Accueil » Désindustrialisation et intoxication de l’économie tunisienne

Désindustrialisation et intoxication de l’économie tunisienne

grandes surfaces 2

En privilégiant le commerce sur l’industrie, les responsables et opérateurs économiques tunisiens sont en train de détruire ce que leurs aînés ont mis des décennies à construire.

Par Mohamed Chawki Abid *

«Ils ont planté des palmiers et nous en avons mangé. Ne devrions-nous pas planter pour qu’ils en mangent?»

C’est la réponse qu’a donné un vieillard au roi Kisra de Perse, qui l’a interpellé quand il l’a vu en train de planter un petit palmier censé donner des dattes dans une vingtaine d’années.

Comment bâtir un secteur industriel pérenne? Comment accroître sa compétitivité?

Ce sont des questions qui ont été posées dans les années 60-80 par nos doyens ingénieurs et économistes, et qui ont trouvé des réponses précises et constructives, déclinées en plans d’actions pluriannuels.

Depuis la promulgation du premier code d’investissement industriel en 1974 (suivant la loi 1972 pour les PMI totalement exportatrices en RS), les industries manufacturières se sont développées régulièrement et ont réussi à consolider leur contribution au PIB et à améliorer progressivement leur capacité compétitive, jusqu’à booster leurs exportations (IAA, IMCCV, ITC, IMM, IEE, ICh…).

1) Persécution des PMI

Depuis une vingtaine d’années, l’économie nationale était malmenée notamment au niveau de l’agriculture, du tourisme et, surtout, au niveau de l’industrie après la ratification, en 1995, de l’accord de libre-échange (ALE) avec l’Union européenne (UE).

A partir de l’entrée en vigueur du planning de démantèlement tarifaire sur les biens de consommation importés d’Europe (2000), les PMI tunisiennes étaient délaissées par l’administration tunisienne, qui a toléré des importations abusives et déloyales (qualité, prix dumping, normes…) de produits finis fabricables en Tunisie, sans même mettre en jeu les mesures de sauvegardes prévues dans l’ALE’1995 scellé avec l’UE.

Depuis 2011, tous les gouvernements ont fait montre d’un laxisme face à la torture intense dont les PMI tunisiennes faisaient l’objet, notamment par la non-régulation de l’ALE’1995, l’entrée en vigueur en 2012 d’un accord de libre-échange avec la Turquie (merci Ennahdha !), l’élargissement en 2016 du libre-échange à d’autres pays via un démantèlement tarifaire (loi de finances 2016).

Ce faisant, le produits sud-est asiatiques bénéficient d’une réduction des barrières tarifaires (jusqu’à 20%), accentuant ainsi le déficit commercial avec la Chine et avec d’autres pays de la région. Ces importations sont réalisées par les grands affairistes du pays dont certains étaient curieusement de solides industriels dans les mêmes activités (IMM, IMCCV, IEE, ITC) ou font partie du management de l’Utica, la centrale patronale.

A présent, les industries du textile et de l’habillement ainsi que les industries du cuir et de la chaussure se trouvent sinistrées, enregistrant la destruction de plus de 40.000 emplois directs. Avec l’arrivée d’enseignes étrangères dans l’ameublement, les artisans et les industriels du mobilier commencent à tousser.

Le pire c’est que ce carnage prémédité semble être catalysé par le patronat, qui s’est dessaisi de son infrastructure industrielle pour se convertir en importateur de biens de consommation via l’installation de chaînes spécialisées sous enseignes internationales.

Au lieu de tirer les sonnettes d’alarme depuis 2012 pour défendre les industriels tunisiens auprès des pouvoirs législatifs et exécutifs, et pour pousser le gouvernement à amender ses projets de lois (code d’investissement, plan quinquennal 2016-2020, PPP, Aleca, AMC), l’Utica a non seulement fermé les yeux face au saignement des PMI, mais encore a catalysé le processus de désindustrialisation par le parrainage des marques étrangères.

Alors, quand l’Utica va-t-elle mettre un terme à sa nonchalance dans le massacre du tissu industriel national bâti de toutes pièces depuis l’indépendance, et dans l’envolée du chômage dans le secteur des industries manufacturières?

2) Installation d’enseignes internationales

Il est évident que cette activité, très courtisée par les investisseurs tunisiens, n’est pas le «genre» d’investissement dont a urgemment besoin notre pays.

L’identité des propriétaires des chaînes de distribution, sous enseignes internationales, confirme bien que l’organisation patronale du pays ne constitue plus un levier corporatiste de «promotion de la production nationale» ni de «consolidation de la compétitivité économique», surtout après la multiplication des marques auto représentées (sans exigence de compensation industrielle), l’extension de la grande distribution gourmande en marchandises importées, et le déchaînement des enseignes internationales franchisées en général (prêt-à-porter, restauration, ameublement, etc.).

