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Tunisie : Un pays «hors de contrôle» sur la pente raide de la crise

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Youssef Chahed a beau tirer sur le guidon, sur la pente raide de la crise, c’est le vélo qui décidera à sa place. Saura-t-il éviter la chute au prochain virage ?

Par Yassine Essid

Mustapha Kamel Nabli, ex-gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), a fait une déclaration assez fracassante bien que passée presque inaperçue. Il a affirmé sans ambages que les finances publiques du pays sont «actuellement hors de contrôle».

L’auteur de cette révélation est non seulement une personnalité bien informée du monde financier, mais également connu pour la sobriété de ses propos et la prudence qu’il met généralement dans le choix des mots ainsi que leur portée métaphorique.

On parle de contrôle pour qualifier la bonne marche d’une installation, le fonctionnement d’un appareil de même que la faculté de diriger un véhicule, une embarcation, d’en rester maître. Ainsi, nous parlons d’une locomotive, d’un incendie, de violences urbaines voire d’une station spatiale qui sont déclarés «hors de contrôle». Il y a donc ici l’idée d’un phénomène inattendu dont on a perdu la maîtrise et qui exige, dans le meilleur des cas, un certain délai pour être maîtrisé.

Lorsqu’on juge que les finances publiques de ce pays sont «hors contrôle», c’est l’Etat lui-même et le gouvernement qui le dirige qui sont à la dérive avec en plus une météo pourrie. Il faut par conséquent un sacré coup de barre pour retrouver le cap et éviter le naufrage.

Stabilité, autoritarisme et démocratie

L’ancien régime privilégiait la croissance économique sur le développement politique qui exigeait la stabilité que seul un gouvernement autoritaire peut assurer avec efficacité. Lorsque s’arrête la croissance, la légitimité du régime défaille, l’animosité, les ressentiments, les maux que l’on a subis pendant des décennies explosent, entraînant la chute du pouvoir autoritaire fondé sur des instabilités politiques sous un calme de surface. Le destin des régimes dépend donc, et de manière cruciale, des capacités de dépassement des revers économiques.

Or, paradoxalement, on se rend compte qu’après l’important soulèvement populaire qui a mis un terme à un régime autoritaire, et malgré une démocratisation brinquebalante de la vie politique, la crise persiste, s’amplifie et se propage à l’ensemble des secteurs socio-économiques.

Les changements fréquents de gouvernements, l’incompétence, l’immaturité de la classe politique, l’absence de vision d’avenir, la faiblesse de l’exercice du contrôle comme exigence de l’Etat de droit, ont fait que celui-ci s’est affaibli alors qu’il aurait dû être au faîte de sa puissance pour veiller à la cohérence des nouvelles réalités, souvent contradictoires, survenues depuis 2012.

Un Premier ministre à court d’idées

En acceptant d’être chef de gouvernement, Youssef Chahed croyait ingénument que sa mission serait une bonne sinécure avec en prime la sensation très agréable que procure le pouvoir. Pourtant, cette fonction s’est produite au moment où le pouvoir politique subissait une très sévère dévalorisation. La crise souffrait d’une baisse de la croissance qui a entraîné un effondrement des recettes incitant le gouvernement à augmenter la dépense publique pour soutenir l’activité économique. Baisse des recettes et hausse des dépenses ont déchaîné un accroissement de l’endettement extérieur. Tout cela sur fond d’une criminalité en cols blancs, de corruption, d’activités commerciales illégales, de malaise social qui perdure car nourri par le chômage persistant, la précarité et la menace de violence terroriste. En somme, un pays sur les flancs duquel coulent de larges ruisseaux de lave incandescente qu’il suffirait en rien pour qu’il s’embrase.

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Les négociations entre le gouvernement et l’UGTT se sont révélées plus ardues que prévu. 

Le multipartisme électoral s’est mal adapté à la démocratisation de la vie politique. Dans ces conditions, tous les concepts classiques de développement politique s’avèrent inapplicables, car l’appareil de l’État demeurera prisonnier de la mainmise des aspirants au trône, sans aucune probabilité d’alternance. Le pouvoir de l’État est paralysé dans ses finalités et la politique, figée dans l’immaturité de son personnel, ne pourra pas s’acheminer vers la plénitude de la démocratie car des forces surviennent en permanence lui disputer l’autorité politique.

