Au terme de 5 ans de navigation à vue, les contre-performances économiques ont battu tous les records. La dévaluation du dinar n’est que la face apparente de l’iceberg.
Par Mohamed Chawki Abid *
Les origines structurelles de la dépréciation du dinar (TND) se trouvent dans l’essoufflement du modèle de développement mis en œuvre depuis les années 80 et dans la détérioration des fondamentaux de l’économie tunisienne (depuis 2011) et, surtout, dans le creusement du déficit de la balance courante et l’érosion des réserves de change. Ceci s’est aggravé conjoncturellement par la pression sur la balance des paiements notamment suite à la concentration des demandes d’achats de devises par les grandes entreprises publiques importatrices (OCT, Stir, Steg, Etap, Onh, El-Fouledh…), les grands groupes importateurs-distributeurs (enseignes diverses, concessionnaires auto), et les IDE on-shore pour le rapatriement de leurs dividendes (télécoms, cimenteries, IAA), voire par les échéances de remboursement des dettes extérieures.
La rupture des équilibres extérieurs
Il est important de rappeler que, depuis sa création en 1958, le dinar était resté stable par rapport aux principales devises européenne (1 TND ≈ 10 FRF ≈ 1,5 €) jusqu’à 1986, quand la Tunisie a décidé de souscrire au Plan d’justement structurel (PAS) du Fonds monétaire international (FMI). Une dévaluation officielle de 10% fut alors décrétée.
Depuis cette date, le TND n’a jamais cessé de glisser. En fait, le recours à la dévaluation officielle du dinar avait soigné momentanément le malaise des finances extérieures, à la faveur de la relance des industries exportatrices et du tourisme. Comme la Tunisie avait ensuite adhéré aux accords GATT (Organisation mondiale du commerce, OMC) et conclu avec l’Union européenne (UE) un accord de libre-échange (appelé accord d’association), la libéralisation progressive de son commerce extérieur a créé de nouveau une pression sur les importations. Les équilibres extérieurs se sont alors rompus, ce qui a poussé les autorités compétentes à laisser glisser le TND par souci de rétablissement de l’équilibre. Mais, vu que le démantèlement tarifaire avec l’UE s’est poursuivi jusqu’à 2008, le déséquilibre est devenu évolutif, ce qui a nécessité des corrections successives de change. Entre-temps, le secteur industriel a été malmené sans qu’il ne soit consolidé (en dehors du tiers des PMI ayant élaboré des projets de mise à niveau), le chômage industriel s’est amplifié, le déficit de la balance commerciale s’est creusé, l’endettement extérieur a explosé, etc.
La situation dramatique s’est aggravée davantage depuis 2011 avec l’extension de la grande distribution et des concessionnaires auto, l’installation de nouvelles enseignes internationales de chaînes spécialisées, l’établissement d’un libre-échange avec la Turquie (tenace compétiteur) et la mise en panne des secteurs pourvoyeurs de devises (tourisme, phosphate, textile).
Depuis 2016, les droits de douane sur les biens de consommation en provenance d’autres marchés (notamment des pays asiatiques) ont été ramenés à 20%, ce qui a contribué au développement de l’importation des produits chinois et autres pays à bas prix (dont des produits de marques européennes fabriqués dans ces pays).
Aujourd’hui, le TND est côté à ≈0,4€, s’inscrivant en dépréciation globale de l’ordre de -72% depuis 1985, soit une dévalorisation annuelle moyenne de 4%. C’est terrifiant !!
Cette dévalorisation du dinar a boosté artificiellement les activités exportatrices sur le dos de ses travailleurs, et a profité peut-être aux affairistes, aux rentiers et aux contrebandiers s’adonnant aux activités d’importation de biens de consommation. En revanche, elle a douloureusement impacté l’écrasante majorité des Tunisiens, de la classe moyenne mais surtout de la classe pauvre. Le SMIG, qui valait 90 TND au courant des années 80 (≈140 €), vaut aujourd’hui 330 DT (≈135 €).
Si nous continuons suivre aveuglément les instructions du FMI en la matière, en nous limitant à libérer la parité euro-dinar ou dollar-dinar pour tenter d’atténuer la pression sur les réserves en devises, le processus demeurera divergeant et le dinar poursuivra sa chute sans parachute, avec toutes les conséquences douloureuses et irréversibles: accroissement proportionnel de l’endettement extérieur, renchérissement des biens de consommation de première nécessité (céréales, médicaments…), envolée de l’inflation, surpression fiscale… jusqu’à l’explosion sociale.
