L’art de la dissimulation des islamistes d’Ennahdha fait apparaître comme un recul, ce qui n’est qu’un grand pas en avant… dans le projet d’islamisation de la société et de l’Etat.
Par Amor Cherni *
Il ne faut pas s’y méprendre : les islamistes sont devenus des gens cultivés, ils ont lu, tout au moins leurs théoriciens, Adam Smith et compris les avantages de la division du travail ! Ils nous ont annoncé une «séparation» entre le politique et le prosélytisme, mais ils en ont vu tout de suite la gravité. Ils se sont donc repliés sur le concept de «spécialisation» («takhassus»). Or, la «spécialisation» est l’autre face de la division du travail. Cela veut dire qu’ils vont désormais se répartir les tâches, pour bien les réussir l’une et l’autre.
L’ensemble se scinde en deux : une armée politique et une autre religieuse. Celle-ci garde l’héritage et le développe; elle constituera la base arrière, le terreau des futurs cadres et la force de mobilisation dans les mosquées. Celle-là va partir à de nouvelles conquêtes politiques, y compris la présidence de la république. En d’autres termes, un pas en avant a été franchi dans la réalisation de la vieille stratégie: la conquête du pouvoir par étapes et sur le long terme.
Le conseil aux salafistes
N’était-ce pas là le conseil donné aux salafistes : «Ne vous hâtez pas» ! «La société tunisienne n’est pas prête». «Ni l’armée, ni l’administration, ni l’éducation ne sont sûres» ! Et l’on peut continuer : donc, essayons cette manœuvre, présentons un visage «civil», presque laïc ! Mais ce sera une «laïcité religieuse» aussi paradoxale qu’elle puisse paraître. N’ont-ils pas déjà avalé une autre couleuvre, non moins paradoxale: la «démocratie religieuse», ou la «démocratie islamique»? Après tout, puisque personne de ceux qui s’en réclament ne sait ce qu’est la laïcité, ni ce qu’est la démocratie, et s’il suffit d’aligner des mots, pourquoi ne pas verser dans cette supercherie conceptuelle ?
De la démocratie
Si la démocratie est une question d’élections, participons-y et montrons-leur que nous sommes les plus forts ! Après tout, il suffit de dire que celui qui votera pour nous, votera pour Dieu et ira au paradis, et que celui qui votera contre nous, donnera sa voix au diable et ira à l’enfer ! Et voilà le tour bien joué.
Allez maintenant raconter à un peuple politiquement inculte et qui n’a jamais su ce qu’est un bulletin de vote, ni même ce qu’est un parti politique, ni ce que signifient les élections, allez lui raconter que la démocratie, c’est le pouvoir du peuple, que ce pouvoir du peuple, c’est-à-dire de l’homme, a été proclamé et instauré contre le pouvoir de Dieu, qui a été le fondement de toute autorité religieuse depuis la célèbre proclamation de Saint Paul : «Non potantas, nisi a Deo», qui figure déjà dans la Thora, et que l’islam a importée dans la formule «Al-hâkimiyya lillâlh».
Allez lui expliquer que ce principe a été le fondement de tous les pouvoirs despotiques et de toutes les monarchies héréditaires qui se sont proclamées être les vicaires de Dieu sur terre (les musulmans disent : «dhillu il-lâhi fî ardhihi»), jusqu’à la révolution française et sa préfiguration, la révolution américaine.
Allez lui raconter les déboires essuyés par ceux qui ont conçu et défendu ce principe depuis Althusis et Jurieu, jusqu’à Rousseau et Diderot ! Ceux qui ont été pourchassés, ceux dont les œuvres ont tété brûlées, ceux qui ont été emprisonnés, ceux qui ont risqué leurs vies, etc. Que tout ce monde aille au diable !
De la laïcité
Le même tour sera joué à l’égard de la laïcité ! Après tout, n’y a-t-il pas laïcité et laïcité? N’est-ce pas l’un des derniers présidents du pays le plus laïc du monde qui a parlé de «laïcité positive»? Pourquoi, tant qu’à faire, ne pas parler de «laïcité à visage divin»? Peut-être même d’une «laïcité de froc»? Car, s’il suffit de se dépouiller de son froc, pour porter costume et cravate et se raser la barbe, n’est-ce pas une affaire conclue? Si cela ouvre les portes du pouvoir, tout le pouvoir, y compris la présidence de la république, pourquoi tergiverser sur les apparences? La conquête du pouvoir ne vaut-elle pas quelques concessions de façade ? Puis, on verra !
La révision de la Constitution
Après tout l’actuel président, tout laïc qu’il se croit, n’a-t-il pas déjà évoqué la révision de la constitution? Voilà déjà une porte ouverte : cette révision, nous la ferons une fois que nous aurons conquis le pouvoir, et ce sera à notre manière, non à la sienne! Allez ensuite raconter à un peuple embourbé dans ces difficultés quotidiennes que la laïcité, c’est la conception du monde et de la société selon la «lumière naturelle» (lumen naturæ), non selon la «lumière divine», que ces deux «lumières», celle de la raison et celle de la foi, se sont opposées à plusieurs occasions et sur nombre de points, et que des savants et des philosophes ont été pour cela autodafés comme Giordano Bruno, ou condamnés par l’Inquisition à la prison à vie comme Galilée, ou ont passé leur temps à se cacher pour ne pas encourir les mêmes peines comme Descartes, etc. On vous prendra pour des inspirés, sinon pour des fous !
Le butin des mosquées
Mais à côté de ce gain substantiel et historique de la conquête du pouvoir, on aura emporté une autre victoire aussi importante sinon davantage. Une fois que les prosélytes se seront «spécialisés» dans leur tâche, personne ne viendra leur rebattre les oreilles avec la fameuse ritournelle de «la neutralisation des mosquées»! Ceux qui y éliront domicile pourront en rapporter des butins considérables sans que personne ne puisse les accuser de faire de la politique sous le masque du religieux! Ils seront devenus des religieux à plein temps! Il en sera de même pour ceux qui s’adonneront à l’endoctrinement dans les écoles coraniques, les crèches et autres établissements d’enfance islamique, sinon déjà islamiste…
L’heure est grave
Ainsi donc, l’art de la dissimulation fait apparaître comme un recul, ce qui n’est qu’un grand pas en avant. La société tunisienne est en danger; elle est menacée dans son identité, dans sa culture, dans sa raison! L’heure est grave. Tout le peuple laïc, moderniste, syndicaliste, démocrate et révolutionnaire doit s’unir, mettre la main dans la main, pour défendre notre culture, notre modernité, notre paix et notre existence !
* Philosophe.
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