Funérailles nationales pour le martyr Chokri Belaid, première victime des islamistes.
Le procès de l’assassinat de Chokri Belaïd s’ouvre de nouveau aujourd’hui à Tunis, l’occasion pour Kapitalis de poursuivre dans cette 4e partie le récit de la reconstitution de ce crime politique.
Par Abdellatif Ben Salem
Le 7 février 2013 : Une colère digne et contenue accueille la dépouille de Belaid
La dépouille mortelle de Chokri Belaid est rendue dans la matinée à sa famille : le fourgon mortuaire en provenance de l’hôpital Charles-Nicolle se gare sur une placette à quelques rues de la maison familiale à Jebel Jeloud, bourg ouvrier de Tunis. Attendant dans le silence depuis le point du jour, des membres de sa famille, des amis, des jeunes de quartier, quelques dirigeants du Watad et des responsables de la société civile accueillent l’arrivée de la dépouille par des applaudissements nourris.
Quand la portière arrière s’entrouvre, un pan du drapeau national couvrant le cercueil glissa de côté. Le cercueil est retiré doucement, le slogan «Yâ Belaid, Yâ shahîd ‘ala-darbik lan nahîd» (Martyr Belaid, nous ne nous écarterons jamais de votre voie) s’élève avec une colère digne et contenue.
Un petit cortège se forme et s’ébranle, s’étirant à mesure qu’il serpente à travers les ruelles étroites conduisant à la maison paternelle. Enveloppé dans la bannière nationale, hissé sur les épaules des hommes, le cercueil donne l’impression de voguer sur une marée humaine.
La marche s’immobilise au bout de la rue en face de l’entrée de la maison qui a vu naître Belaid. Des pleurs, des sanglots étouffés montent d’un groupe de pleureuses massé à l’entrée. Soudain la stridence des «zaghârids» (you-yous) réservés aux héros déchire l’air comme pour sublimer la scène.
Emotion sur émotion! Notre cher enfant est de retour à la maison, le front ceint de la gloire des martyrs de la liberté. Bienvenue ! Bienvenue ! Bienvenue ! Orphelin, sa mère ne portera pas son deuil. C’est la Tunisie tout entière qui le portera.
Toujours sur les épaules, le cercueil s’engouffre jusqu’à la chambre du fond, dans la douceur étrange d’une lumière rougeâtre qui accentue l’intimité du foyer familial. Les hommes le posent à même le sol là où il passera la nuit, veillé jusqu’au lendemain matin par les siens.
Arrivée du cercueil à la maison des parents de Belaid à Jebel Jeloud.
Vendredi 8 février : des funérailles nationales mémorables
On a appris que la veille tard dans la nuit que des inconnus s’étaient introduits dans le cimetière et démonté la plateforme et le dispositif de sonorisation, installés autour du tombeau du martyr, pour la diffusion de la cérémonie d’hommage.
Répondant à l’appel de l’UGTT et des partis de l’opposition à une manifestation pacifique, des bus, des camions et des voitures affrétés par les syndicats, les associations, les centres universitaires et les organisations de la société civile ont été mis à la disposition des citoyens pour permettre à ceux qui n’ont pas les moyens d’accompagner le martyr à sa dernière demeure. De tous les coins du pays accourent les gens, chacun veut être là, présent à cette journée historique pour exprimer sa répulsion et son indignité face à la terreur répandue par les islamistes dans le pays.
Dès l’aube, les Tunisien-ne-s de tout âge et de toutes conditions se sont mis en marche convergeant vers les artères principales de la capitale menant au cimetière d’Al-Jallaz. Vers dix heures, le ministère de l’Intérieur annonce les premières estimations : 1 million des Tunisien-n-es attendent tout le long de l’itinéraire par lequel passera le véhicule militaire transportant le catafalque. En début d’après-midi, la foule est estimée à un million et demi.
