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Le calvaire des femmes, entre le droit et le vécu quotidien

Femmes-de-Nidaa-Tounes

La société tunisienne étant encore éminemment masculine, les femmes doivent continuer à inscrire leurs droits dans les lois, pour espérer avancer sur la voie de l’égalité et de la dignité.

Par Fathi Frini *

Fathi-FriniRares sont les femmes engagées dans la vie politique ou dans d’autres domaines, après la révolution de 2011, qui déclarent faire confiance aux propos lénifiants des islamistes tunisiens à propos des droits légitimes de la femme, dont une bonne partie est encore âprement revendiquée. Elles soupçonnent, justement, ces islamistes parce qu’à défaut de pouvoir abolir le Code de statut personnel (CSP), dont on fête le 13 août le 60e anniversaire de sa promulgation, ils tentent sans cesse d’y ouvrir une brèche, en revenant régulièrement à la charge au sujet de maints acquis sur l’adoption, la monogamie, le travail des femmes… Mais pas uniquement.

Certes, de tels acquis seraient irréversibles aux yeux de nos femmes, qu’elles défendent d’ailleurs bec et ongles, y tenant du reste comme à la prunelle de leurs… beaux yeux. Mais, dans la mesure où une sourate du Saint-Coran se prononce clairement sur ces sujets, les islamistes entendent s’en servir comme cheval de bataille pour remettre en question l’adoption, la monogamie et bien d’autres acquis encore.

Toute tentative en ce sens est jugée, à juste titre, comme une concession inquiétante faite aux intégristes, une brèche dans le solide édifice de droits patiemment bâti, sinon une ligne rouge à ne pas outrepasser. Une femme avertie en vaut deux…

La locomotive du développement

Il est devenu difficile, par ces temps difficiles, sous nos cieux pourtant cléments, de mettre un terme à des spéculations qui reviennent comme un leitmotiv, en toutes occasions, à l’idée d’une possible modification du statut de la femme tunisienne, considéré, des décennies durant, comme intouchable, en particulier sous le règne de l’ancien président Habib Bourguiba. Même son funeste successeur, Ben Ali, a déclaré, dès sa prise du pouvoir en 1987, qu’il ne songerait jamais à modifier le statut de la femme tunisienne, en affirmant: «C’est un grand acquis de l’indépendance nationale et il est irréversible».

Pourtant, de substantielles modifications ont été, à maintes reprises, apportées à ce texte, mais sans en altérer l’esprit et le contenu révolutionnaires.

Résultat : avec l’Egypte, le Liban et le Maroc, la Tunisie est le pays arabe le plus avancé en matière d’émancipation féminine et, n’en déplaise à certains islamistes, personne ne conteste cette partie de l’héritage légué par Bourguiba, considéré encore par de larges franges de la population tunisienne comme un élément fondamental de l’édification de la Tunisie moderne et peut-être bien la locomotive du développement du pays, que l’on n’est pas prêt de sacrifier pour tout l’or noir du monde… arabo-musulman, une région du monde où la loi fait systématiquement des hommes les «chefs de famille» et leur confie à ce titre le contrôle de «décisions cruciales» sur le choix du lieu de vie, l’obtention de documents officiels, l’ouverture d’un compte bancaire, tout en interdisant aux femmes de travailler sans l’accord de leur conjoint.

Régir la vie des ménages modernes

Promulgué quelques mois après l’indépendance, le 13 août 1956, le CSP, qui organise la famille en général, accorde à la femme des droits qui lui avaient été refusés des siècles durant par des traditions dépassées.

Les trois points fondamentaux de ce texte – est-il encore besoin de les rappeler ? – sont l’abolition de la polygamie, l’institution du divorce judiciaire au lieu de la répudiation et l’octroi des droits politiques, à commencer par celui de voter.

Ce texte, qui demeure un ensemble législatif cohérent, serait largement inspiré de la charia islamique mais non intégré dans un code civil. Et s’il n’a pratiquement pas été modifié durant le règne de Bourguiba, il a subi, sous le règne de Ben Ali, de substantielles modifications rendues nécessaires par les profondes mutations sociopolitiques.

Au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011 et de l’abolition de la constitution de 1959, remplacée par une nouvelle loi fondamentale en 2014, le CSP a continué à tenir le cap et à régir la vie des ménages modernes : exigence du consentement personnel de la femme avant le mariage, interdiction de la polygamie sous peines de fortes sanctions pénales, égalité des époux dans le droit au divorce, participation de la femme aux frais du foyer, partage – quoique encore inégal – de la tutelle des enfants, legs obligatoire (art.191 à 194), institution du «rad» (art. 143 Bis), etc.

