Habib Essid avec le ministre de la Santé Saïd Aidi: l’hôpital public va très mal (photo d’archives).
A propos de l’admission du chef du gouvernement Habib Essid dans une clinique privée et non dans un hôpital public. Le non-sens d’un choix.
Par Yassine Essid
La qualité de l’enseignement est-elle meilleure dans les écoles et lycées de la mission française de Tunisie ? Une question qui tarauda longuement à l’époque l’esprit de président Ben Ali. Passant outre à l’indignation d’une large frange de l’opinion par un acte hautement symbolique d’un manque de confiance flagrant dans la politique éducative et pédagogique de son pays, et nullement rassuré quant à la qualité du système scolaire dont il était censé assurer pourtant la mise en œuvre et la pérennité, il opta pour la sérénité du climat scolaire étranger et son efficacité. Il fit alors inscrire ses enfants dans l’un des établissements scolaires français réputés par la qualité de l’enseignement qu’ils dispensent car similaire, dit-on, à celle suivie en France.
Un camouflet pour les employés et usagers des hôpitaux
Aujourd’hui, le recours plus systématiquement aux lycées de la mission, de même qu’aux écoles et collèges privés, prend de l’ampleur et ne fait qu’accentuer davantage les inégalités désormais bien imprégnées dans notre système d’éducation entre une école de milieu favorisé ou de milieu défavorisé.
Les ennuis de santé du Premier ministre et son hospitalisation avaient provoqué réprimande, sarcasme et réprobation. La majorité des commentaires tournait autour de l’admission du chef de gouvernement dans une clinique privée plutôt que dans un établissement de santé publique. Un tel choix fut dénoncé comme un camouflet imposé à tous les employés et usagers des hôpitaux. De tels ségrégationnismes, qui dans notre société n’avaient cessé d’opposer santé privée et santé publique, persistent donc par tradition et par un mimétisme délirant.
Délaisser les institutions sanitaires publiques pour aller se soigner dans des établissements privés est une bévue politique grave et le témoignage irréfutable qu’on n’a pas réussi à bâtir un système de santé digne de confiance.
Déjà politiquement mal-en-point, depuis peu victime expiatoire d’intrigues de palais et d’une guerre de succession, l’admission d’Habib Essid dans un établissement de santé publique pour des examens de routine n’est pas digne d’un Premier ministre.
A défaut de délaisser les hôpitaux de leurs pays pour venir se faire soigner au Val-de-Grâce, à l’Hôpital américain de Neuilly ou à Genève, des établissements réputés pour leur discrétion qui ont appris à garantir à la présence d’une personnalité politique étrangère le statut de secret-défense, la présence du Chef du gouvernement dans des lieux où les employés ne sont point soumis au secret médical, encore moins les malades et leurs familles qui déambulent tout le long des couloirs, aurait vite fait d’ouvrir la porte à tous les soupçons avidement appropriés par le débat public.
Le Premier ministre a raté une visite de terrain
C’est que tous les patients ne se valent pas. Cependant, le Premier ministre avait manqué ici une occasion inespérée de constater par lui-même la réalité de nos hôpitaux qui lui arracherait des larmes et vaut bien plus que toutes les études des statistiques d’activité du ministère de tutelle. Son admission à l’hôpital se serait transformée d’emblée en visite de terrain, comme inspecter un chantier, ou constater le rythme de la réforme de la gouvernance hospitalière, etc. Des activités qui pourraient même lui être comptabilisées comme du temps de travail. Il aurait d’abord entendu ses voisins se plaindre d’une hiérarchie incapable de la moindre empathie envers les malades. Il aurait vu de très près l’état intolérable d’hygiène, remarqué l’arrogance impitoyable du personnel soignant, vécu la promiscuité des patients, l’exiguïté des chambres, les temps d’attente, les infiltrations d’eau, les toilettes qui chlinguent, les chasses d’eau qui fuient, les fenêtres qui ne ferment pas, l’indifférence à la présence des chats et des cafards, la nonchalance et le peu de considération pour les malades. Enfin, l’organisation du travail effectué par une main-d’œuvre titularisée réconfortée par des syndicats qui n’admettent aucune tentative de réforme hormis la hausse des salaires, la diminution du temps du travail et l’impunité.
Malgré la présence de très bon médecins qui font encore de la résistance parce qu’ils ont des objectifs différents des médecins libéraux, qu’ils sont plus humanistes qu’avides du confort de vie que draine le secteur privé, l’hôpital public reste encore réservé au commun des misérables mortels alors que le déni et la peur de la mort soient les mêmes chez les puissants et les humbles.
Le hiatus entre médecine publique et médecine libérale
Depuis des décennies, aucune institution n’a soulevé autant de discussions, n’a été la source d’autant de débats, de crainte et de désarrois, n’a découragé autant de monde que le système de santé publique. On n’arrête pas de s’inquiéter de la qualité révoltante des services, du traitement inhumain des patients, de l’absence ou de l’insuffisance des technologies de pointe, de la désertion des compétences vers le privé et de la dégradation de l’accès aux soins dans les territoires ruraux. On ne croit même plus aux promesses de l’Etat pour améliorer l’offre de soins. C’est que l’Etat a cessé d’être attentif à la santé de la population, à sa prise en charge et n’est plus concerné par son bien-être physique et mental. Il observe impuissant le hiatus qui se creuse chaque jour davantage entre médecine publique et médecine libérale à laquelle il délègue sans vergogne la gestion du système de santé.
La médecine libérale défend en effet un régime de rente à travers une tarification outrancière. Ainsi, sa prospérité va-t-elle, paradoxalement, de pair avec la baisse des revenus, la dégradation des conditions de vie des individus et la réduction des dépenses publiques. Autant de conditions qui favorisent sans limites son expansion. Les avancées technologiques bien que coûteuses, permettent moins la guérison que le diagnostic précoce des problèmes de plus en plus nombreux. En proposant des interventions préventives et palliatives, voire inutiles, les cliniques privées apportent peu au bien-être du malade.
En matière de santé publique, le champ d’intervention va alors bien au-delà du malade et de la maladie, accentuant une médicalisation sans précédent dans la société. Pour sa part, l’Etat, n’étant plus garant de l’accessibilité aux soins, a perdu sa maîtrise sur la vie. La santé et le bien-être physique de la population en général le concernent à peine au moment même où, comme partout ailleurs dans les pays avancés, la médecine est sollicitée pour intervenir, prévenir et anticiper les problèmes dans tous les domaines : la qualité de l’air, de l’eau, des produits alimentaires, de l’urbanisation à outrance, du stress existentiel, des conditions du travail, etc.
En somme à faire du préventif au lieu du curatif, à examiner et analyser les causes et trouver des solutions. En réfléchissant à tout cela, le Premier ministre saura alors qu’en médecine, comme en politique, si l’on ne traite pas la cause, la rémission risque d’être brève.
Bon rétablissement quand même !
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