Dès l’annonce de la mort de Chokri Belaid, les réseaux sociaux nahdaouis et salafistes sont entrés dans une transe macabre. Une campagne aux relents nauséeux est orchestrée, révélant la fange dans laquelle se vautrent les Nahdaouis. La vermine fasciste, se proclamant de l’islam politique, s’en prend à la mémoire du martyr allant jusqu’à menacer de profaner sa tombe et de déterrer son cadavre pour le livrer aux chiens. Son épouse est traitée de tous les noms. Des tentes de prédication sont dressées, çà et là, pour rendre grâce à Dieu d’avoir débarrassé leur «oumma» du mécréant Belaid.
Un témoin m’a confié que, longtemps avant l’assassinat, des jeunes d’Ennahdha annonçaient, piaffant de joie, la fin prochaine du «chalghami» (moustachu). Des témoignages, recueillis dans la région de Msaken et ailleurs, font état de réjouissance célébrées en commun par des Nahdaouis et des salafistes, unis dans un même combat.(1)
Dans la matinée, la dépouille est transférée du domicile des Belaid à la maison de culture de Jebel Jeloud – qui sera baptisée par la suite de son nom –, pour y recevoir les hommages des citoyen-n-es. Elle quitte peu avant midi la maison de la culture. A la sortie, un détachement de l’armée nationale en tenue d’apparat rend les honneurs à son passage. Le cercueil est ensuite hissé sur la plateforme d’un véhicule militaire, sur lequel avait pris place la fille cadette de Belaid, Nada (6 ans), Maya Jribi, secrétaire générale du Parti républicain, et quelques proches et amis du martyr. Ensuite la longue procession s’ébranle en direction d’Al-Jallaz.
On notera que c’est l’ex-bâtonnier Chawki Tabib qui proposa en premier au ministre de la Défense de confier la sécurisation des funérailles à l’armée. Abdelkrim Zbidi donna son accord. Informé par ce dernier, le président par intérim, Moncef Marzouki, valida la proposition en sa qualité de chef des armées.(2)
Un impétueux fleuve humain s’étirait majestueusement sur plusieurs kilomètres, de Jebel Jeloud à Al-Jallâz. A l’entrée des faubourgs de la ville par Bab Alioua, une dame lance de son balcon un cri déchirant repris par des milliers d’hommes et de femmes : «Yâ Ghannûchî ya saffâh yâ qattal laruwâh» (Ghannouchi assassin !), slogan que les Tunisien(n)es n’oublieront pas de sitôt.
Abdelkarim Labidi, chef présumé de la police parallèle: son procès se perd dans les méandres de la justice.
Un ami universitaire (T. M.), présent sur les lieux, m’a confié, qu’Ennahdha, craignant de perdre le pouvoir, «a anticipé l’éventualité d’un soulèvement populaire en mobilisant un fort contingent de miliciens pour dissuader les manifestants de marcher sur le siège du gouvernement ou le ministère de l’Intérieur, situés à un jet de pierre de l’itinéraire de la manifestation». Outre les nombreuses unités d’interventions des forces de l’ordre, il y avait celle aussi nouvellement recrutée, qui aurait prêtée allégeance à Ennahdha et serait responsable des tirs à la chevrotine sur les manifestants lors des événement de Siliana, deux mois plus tôt, des centaines de membres de le jeunesse islamiste, ainsi que les nervis des autoproclamées «Ligues de défense de la révolution» (théoriquement dissoutes en 2014 par décision de justice), des salafistes d’Ansar Charia et de Hizb Ettahrir, sans oublier les jeunes désœuvrés recrutés dans la périphérie de la capitale ou les petits malfrats loués à la journée contre des avantages en nature, parfois une place de vendeur sur les trottoirs de la capitale. Tous venus prêter main forte au cas où il y aurait des troubles.
Toujours selon le même témoin, Des dizaines de pick-up de marque Isuzu DMax, avec à leur bord des miliciens, étaient discrètement stationnés à certains carrefours le long de l’itinéraire emprunté par le convoi funéraire : maison de la culture de Jebel Jeloud, siège de la centrale syndicale place Mohamed Ali, avenue Habib Bourguiba, avenue de Carthage, Bab Alioua, cimetière Al-Jallaz. Des raids éclairs partaient de ces véhicules contre la foule pour la disperser et désorganiser le cortège ont été contrés par les manifestants, déterminés et organisés, malgré l’émotion et la douleur.