Il ne s’agit pas uniquement des institutions internationales, mais de la déliquescence des organismes et des instances nationaux, le fait que l’Etat manque de plus en plus à son devoir de prévention des comportements jugés indésirables ou nocifs et, pour achever le tableau, l’intervention de plus en plus envahissante d’acteurs non-étatiques : entités privées, société civile, corps intermédiaires, qu’on n’ose plus appeler partenaires sociaux tellement il leur manque cette volonté d’établir une paix sociale durable.

Entre tous les représentants de ce beau monde, qui dépendaient naguère du soutien de l’Etat pour fonctionner normalement, la rupture est chaque jour plus manifeste.

Le Premier ministre, probablement à court d’idées pour engager des réformes urgentes en dépit de la présence autour de lui d’une horde de conseillers, a trouvé toutefois le temps de disserter sur «l’importance du rôle joué par les administrations tunisiennes dans l’application des politiques gouvernementales pour permettre de regagner la confiance des citoyens en ces administrations». Des propos surréalistes lorsqu’on connait l’état désespérant de l’administration et le despotisme des fonctionnaires.

L’autre heureuse inspiration, Youssef Chahed a été la chercher dans les idées issues des thèses en sciences économiques concernant l’adoption de l’économie solidaire et sociale comme nouveau mécanisme de développement. Belle occasion pour promettre aux femmes que sous son gouvernement elles ne souffriront plus de la pauvreté, de l’inégalité, de l’enfermement dans leur sphère domestique et de leur exclusion des sphères marchandes ou civiques. Déconnectée de la réalité, la puissance rhétorique des mots prolonge la trahison des promesses.

En matière de déclin nous avons atteint le fond

Pendant ce temps…, et au regard de l’état accablant de la situation, son ministre du Développement, Mohamed Fadhel Abdelkefi, a eu toutefois le courage d’établir un diagnostic post-mortem de l’état du pays en déclarant tout de go qu’en matière de déclin nous avons atteint le fond. Mais, n’y voyez rien là de décourageant car logiquement lorsqu’on a atteint le fond, on ne peut que remonter.

A l’appui de cette dégringolade la baisse de 19,4% des investissements étrangers par rapport à 2015 et l’avertissement du gouverneur de la Banque centrale à propos des montants faramineux en devises, provenant notamment du blanchiment et de la contrebande, qui circulent librement en Tunisie hors circuit officiel.

Enfin, les nombreuses mesures impopulaires, qui finiront par s’imposer malgré tout : gel des salaires, révision des subventions à la consommation, ajoutées à la faiblesse structurelle de l’économie, se traduiront dans un premier temps par une agitation sociale accrue, et, à plus long terme, par une grave instabilité politique qui rendra caducs tout ajustement économique, toute velléité de relance, en plus du poids de plus en plus insoutenable de la dette qui sert des objectifs beaucoup moins productifs.

Autant pour l’Etat que pour les ménages, les crédits devraient en principe permettre de réaliser des projets économiques et assurer les conditions pour développer l’emploi, la santé ou l’éducation, or la logique qui prévaut actuellement est de payer les salaires et les produits de consommation.

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La communication ne saurait tenir lieu de politique de sortie de crise. 

Un cycliste irréfléchi qui descend une pente raide

Dans ce jeu à somme nulle engagé par un Etat fauché, la dette se trouve au croisement de deux morales dont aucune ne constitue une solution à la crise.

La première est une morale austère, qui décide des baisses des salaires et la réduction des dépenses publiques, entraînant ainsi l’appauvrissement généralisé et des formes régressives d’organisation sociale. Mais, l’austérité va réduire la demande et ralentir la croissance rendant, par conséquent, le fardeau de la dette encore plus lourd et son remboursement plus hypothétique.

La seconde est une morale hédoniste dont la devise est peu de travail mais une consommation incontrôlée qui va favoriser les importations et qui, si elle permet d’acheter le consensus, va obérer davantage les capacités de reprise et finira par charger davantage le montant de la dette.

Youssef Chahed, avec sa ferveur du novice en ce métier, nous rappelle un cycliste irréfléchi qui descend une pente raide à bicyclette. Il a beau garder les pédales à plat, tirer sur le guidon, ou lever les yeux des pneus, c’est le vélo qui décidera à sa place et, immanquablement, manquera le premier virage en dévers.

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