il se heurte encore aux difficultés les plus dures et, désormais, il est confronté à la pire des menaces de ce début de 21e siècle, le terrorisme djihadiste.
Bref, le bilan de notre parcours révolutionnaire a pu nous sembler peu reluisant – «une main vide et l’autre qui n’a rien récolté», avons-nous appris à nous dire de notre révolution. La liberté d’expression et de la presse est devenue une broutille, «la meilleure constitution au monde» ne nourrit pas nos affamés, ni ne donne des emplois à nos chômeurs, et nos élections libres et indépendantes ne nous ont pas empêchés de tendre la main aux institutions financières mondiales – une première fois, une deuxième et plusieurs fois encore.
L’on a fini par ne retenir que nos insuccès, nos sur-places, nos reculs et le prix «élevé» de la note révolutionnaire: les martyrs de la révolution, les assassinats politiques, les attentats terroristes, l’immobilisme des ministères et de leurs gouvernements, les mauvais ratings des agences de notations mondiales, etc.
L’on a très souvent et trop vite conclu qu’une révolution aussi improvisée que la nôtre ne pouvait réussir et que la démocratie en terre tunisienne, «arabo-musulmane», n’était qu’une chimère. L’on s’est dit et répété que cette chose démocratique n’était pas faite pour nous. L’on a trouvé plusieurs raisons solides à notre défaitisme. L’on a plus cherché qu’à boucler nos fins de mois. Nous avons même déclaré forfait et, en mauvais joueurs, nous avons souhaité que l’on nous restitue notre mise. Nous avons enterré plus d’une fois nos rêves, pour n’écouter que ceux d’entre nous qui nous disaient que notre Tunisie allait droit dans le mur.
Nous n’avons retenu de ce périple que nos débrayages, sit-ins et grèves. Nous n’avons plus vu que les paralysies du bassin minier qui ne livrait plus ses commandes de phosphate. Nous n’avons plus vécu que de petits bricolages, de solutions de fortune et de dépannages in extremis. Nous avons assisté impuissants face à nos nombreuses dérives. Nos amis et nos frères – lorsqu’ils existent encore – se font prier pour nous tendre la main, une dernière main, pour atteindre l’autre rive. Les bailleurs de fonds et les investisseurs nous ont tourné le dos. Les touristes étrangers ont plié bagages pour ne plus revenir, car ils n’avaient que faire de nos plages dorées, de nos prix défiant toute concurrence et de notre hospitalité.
La manière éloquente du comité Nobel
Le monde – tout le monde et parfois nous-mêmes aussi – aurait vite oublié les exploits de la révolution du 14 janvier 2011. Il aurait oublié trop facilement nos prouesses, parce que notre économie n’a plus retrouvé son cours normal et qu’une soixantaine de ressortissants étrangers ont trouvé la mort sur notre sol, en 2015.
Le monde – tout le monde et parfois nous-mêmes aussi – aurait prononcé le verdict final qu’il était inutile de continuer de croire que le Printemps tunisien pouvait être plus qu’un simple soulèvement et que, au bout du compte, une autre dictature remplacera l’ancienne en Tunisie. Toute la révolution n’aura été qu’un simple incident de parcours. La coloration du nouveau despotisme importera peu. Pour l’essentiel, le monde aurait conclu que la Tunisie et les Tunisiens n’étaient pas faits pour la démocratie et que cette dernière n’était pas faite pour eux. Donc, passons…
Le comité Nobel en a décidé autrement, et de la manière la plus éloquente. Il a fait le bon choix, le meilleur choix, en remettant son prix 2015 au Quartet du Dialogue national, ce groupe de 4 organisations nationales tunisiennes qui ont piloté cette phase la plus cruciale de notre parcours révolutionnaire et qui a su convaincre les présents (et les absents) autour de la table de ces négociations qu’il appartient à tous les Tunisiens de prendre leur sort en main et de décider de leur avenir commun.
Bien évidemment, il y aurait toujours beaucoup à dire et à redire de ce qui a résulté de toutes ces tractations et de la feuille de route qui en a résulté. Bien évidemment aussi, nous ne sommes pas au bout de nos peines, nous n’avons pas fini d’essuyer des déconvenues: une révolution, une véritable révolution, ne saurait se suffire de la tenue d’une ou de deux élections, même si elles sont aussi irréprochables que les nôtres.
Des scrutins libres et indépendants n’ont de valeur que s’ils servent à avancer, à faire progresser un pays et son peuple, que si cet investissement politique du bulletin de vote et de l’urne porte d’autres dividendes réels et palpables – et sous des formes diverses, en économie, dans l’organisation de la société et dans la culture.
Ils ont dit non à la Troïka et aux islamistes
C’est cette très bonne note globale que le comité Nobel vient d’accorder à la Tunisie: sur tous ces plans, le dossier tunisien a été défendable et plus convaincant que ceux d’autres candidatures – la chancelière allemande Angela Merkel, le pape François ou le prêtre érythréen Mussie Zeraidu, entre autres grands favoris des 273 postulants.
Le comité Nobel de la paix ne s’est pas trompé, lui qui, par le passé, a récompensé les Théodore Roosevelt, Woodrow Wilson, Ralph Bunche, Martin Luther King, Willy Brandt, Andreï Sakharov, Mère Teresa, Lech Walesa, Desmond Tutu, Mikhaïl Gorbatchev, Aung San Suu Kyi, Nelson Mandela, Yasser Arafat, Jimmy Carter, Barack Obama, etc.
Le comité Nobel norvégien a choisi l’UGTT, l’Utica, la Ligue des droits de l’Homme et l’Ordre des avocats et, à travers ces quatre grandes organisations nationales, toutes les autres parties, les figures nationales et la rue tunisienne qui ont dit non à la Troïka et à l’islamisation de la Tunisie.
Bien sûr, la partie n’est pas gagnée et il reste beaucoup à faire. Cependant, l’on est en droit de tirer fierté de cette distinction qui nous vient d’Oslo. Le 10 décembre prochain, à 2600 kilomètres de Tunis, des applaudissements retentiront dans la salle de la remise du prix Nobel de la paix pour accueillir les dignes représentants de notre 14 janvier 2011 et cette reconnaissance nous ira droit au cœur.
Les Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi et nos autres martyrs peuvent à présent reposer en paix. Ils ont payé le prix du devoir. La Tunisie se charge de finir cette mission.
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