En réponse à la grève générale décrétée, ce jour-là, par l’UGTT, le ministre islamiste de l’Intérieur Ali Larayedh, et des hauts responsables de police, identifiés plus tard comme intégrants le «réseau de la police parallèle», ont lâché, contre la foule endeuillée (ils ont, en tout cas, laissé faire), plusieurs centaines de délinquants, pillant et incendiant les voitures garées à proximité du cimetière, brisant tout sur leur passage dans le but de perturber le déroulement des funérailles.
Avant l’arrivée du convoi funéraire, une fumée noire et épaisse provenant des pneus volontairement brûlés, envahissait la nécropole, couvrant d’un voile opaque les dizaines de milliers de gens qui attendaient sous la pluie.
Alléguant la dispersion des casseurs, les forces de l’ordre tiraient délibérément à flux tendu les bombes lacrymogènes contre la foule massée à l’entrée et à l’intérieur du cimetière. L’attaque la plus violente eu lieu à proximité de l’hôpital militaire, où, du haut du 11e étage, les cameras de la chaîne privée Nessma TV filmaient en continu des scènes de vandalisme et de déprédation inouïs, perpétrés par la racaille islamiste.
Le déluge des bombes lacrymogènes tirées sur les manifestants tombaient jusque sur le pourtour du carré des martyrs («rawdhat al-shuhadâ») où Belaid allait être inhumé. Les séquences vidéo diffusées par les médias internationaux et la presse locale sont accablantes pour les islamistes et leurs alliées de la «troïka», la coalition gouvernementale alors au pouvoir. Dans le ciel, l’hélicoptère de la Défende nationale filmait en continu la scène(3).
Au plus fort des violences, des citoyens se sont mis à interpeller les casseurs en les livrant à la police qui les relâchait aussitôt. Un officier militaire aurait, selon des témoins, appelé le ministère de l’Intérieur pour exiger qu’il donne des ordres pour contenir les attaques contre les manifestants pacifiques, sinon l’armée interviendrait et ne serait pas tenue pour responsable au cas où cela dégénérerait en affrontement avec les forces de l’ordre. Malgré cela, les heurts se sont poursuivis durant toute l’après midi.
Arrivé peu avant 16 heures au cimetière, le cortège est accueilli par un tonnerre d’applaudissement : «Il n’y a de Dieu que Dieu et Ghannouchi est l’ennemi de Dieu»; «Yâ Ghannouchi ya Jabân châab Tounes lâ yuhân»; «Ya muwâtin yâ miskîn dhahkû alik bismi ed-dîn»… entonnait avec colère la marée humaine sous le déluge du gaz lacrymogène et les émanations toxiques des pneus des voitures brûlés.
Se frayant difficilement une voie à travers les tombes, les porteurs du cercueil atteignent péniblement le Carré des martyrs, des militants du Watad et du Front populaire, représenté par Ahmed Seddik, étaient présents. En quelques gestes rapides, la dépouille de Chokri Belaid est mise en terre dans une modeste sépulture aux parois blanchis à la chaux. C’est là qu’il reposera pour l’éternité dans ce Medracen national aux côtés d’une pléiade de patriotes.
D’une révélation l’autre : L’étau se resserre sur Ennahdha
L’inspecteur Ali Oueslati, un policier d’honneur, qui a connu les persécutions sous la dictature de Ben Ali, en raison de ses prises de position favorables à la reforme du ministère de l’Intérieur, était, ce jour-là, parmi la foule. Il révélera, dans une vidéo diffusée le 22 février 2013 sur les réseaux sociaux, avoir noté, grâce à son œil averti, la présence d’individus armés inconnus des «Services» mêlés aux membres du parti Watad, du Front populaire, de l’UGTT et d’autres volontaires: la crosse du pistolet visible sous leur blouson ne laissait aucun doute sur leur appartenance islamiste.