Les militantes de la société civile, les femmes démocrates et les avocates auraient, à l’occasion, exprimé de sérieuses réserves à propos de ce code pourtant jugé «progressiste» et dénoncé ses limites, du fait, entre autres, du recours peu usité au testament, le garçon héritant, de droit, le double de la fille en vertu du fameux «privilège de masculinité», de la tutelle du mari sur les enfants, systématique en cas de divorce à quelques nuances près, de la liberté de mariage se heurtant à des difficultés administratives si le conjoint est un étranger non musulman, à moins qu’il présente un certificat de conversion à l’islam délivré par le Mufti de la République.

De telles questions, et bien d’autres encore, continuent de susciter un très vif débat au sein des associations, qu’elles soient de sensibilité progressiste ou proches de la mouvance islamiste.

Les dispositifs d’égalité des chances

Le débat juridique, suscité par des questions fondamentales pour le présent et l’avenir de la femme tunisienne, paraît néanmoins secondaire au regard du poids des réalités au quotidien que vivent nos femmes, quelle que soit la teneur ou l’efficience des textes légaux, qui sont autant de garde-fous censés protéger leurs droits. Telle l’inégalité de fait ou de droit dans bien des domaines jugés, pourtant, primordiaux, la bataille pour la scolarisation, l’amélioration des conditions de vie, l’élévation du niveau sanitaire et un meilleur accès à la vie professionnelle, l’exploitation de la main-d’œuvre féminine, le harcèlement sous toutes ses formes. Autrement dit, les dispositifs d’égalité des chances prises jusqu’alors à la faveur de l’adoption de la nouvelle constitution promulguée du 27 janvier 2014 à l’endroit de nos femmes sont-ils efficaces pour remédier, refonder ou réformer?

Qu’en est-il du vécu quotidien de nos femmes? Quels jugements porterions-nous, désormais, sur leur situation présente? Celle-ci est, pour le moins, complexe, pleine de contradictions et ne manque pas, à l’occasion, de susciter la polémique, souvent virulente, principalement dans les médias et à travers les réseaux sociaux.

Disons que nos bonnes femmes, nos honorables mères et nos chères compagnes se retrouvent, encore une fois, à la croisée des chemins, ne sachant pas ou peu à quel saint ou à quel cheikh se vouer?

Si nous nous référons au passé, pas très lointain, nous pouvons dire que nos femmes ont fait des pas de… géantes : elles sont désormais magistrats, avocats, ambassadeurs, médecins, professeurs universitaires, députés, ministres, directeurs de banque, chefs d’entreprise et la centrale patronale, l’Utica, est même présidée par une femme. Elles sont également, pour les moins chanceuses d’entre elles, ouvrières agricoles, caissières, serveuses ou bonnes à tout faire…

Contraintes, parfois, à vivre dans l’ombre des hommes, diplômées mais inactives, ou indépendantes par le travail mais accablées par les tâches ménagères, nos femmes demeurent, en effet, tiraillées entre de grands potentiels de réussite et de distinction et le joug de traditions bien pesantes.

Mais, au-delà de ces clichés encore ressassés à chaque fois qu’on aborde la condition de la femme tunisienne, au niveau des mentalités, il reste beaucoup de chemin à faire, car bien des stéréotypes seraient encore solidement ancrés qu’on aurait toutes les peines à abandonner.

En attendant des jours meilleurs

Le regard que continue de porter l’homme sur la femme n’est pas celui d’un partenaire et le traitement qu’il lui réserve n’est pas celui d’égal à égal… Aussi le quotidien de la femme est-il encore un calvaire de tous les instants. Et ce n’est pas la toute dernière loi, fort répressive, sur le harcèlement qui viendrait le contredire.

La société civile tunisienne n’a pas manqué, à cet égard et à bien d’autres, de dénoncer un climat de répression dont la femme ferait encore l’objet.

Quoi qu’il en soit et en attendant des jours meilleurs, notre société demeurant encore éminemment masculine, il faudrait que nos braves femmes veillent elles-mêmes à inscrire leurs droits, actuels et futurs, noir sur blanc, dans les textes juridiques, avec davantage de garanties, pour avancer, lentement mais sûrement, sur la voie de l’égalité et de la dignité.

* Juriste.

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