Il n’est donc plus difficile de connaitre les principales causes de l’accentuation du déficit commercial, du malaise des industries mécaniques et électriques, de la faillite des PMI d’habillement et chaussures, de la précarité de l’emploi dans l’industrie, de la fonte des réserves en devises, du dérapage de la balance des paiements et de l’explosion de l’endettement extérieurs (particulièrement sa composante improductive, voire toxique).

Revenons au showroom récemment inauguré à la route de Gammarth, qui a fait couler beaucoup d’encre et a relancé la polémique sur l’intérêt économique de l’investissement dans le domaine du concessionnaire auto. Certes, le partenariat est Win-Win entre Honda Motors et JMC, mais pas entre le Japon et la Tunisie.

L’Utica est suffisamment éclairée pour constater une restructuration défavorable de l’économie nationale, marquée par la migration des capitaux des secteurs productifs (industrie, agriculture, TIC, etc.) vers des secteurs de distribution, à telle enseigne la contribution des industries manufacturières dans la formation du PIB s’est dégringolée de 23% en 1993 à 15% en 2014. Ceci est d’autant plus grave que l’investissement dans ce domaine ne requiert plus un taux de compensation industrielle minimum de 50% (export IME/import véhicules), dans la mesure où les quotas sont attribués aux concessionnaires auto selon des critères subjectifs définis par l’oligarchie politico-financière et demeurant un secret administratif.

Ceci étant, la patronne des patrons semble se désintéresser de la production, notamment après s’être dessaisie de ses unités industrielles. Depuis la révolution de la «brouette», elle devenait très engagée dans la recherche de «business de rente» procurant le maximum de profit et comportant le minimum de risques, surtout quand il s’agit d’activités d’importation de biens de consommation, particulièrement dévoratrices de devises.

Alors qui va défendre dorénavant les industriels tunisiens après la conversion de l’Utica en club de rentiers?

3) Basta hémorragie de devises !

La Tunisie est clairement menacée de cessation de paiement, eu égard à l’amplification de son déficit commercial et à l’accentuation du dérapage de sa balance des paiements. Mais nos gouvernants semblent être beaucoup plus préoccupés par le «déficit budgétaire» que par les «déficits extérieurs», qui fragilisent la capacité de remboursement des échéances de l’endettement extérieur.

En d’autres termes, si les tensions sur la balance des paiements persistent (à cause de l’accroissement démesuré des importations, du niveau très faible des recettes touristiques, de la baisse des transferts des TRE, de la chute du flux des IDE), la Banque centrale de Tunisie (BCT) ne trouvera pas de quoi honorer ses engagements de règlement des services de la dette extérieure.

En cas d’une éventuelle défaillance face à nos prochaines échéances, les bailleurs de fonds fermeront les vannes et nous obligeront de nous adresser aux marchés privés à des conditions d’enfer. Pire encore, si la vulnérabilité de notre capacité de remboursement se dégrade davantage, les bailleurs de fonds pourront être tentés de brader leurs créances aux fonds «vautours», qui viendraient nous piller jusqu’à leur désintéressement intégral moyennant l’usage de procédures judiciaires musclées et l’exercice de chantage des dirigeants de l’Etat.

Alors, quand va-t-on stopper l’hémorragie des importations de «biens de consommation superflus», qui pèsent ≈5 milliards TND/an (bagnoles, fringues, cosmétique, alimentation, meubles, articles de luxe, etc.)? Autrement, lorsque la Tunisie aura à faire à des «chacals», il nous sera interdit d’importer des céréales et des médicaments jusqu’à acquittement des dettes exigibles.

4) Plan d’urgence du Comex

Face au déluge des importations des biens de consommation de divers pays, les mesures de sauvegarde, prévues dans le cadre des accords OMC, demeurent non mises en force. En effet, les mesures de sauvegarde prévues à l’article XIX de l’OMC (ex- GATT) de 1994, sont définies comme étant «des dispositions d’urgence concernant l’accroissement des importations de produits particuliers, lorsque ces importations causent ou menacent de causer un dommage grave à la branche de production nationale du membre importateur». Plusieurs secteurs industriels en Tunisie rentrent dans ce cadre : textile, cuir et chaussure, ameublement, etc.

En outre, les mesures protectionnistes prévues dans la loi N° 96-106 et la loi N° 99-09 demeurent non applicables (en cas d’importation intensifiée ou excessive). L’investigation de cette problématique révèle un soupçon d’intéressement de certains managers, du ministère du Commerce, par certains importateurs rentiers.

Aussi, ne serait-il pas grand temps que les annonces politiciennes du gouvernement, quant à la mise en œuvre d’un plan de maîtrise de la balance commerciale, soient concrétisées rapidement, via la bonne application des textes existants, voire via un processus législatif d’urgence à convenir entre le chef du gouvernement et le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP)?

Autre urgence non moins importante concerne le ministère des Finances, qui gagnerait à corriger la grave erreur dans la LF’2016 portant réduction à 20% des droits de douane sur les biens de consommation importés en dehors de l’UE ou de la Turquie (particulièrement en provenance de la Chine), mesure qui a accentué le dérapage des importations et la mise à mal des PMI.

* Ingénieur économiste.

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.