Il s’avérera, deux ans plus tard, grâce à la confrontation de son témoignage avec les informations exclusives publiées par ‘‘Al-Chourouk’’ (11 avril 2015)(4), que ces nervis appartiendraient au «Groupe des Vingt», dont il sera question dans les lignes suivantes, un groupe entrainé et armé par Mehrez Zouari, qui avait apparemment pour mission d’escorter les marches des salafistes et des prétendues «Ligues de protection de la révolution» à Tunis. Ce groupe des miliciens d’Ennahdha a participé entre autres à l’attaque contre l’UGTT, le 4 décembre 2012, Place Mohamed Ali.
Au soir des funérailles, sur les plateaux de Nesma TV, Zied El-Hani a confirmé avec anticipation que Mehrez Zouari a recruté un certain nombre de jeunes gens (une vingtaine environ) qui se présentaient quotidiennement devant le commissariat de la rue de Yougoslavie au cœur de la capitale, avant de monter à bord d’un minibus qui les déposait devant une salle d’entrainement aux arts martiaux (s’agit-il de la salle de Zamaqtal dirigé par le jihadiste Moncef Ouerghi, décédé plus tard dans des circonstances troubles ?). El-Hani a précisé que ces jeunes non seulement n’étaient pas, à l’époque, répertoriés dans les registres du ministère et ne possédaient aucun numéro de matricule comme le reste des fonctionnaires, mais il leur était strictement interdit de se mêler à des personnes étrangères. Ce groupe aurait été, d’après lui, mêlé au meurtre de Belaid.
D’après les confidences d’un membre du corps de sécurité ayant exercé à l’aéroport de Tunis-Carthage avant d’en être écarté par Abdelkrim Labidi(5), Mehrez Zouari à rendu visite, ce 8 février 2013, à l’aéroport de Tunis-Carthage où il aurait tenu une réunion au cours de laquelle il procéda à des changements d’affectation au sein d’un sous-groupe illégal, constitué par Abdelkrim Labidi, comptant 120 hommes armés jusqu’au dents, rattaché au groupe de «protection des avions» de la police parallèle, mais aussi dans les rangs du «Groupe des vingt» (dont certains membres portaient la barbe islamiste), créé également en dehors de tout cadre institutionnel, et dépendant exclusivement de la direction générale de services spéciaux, autrement dit de Mehrez Zouari.
Selon certains, ce dernier cherchait, par cette visite à l’aéroport, à faire place nette et effacer toute trace pouvant le compromettre et ses réseaux dans l’assassinat de Belaid. Le commissaire principal de l’aéroport fut limogé et nommé à un poste d’attaché à notre ambassade en Egypte. Le responsable de la protection des avions fut nommé au poste de directeur du district de la sécurité nationale de Ben Arous.
Quelques semaines plus tard, des milieux bien informés ont révélé que l’homme qui serait derrière l’orchestration de la «conspiration d’Al-Jallaz», c’est-à-dire des troubles provoqués sciemment à l’occasion des funérailles du martyr Chokri Belaid, ne serait autre que Mehrez Zouari, ancien directeur des Services spéciaux. Il aurait mis à profit sa fonction de directeur général pour transmettre, à travers le centre d’opération au ministère de l’Intérieur, aux commandants des escadrons sur le terrain, des ordres de s’éloigner de leurs positions, de manière à permettre aux groupes des casseurs, qui se trouvaient dans le périmètre du cimetière d’Al-Jallaz, d’agir à leur guise. Nous savons que ce modus operandi fut suivi à plusieurs occasions au temps où Ali Larayedh était ministre de l’Intérieur ou chef de gouvernement.
Mehrez Zouari, directeur général des Services spéciaux lors des faits.
Mehrez Zouari : un homme de l’ombre objet de tous les soupçons
Directeur général de l’Ecole supérieure des forces de sécurité intérieure et ex-directeur général des «Service spéciaux» («Al-Masâlih al-mukhtassa») ou renseignement généraux. Mehrez Zouari a été remercié par le successeur d’Ali Larayedh au ministère de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, le 21 août 2013, 8 jours après le limogeage du faucon islamiste Tahar Boubahri (Yacine), considéré comme le véritable patron de l’Intérieur.
