L’auteur revient sur l’émission ‘‘El-haq m3ak’’, sur la chaîne El-Hiwar Ettounsi, du 1er décembre courant. Ou comment être juge et partie.
Par Ali Noureddine *
Poussé par la curiosité de voir comment la chaîne El-Hiwar Ettounsi allait traiter un sujet dont j’avais suivi les développements quand j’enseignais au département d’histoire de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse, je me suis connecté, la soirée du jeudi 1er décembre 2016, via internet, pour regarder en direct l’émission ‘‘El Haq M3ak’’.
Au programme une affaire qui concerne au premier degré un établissement universitaire censé être autonome et qui n’a de comptes qu’à l’autorité de tutelle. Mais la voici portée par des journalistes en mal de sensation devant des centaines de milliers de téléspectateurs qui ignorent tout des tenants et des aboutissants de ce qui est devenue «l’affaire», celle de notre confrère Jallel Dallel, maître assistant que j’ai personnellement connu il y a plusieurs années de cela lorsqu’il assurait des vacations au département de géographie à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse.
J’ai apprécié sa gentillesse, sa courtoisie et le respect qu’il témoignait à ses aînés. J’ai été peiné d’apprendre qu’il avait été victime d’un AVC qui lui a laissé des séquelles encore très visibles, comme on pouvait le voir à la télévision. J’espère du fond du cœur qu’il se rétablira complètement.
Tout est fait pour donner raison aux journalistes et aux chroniqueurs.
Un journaliste en manque de neutralité
Dès les premières minutes de l’émission, j’ai été choqué et surpris par le ton de l’animateur, Hamza Belloumi : au lieu d’introduire le débat en adoptant une attitude de neutralité, ce qui est un minimum pour un journaliste qui prétend vouloir traiter objectivement un dossier aussi délicat, il prend tout de suite fait et cause pour Jallel Dallel. Il nous dit qu’il est payé depuis quatre ans à ne rien faire, mais qu’il refuse cette situation qui perdure. Il demande justice.
Qui en est responsable ? Belloumi n’a pas le moindre doute à ce sujet : selon le journaliste, le doyen de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse et le département de géographie ont refusé à plusieurs reprises la mutation de Jallel Dallel dans cet établissement, en dépit de l’insistance du rectorat et du ministère.
L’animateur enfonce davantage le clou. Il situe l’affaire dans un cadre plus vaste, bien plus sensible : celui du gaspillage de l’argent public. Le mot est lâché !!! Qui peut rester indifférent face à une telle accusation? Alors que la Tunisie compte 600.000 chômeurs ou plus, on trouve des fonctionnaires grassement payés en train de se tourner les pouces.
Avant même de savoir de quoi il s’agit, le téléspectateur est conditionné. Il est acquis à la cause de la victime, présente sur le plateau. Belloumi n’était pas le seul d’ailleurs. Excepté le journaliste Mohamed Boughalleb, qui a remis les pendules à l’heure en remontant à l’origine de l’affaire, mais seulement quinze ou vingt minutes après le début de l’émission, alors qu’aucune voix discordante ne s’était encore élevée en raison du matraquage auquel était soumis le téléspectateur.
L’affaire Jallel Dallel ne date pas d’aujourd’hui : elle a commencé il y a environ cinq années. Entre-temps, cinq ministres se sont succédé à la tête du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, mais le recteur de l’Université du Centre, lui, est le même puisqu’il achève cette année son second mandat de trois ans. Il connaît donc les dessous véritables de cette affaire qu’il a si mal gérée en s’entêtant à être toujours d’un avis contraire à celui du doyen et du conseil scientifique et en coupant les vivres à la Faculté pour la «punir» de s’être montrée si désobéissante.
Des défaillances en série
Evoquons brièvement l’origine de l’affaire. Assistant de géographie à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sfax, Jallel Dallel a été promu maître-assistant dans ce même établissement (en 2011 il me semble). C’est une promotion interne qui ne peut en aucune manière être transformée en recrutement externe. Mais par un tour de passe-passe évoqué par le journaliste Mohamed Boughalleb, un assistant de la Faculté de Mahdia a été nommé à Sfax à la place de Jallel Dallel, qui croyait lui pouvoir être muté à Sousse. C’était du temps du ministre Moncef Ben Salem. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme il le prévoyait.
Cependant, la victime de ce micmac n’a pas baissé les bras pour autant. Il ne passait pas d’année sans qu’il présente de demande de mutation, mais sans obtenir gain de cause. Le doyen et le conseil scientifique de la Faculté des lettres étaient dans le collimateur du rectorat et du ministère qui semblaient faire peu cas des règlements en vigueur concernant les mutations.