Les vraies solutions
Quand on détecte une fuite d’eau dans un mur, le recours au masticage soigne en apparence le défaut et provisoirement, mais ne le répare jamais sur le moyen terme, la fuite reprenant quelque temps après. Un vrai professionnel recourt à la réparation de la conduite ayant fuité, même si son intervention nécessite des travaux lourds et la mise à contribution d’un maçon et d’un peintre.
Il en est de même pour les équilibres macroéconomiques. Au lieu de rafistoler par la dévaluation du TND pour tenter d’obtenir un équilibre extérieur précaire et provisoire, il serait plus indiqué de traiter sérieusement les causes de la problématique, produisant toujours les mêmes effets.
Aussi ne serait-il pas grand temps de commencer par :
1) enclencher les «clauses de sauvegarde» prévues dans l’accord de libre-échange passé avec l’UE en 1995;
2) suspendre l’importation des biens de consommation superflus (articles de luxe, secondaires ou ayant des équivalents fabriqués localement);
3) décréter une série de mesures d’encouragement en faveur des secteurs producteurs, notamment l’agriculture et l’industrie, en vue de redresser l’investissement et la production, et de booster l’exportation et l’emploi;
4) gérer pragmatiquement les importations en accordant la priorité aux produits essentiels : biens de consommation de 1ère nécessité (céréales médicaments…), matières premières, biens d’équipements;
5) mettre un terme au laxisme, au copinage et à l’impunité dans la gestion de toutes les formes de malversation et de corruption (évasion fiscale, fraude administrative, fuite de capitaux, pillage de richesses, abus de biens sociaux, etc.).
Rentiers, délinquants fiscaux et mafias périphériques
Si nos princes avaient depuis 2011 gouverné patriotiquement et pragmatiquement sans se soucier des échéances électorales ni des ambitions personnelles, nous aurions pu apporter des réponses satisfaisantes aux attentes des populations en détresse, empêcher l’endoctrinement de nos jeunes par les islamo-terroristes, contenir l’économie souterraine et les mafias périphériques, tendre vers l’équité fiscale et l’autonomie budgétaire, capitaliser sur la démocratisation du pays pour améliorer son attractivité, et, d’une façon générale, atteindre la justice sociale et consolider les fondamentaux économiques.
Combien de fois avons-nous appelé à la lutte frontale contre toutes les formes de malversation et de corruption, afin de récupérer les recettes publiques évadées ainsi que les capitaux en devises fuités, et ce, en vue de parvenir à maîtriser l’endettement public et à limiter notre dépendance vis-à-vis des créanciers étrangers?
Combien de fois avons-nous insisté sur la promotion d’investissements publics dans la mise en valeur industrielle des richesses naturelle (minéraux, saumures, substances utiles, ressources végétales…), dont notamment les deux richesses inépuisables (rayonnement solaire, potentiel maritime) pour le dessalement d’eau de mer et la production de l’électricité?
Combien de fois avons-nous appelé à la mise en jeu de l’instrument des «clauses de sauvegarde» au niveau du commerce extérieur, et à la mise en œuvre de «mesures de sauvetage et consolidation» à l’adresse des secteurs producteurs (notamment les industries manufacturières et l’artisanat) pour relancer l’investissement, l’emploi et l’exportation?
Combien de fois avons-nous recommandé de suspendre les négociations avec Bruxelles sur le projet de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) jusqu’à élaboration du bilan de 20 ans de libre-échange avec l’UE ainsi qu’une étude d’impact prospective de l’Aleca sur l’économie nationale?
Malheureusement, il semble que l’oligarchie économique locale et les lobbys cosmopolites sont plus forts que les décideurs de la politique économique du pays, quand ils ne sont pas de mèche.
Au terme de 5 ans de navigation dans l’opacité et de coordination avec les barons de la délinquance, les contre-performances socio-économiques ont battu tous les records historiques. Seule la frange des millionnaires et des milliardaires affiche des clignotants au vert à l’échelle nationale, mais aussi à l’échelle internationale (1ère au Maghreb et 7e en Afrique), selon le cabinet britannique ‘‘New World Wealth’’.
* Ingénieur économiste.
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