Le limogeage de Zouari est intervenu trois semaines après l’assassinat du député à la Constituante du courant populaire Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013. Il fut remplacé par un autre Nahdhaoui, Atef Omrani, que Najem Gharsalli, le successeur de Lotfi Ben Jeddou, limogera pour nommer à sa place Imed Achour, le 1er décembre 2015.
Ya-t-il meilleure preuve de la compromission de ces sinistres personnages avec les réseaux de la police parallèle, que ces limogeages en cascade?
Politiquement, on dit que Mehrez Zouari est très proche d’Habib Ellouze, membre de l’Assemblée nationale constituante (ANC), membre du Majlis Choura d’Ennahdha et chef de file de la frange jihadiste-takfiriste du parti islamiste. Homme fort d’Ennahdha à l’Intérieur, Mehrez Zouari est suspecté, également, par le syndicat des forces de sécurité et l’opposition de former, avec son chauffeur personnel et homme de main Mokhtar Nebli, le noyau central du réseau de «police parallèle» au sein du ministère de l’Intérieur.
D’après les rapports des syndicats de forces de sécurité, Zouari bloquait, systématiquement, sous le régime de la «troïka», tous les rapports parvenant des quatre coins du pays sur les mouvements des groupes terroristes, et sur les réseaux de trafic d’armes transfrontalier, et des mafias convoyant des cargaisons d’armes pour le compte des filières jihadistes aux massifs de Chambi, Salloum et Samama.
Walid Zarrouk, secrétaire général du syndicat des établissements pénitenciers et membre du syndicat de la sûreté républicaine, croupit depuis bientôt trois mois en prison sous l’accusation risible de «mise en danger de la vie de fonctionnaires par la diffusion publique de leur identité». En fait, il a publié un post sur sa page Facebook où il affirmait que Mehrez Zouari constituait la pièce maîtresse du puzzle de la police parallèle et recevait des ordres directement d’Ennahdha et d’Habib Ellouze en personne.
Fortement suspecté d’avoir trempé, ne fut-ce que par son laxisme, dans le meurtre de Chokri Belaid et de Mohamed Brahmi, Mehrez Zouari a été entendu une première fois par le juge d’instruction, en octobre 2014, en tant que témoin dans les dossiers des deux assassinats, et une deuxième fois, le 4 août 2015, par le juge d’instruction près le tribunal de première instance de Tunis chargé de l’affaire de l’assassinat du dirigeant du Front populaire Mohamed Brahmi, mais laissé en liberté. La justice lui reprochait notamment la rétention de la note émanant de l’annexe de la CIA à Tunis, avertissant de l’imminence de l’assassinat de Brahmi, mais aussi les atermoiements dans la transmission au juge d’instruction du rapport de l’examen balistique effectué, dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Belaid, par les laboratoires de la police scientifique des Pays-Bas, qu’il avait de surcroît prit soin de manipuler. Il fut convoqué une troisième fois le 7 août 2015 pour être entendu par le même juge d’instruction, mais cette fois-ci en tant qu’accusé. Il a été inculpé de complicité d’assassinat et de dissimulation de preuve. Mehrez Zouari a nié en bloc toute appartenance au Mouvement Ennahdha ainsi que toute implication dans les deux assassinats.
Une levée populaire contre un projet d’Etat et de société obscurantistes
Les funérailles de Belaid, le 8 février 2013, ont donné lieu à un événement exceptionnel dans l’histoire contemporaine du la Tunisie. Jamais ce pays n’a connu une communion populaire aussi impressionnante pour rendre hommage à la mémoire d’un révolutionnaire issu du peuple et lâchement assassiné par les barbares.