J’aurais souhaité que le rectorat de l’Université du Centre se soit toujours montré aussi soucieux des deniers publics qu’il l’a été dans le cas de Jallel Dallel. Il n’est pas inutile de rafraîchir des mémoires défaillantes : en 2012, un maître de conférences de cette même Faculté des lettres de Sousse, a passé une année sans donner la moindre heure de cours tout en continuant à être payé. Au moins deux pétitions signées par les étudiants de master ont été envoyées au rectorat pour dénoncer ces agissements. Le doyen a envoyé plusieurs correspondances au recteur : elles sont restée lettre morte. Pas une seule mesure disciplinaire n’a été prise contre cet enseignant par ce même recteur qui s’est montré si déterminé à faire aboutir la demande de Jallel Dallel. Pas un seul centime n’a été amputé de son salaire… Comment une telle anomalie a été ignorée par les animateurs de l’émission?
La défense, présente sur le plateau de ‘‘El Hak M3ak’’ en la personne de Sonia Dahmani, semblait être intéressée par une seule chose : le doyen et le conseil scientifique se devaient d’obtempérer à un ordre du ministre. Même s’il tord le cou au règlement, maître? De plus, en quoi une mutation pour des considérations d’ordre humanitaire est-elle choquante? Le rapprochement des conjoints n’est-il pas dicté aussi par des considérations autres que pédagogiques? L’affaire n’aurait jamais dû dégénérer si les textes avaient été scrupuleusement appliqués.
A l’exception de Maya Ksouri, les propos de la plupart des intervenants étaient excessifs.
L’autonomie des institutions universitaires en question
Aujourd’hui, elle semble proche de son dénouement si l’on en croit le doyen. C’est tant mieux pour tout le monde. Mais que l’on ne s’y méprenne pas. Le fin fond de l’affaire, qui était en filigrane tout au long de l’émission et qu’aucun participant n’avait cru bon de placer au centre des débats, c’est l’autonomie des institutions universitaires et le respect des textes qui les réglementent A cela s’ajoutent des ressentiments, des règlements de compte, la volonté de faire plier une institution jalouse de son autonomie : rien de toute cela n’a été évoqué par ceux qui ont participé au plateau d’hier…
Je ne peux que me féliciter d’avoir pris la saine et sage décision de ne plus regarder aucune chaîne de télé tunisienne, aucun débat, depuis bientôt deux ans. Le spectacle affligeant auquel j’ai assisté jeudi dernier n’a fait que me conforter dans ma décision.
P.-S. : Je voudrais faire une mise au point. Ma réaction a fait suite au contenu scandaleux de l’émission, aux propos souvent excessifs de la plupart des intervenants présents sur le plateau, à l’exception de Maya Ksouri qui a très peu parlé ou de Mohamed Boughalleb qui a soufflé le chaud et le froid. A la fin de l’émission, j’ai essayé de faire abstraction de tout ce que je savais sur cette affaire pour me mettre à la place du téléspectateur. J’en ai tiré la conclusion suivante : la Faculté des lettres de Sousse est dans le tort à 1000%, le doyen et le conseil scientifique sont des criminels coupables qui devraient rendre des comptes pour avoir dilapidé l’argent public. Qu’attendons-nous pour leur infliger les sanctions qu’ils méritent??
Si j’étais enseignant à l’Institut de presse et des sciences de l’information (Ipsi), je consacrerai un cours à la désinformation et aux subtilités de certains journalistes pour conditionner les téléspectateurs et leur mettre des ornières. Je prendrai comme exemple l’émission ‘‘El-Haq m3ak’’ : sur le plateau, Jalel Dallel, trois journalistes, dont l’animateur qui a ouvert le feu dès les premières minutes, une avocate acquise à la cause de la victime et un autre monsieur qui défendait lui aussi notre collègue. En duplex, le doyen qui m’a affirmé que près de 40% de ses propos avaient été censurés. Avez-vous calculé le temps de parole auquel ont eu droit les présents? Et celui du doyen? Pourquoi ni Moncef Ben Abdeljelil, ni le vice-doyen, ni aucun membre du conseil scientifique n’étaient présents? Comment pouvez-vous fournir une information objective avec un déséquilibre aussi criant?
En outre, les animateurs de l’émission auraient dû prendre l’avis du chef de département de géographie et le transmettre à l’antenne. Rien de tout cela n’a eu lieu. On croyait pourtant ces pratiques révolues. «Révolution» ou pas, il y a comme un parfum de 7-Novembre qui continue de flotter sur les plateaux de nos chaînes de télé…
* Professeur d’histoire à la retraite
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