Par son ampleur, cet événement a ramené dans la mémoire collective des Tunisien(ne)s des souvenirs douloureux rappelant d’autres temps forts dans la vie de cette nation tel que le rapatriement et de l’inhumation au cimetière Al-Jallaz du souverain nationaliste Moncef Bey en 1948, ou l’assassinat du leader syndicaliste et patriote Farhat Hached, en 1952.
Le 6 février, toute la Tunisie a porté le deuil de Chokri Belaid. Dès le matin, les rues des grandes villes étaient totalement désertes. Le pays était paralysé du nord au sud. La grève générale décidée la veille par l’UGTT a été massivement suivie. Pour paraphraser l’expression du romancier mexicain Carlos Fuentes, Tunis s’est transformé en une gigantesque «scène immémoriale» sur laquelle se rejouaient les grandes tragédies qui ont façonné, au cours des siècles, notre histoire et construit notre être collectif: Carthage incendiée et ensevelie dans un linceul de sel; invasions barbares, conquêtes, prise et sac de Tunis par la soldatesque espagnole (1535); humiliations, ruine, dévastations, archaïsmes et démons intérieurs. Mais face aux dangers, qui ont mis son existence en péril depuis 3000 ans, ce pays a toujours su se dresser contre ses ennemis.
Ce 8 février, c’est comme si un vent d’histoire a soufflé dans son ciel, les mânes de nos ancêtres volaient discrètement au dessus de la marée humaine qui a pris possession de la cité, comme si les cris d’horreur des femmes carthaginoises se jetant dans le brasier et les gémissements des enfants parvenaient à nos oreilles au-delà de l’abîme des siècles.
Les témoins qui ont tracé un parallèle entre cette journée historique et les mouvements populaires anticolonialistes, notamment celui de la bataille d’Al-Jallaz, en 1911, considéré comme l’acte fondateur de l’éveil nationaliste tunisien, n’ont pas totalement tort, car ce parallèle n’est ni fortuit ni excessif. Les peuples ont de tout temps eu l’instinct, sinon l’intelligence des catastrophes majeures qui mettent leur existence (البقاء) en danger. Ils savent d’une manière innée se défendre contre les périls annoncés.
Une tette intelligence des grands basculements n’est pas la résultante d’une seule et unique cause, ici l’assassinat d’un révolutionnaire et patriote, elle est bien plus la conséquence, pour emprunter la belle expression du poète espagnol José Angel Valente, «d’une sécrétion […] non pas acte mais lente formation naturelle.»
Pour mieux saisir le sens de cette rébellion civique et morale durant les journées du 6, du 7 et du 8 février 2013, contre les assassins de Belaid, il faut replonger dans les profondeurs abyssales de la mémoire collective nationale et imaginer la façon dont nos ancêtres ont vécu et réagi face aux grands cataclysmes. Parce que l’intronisation de l’islam politique à la tête de l’Etat en est un, les peurs antiques s’accumulent et se superposant en strates successives, elles demeurent en état de dormance mais remontent à la surface dès que la moindre menace pointe à l’horizon.
Les Tunisien(ne)s avaient vécu la Révolution de la Dignité comme une immense libération non seulement de l’arbitraire du système, mais également de l’hypothèque que l’islam politique imposait au pays depuis environ quatre décennies, empêchant toute évolution sur la voie de la modernité et de l’universel. D’un côté, les dictatures invoquaient le danger islamiste pour s’éterniser, d’un autre Ennahdha avançait masqué, préparant pour le XXIe siècle, sous prétexte de combattre le despotisme, un projet d’Etat et de société obscurantistes inspiré de l’antiquité tardive.
L’acharnement de l’Etat islamiste et ses appareils de répression contre la population durant trois années : la terreur contre les révoltés de Siliana, la répression féroce de la manifestation pacifique du 9 avril 2012, le raid contre le siège de l’UGTT, le 4 décembre 2012, les jets des détritus devant les sièges des partis de l’opposition, l’élimination physique des adversaires politiques et, last but not least, l’ancrage idéologique dans des traditions d’actions politiques militarisés, étrangères au pays, aggravé par une volonté inébranlable de mettre à genoux la souveraineté de l’Etat par un travail de sape de l’intérieur et des alliances extérieures douteuses, avaient abouti, ce 8 février 2013, à l’exclusion des adeptes de cette idéologie mortifère de la communauté du destin que les tunisien(en)s ont en partage.
Précédents articles de la série :
Assassinat de Chokri Belaïd: Les dessous d’un crime islamiste (1ère partie)
Assassinat de Chokri Belaid : Les dessous d’un crime islamiste (2e partie)
Assassinat de Chokri Belaid : Les dessous d’un crime islamiste (3e partie)
Notes :
1- Dans un paisible et vieux bourg d’origine romaine, distant de 6 kilomètres de Msaken, dont je tairai le nom, un noyau d’activistes nahdaouis composé d’une fratrie proche de Zied Ladhari, a poussé l’ignominie jusqu’à sacrifier un bœuf et offrir une «walîma» pour «fêter» l’assassinat de Chokri Belaid. Plusieurs citoyens ont refusé l’invitation et le colis de viande que ces énergumènes leur ont offert. Le noyau en question s’est organisé plus tard en une association «caritative» dont les membres se sont distingués par des agression commises contre des citoyens qui ne partagent pas leur vision des choses , et notamment par l’achat des voix au profit d’Ennahda lors des élections législatives et présidentielles de 2014, contre de l’argent et autres colis de victuailles distribués aux indigents. De ces incidents on ne trouve nulle part mention dans le rapport final établi par l’instance dirigée par Chafik Sarsar.
2- Pour plus de détails lire ‘’Abdelkrim Zbidi remet Adnene Mansar à sa place’’, Marwan Chahla, Kapitalis.
3- Une étude réalisée par le centre Carnegie intitulée «La révision des rapports civils et militaires 2014-2015 : Gouvernance politique et économique pendant la transition» passe en revue le processus de dégradation des rapports entre Marzouki et l’institution militaire et notamment et notamment le ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi. Le rapport fait état d’abord de divergences profondes entre Marzouki et l’état major sur l’attitude vis-à-vis des terroristes d’Ansar Charia, Marzouki préférant dialoguer avec eux, ensuite des griefs du président provisoire contre Zbidi qu’il accuse d’être hostile à la «troika», arguant de l’argument – fallacieux – que le ministère de la Défense aurait prêté à Nessma TV un hélicoptère pour filmer les funérailles de Chokri Belaid. Marzouki accusera par la suite Amar et Zbidi de fomenter un putsch militaire contre lui et fera pression sur Ennahdha pour le limoger et nommer à sa place Rachid Sabbagh, un spécialiste en fiqh musulman, ancien président du Conseil islamique supérieur, donc plus sûr. La Suite on la connaît. Le président provisoire développera une véritable phobie de l’armée nationale et sera atteint du syndrome du coup d’Etat militaire.
4- Ali Oueslati qui fut l’objet d’une tentative de meurtre comme nous l’avions signalé dans un précédant article, a fini par démissionner de son poste d’inspecteur, le 10 mars 2015. Sa décision était motivée par ce qu’il décrivait comme un terrorisme intellectuel et un harcèlement psychologique exercés contre sa personne, ainsi que les menaces des «bandes criminelles et des lobbys puissants […] des individus aux mains tâchées de sang de nos martyrs […] qui m’ont menacé de me couper la tête», dont il dit être victime in ‘‘Hakaekonline’’, 10 mars 2015.
5- Libéré le 21 avril 2013 après avoir passé 16 mois en préventive. Labidi fait toujours l’objet de poursuites judiciaires en raison des soupçons qui pèsent sur lui dans plusieurs affaires : police parallèle, assassinat de Chokri Belaid et de Mohamed Brahmi, ex-filtration de l’un des auteurs de l’assassinat de Brahmi, Abû Bakr Al-Hakim, et fourniture d’une planque à Kamel Gadhgadhi et au groupe de terroristes qui l’accompagnait. Consulter mon article : ‘‘Abdelkrim Labidi ou et le mystère de la police parallèle’’, in Kapitalis, 22 avril 2016.
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