L’actualité poussive d’un pays au bord d’une banqueroute annoncée, vu à travers la lorgnette d’un ancien Nahdhaoui échoué au Front populaire.
Par Yassine Essid
Comme c’était le cas dans le vieux Tunis, il arrive encore que des amis se retrouvent chaque matin dans le petit carré d’une boutique de l’un des leurs. Dans notre cas, c’est d’un ex-libraire qu’il s’agit.
Désespéré par la désaffection du Tunisien pour la lecture, il a décidé de mettre un terme à ses inquiétudes et d’enterrer à jamais ses espoirs face à un plaisir devenu obsolète pour le public et qui l’exposait en plus à une inévitable banqueroute.
Libéré de l’exercice d’une activité lucrative au regard de la loi, il a converti son local en salon dédié à un cercle d’amis qui viennent chaque matin deviser gaiement et librement des affaires du monde sans autre raison que le plaisir intellectuel que suscite une saine causerie et sans autre ambition que le besoin d’entretenir une indéfectible amitié.
D’Ennahdha au Front populaire
Dans cette assemblée de vieux copains, aux profils contrastés, se distingue un vieux retraité, artisan dans ses moments perdus qui aurait pu prospérer n’eût été ses scrupules de conscience dont profite largement sa clientèle. Politiquement, il est inclassable. A l’origine un Nahdahoui convaincu, il épousa, au lendemain de l’échec de la Troïka (la coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, de janvier 2012 à janvier 2014, Ndlr), et dans un souci de renouvellement doctrinal, les idées farfelues de Hamma Hammami, porte-parole de très gauchiste Front populaire, qu’il trouvait forcément séduisantes bien qu’irréalisables. Tout cela lui confère le rôle d’un hardi contradicteur qui ne veut jamais plier devant les autres mais s’emporte dès que l’on refuse de se laisser convaincre.
Auditeur et téléspectateur irréductible, il nous abreuve à chaque fois de ses précieuses informations sur l’état du pays ainsi que sur l’activité erratique du gouvernement et des partis. Un devoir qu’il assume avec vigilance et qui nous épargne le calvaire de se préoccuper de la navrante futilité de l’action politique.
Il est vrai que la réalité du pays ne semble exister pour lui que dans ses dimensions élémentaires, partagée entre les bons et les méchants. Après tout, et à tous les échelons de l’Etat, fourmillent des questions reposant sur des idées vagues ou des opinions oiseuses ou préconçues, sans parler des comportements aberrants des dirigeants.
Des délégués issus des partis pour quelle mission ?
A ce propos, la question du jour qui semblait préoccuper notre ami concernait le mouvement effectué dans le corps des délégués (sous-préfets) sur la base de quotas partisans. Du jamais vu! Imaginons un instant qu’en France, par exemple, des sous-préfets soient nommés par les partis politiques! Car il ne faut pas oublier qu’un délégué est un représentant de l’Etat et le relais politique du gouvernement sur un territoire donné. Par conséquent il doit répondre à des conditions de recrutement bien définies : un niveau d’instruction élevé, une large palette de compétences et une force de caractère lui permettant de maîtriser de nouvelles situations principalement en matière de maintien de l’ordre et de la sécurité publique. Ce sont là des éléments essentiels qui président au fonctionnement de tout système politico-administratif local.
Jamais l’inanité de la politique du gouvernement dans presque tous les domaines n’avait atteint une telle intensité. Dans cette affaire, où bien le Premier ministre est victime d’une poussée démocratique impulsive, mais dans un tel cas il aurait jeté le bouchon trop loin. Ou bien il ne représente que la voix de son maître et c’est alors sa présence même à la tête de l’exécutif qui devient problématique.
Dispute autour des reliquats d’un défunt parti
Autre information communiquée par notre ami, et devant laquelle on restait tout ébahis, a trait à un épisode supplémentaire du psychodrame Nidaa Tounes. Un nouvelle querelle qui relève sans le moindre doute des troubles du comportement qui vont jusqu’à cet absolu dans le cocasse.
Pour résumer, des dirigeants d’un mouvement politique jadis puissant, aujourd’hui bien mort et enterré et qui n’ont jamais été à la hauteur de leur fonction, se disputent, à titre posthume, les reliquats de leur défunt parti.
Des représentants du clan 1, qui s’érigent encore en détenteurs de la mémoire authentique de Nidaa Tounes, s’emportent contre l’infidélité et la mauvaise foi des faussaires du clan 2 et les somment de remettre papier à en-tête, cachets et tampons !
Décalage entre la population et les élites politiques
Il est également revenu sur la triste déclaration d’une représente à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), en fait une invective furibonde, qui est parvenue à se faire une célébrité par ses interpellations brutales et ses critiques infondées. Elle a cette fois dénoncé la décision du président de l’ARP d’avoir nommé une responsable des structures intérieures et financière. Elle a même été jusqu’à le traiter d’homme du passé qui n’a pas réussi à adopter les valeurs démocratiques de la seconde République.
Rappelons, à la décharge du Président de l’Assemblée, que cette nomination va de soi, qu’elle est nécessaire voire insuffisante lorsqu’on connaît l’existence dans le fonctionnement de l’Assemblée nationale française d’un service du budget, du contrôle financier et des marchés qui est du ressort exclusif d’un chef de division et regroupe plus de 15 personnes entre directeurs, assistants et agents.
En fait, et en matière de morale politique, rien n’a vraiment changé depuis les élections. L’ARP ressemble à tout sauf à la représentativité nationale. Il existe en effet un réel décalage entre la population qui voudrait être écoutée et les élites politiques qui veulent diriger et imposer leurs vues. Elle est d’ailleurs devenue une immense prairie où, de temps en temps, des brebis sautent la barrière pour aller rejoindre un autre troupeau paissant sur une autre parcelle dont l’herbe est plus valorisée.
Ainsi, si l’on exclut les attributs dogmatiques des députés islamistes, les autres représentants, dont l’appartenance idéologique est plus qu’incertaine, n’ont qu’à faire des valeurs républicaines, décident en permanence de changer de camp ou de démissionner pour ensuite revenir sur leur décision.
Un autre cas n’a pas échappé à la vigilance de notre informateur. Slim Chiboub, hier encore l’un des piliers du système de corruption de proximité, recommence à gonfler ses plumes, se pavane fièrement dans les studios des radions et des télévisions et a en plus l’outrecuidance de nous faire part de ses opinions, aujourd’hui sur le sport, demain, pourquoi pas, sur la politique et les finances publiques.
Du prix des légumes, il y a de quoi faire un plat
Enfin, la question de l’affligeante cherté de certaines denrées pourtant essentielles était plus que jamais à l’ordre du jour. Nous avions tous convenu que le prix des légumes mettait en péril notre plat national. Le couscous aux légumes, ce marqueur identitaire, est devenu hors de portée voire révélateur de niveau d’aisance. De même qu’il nous a permis d’approfondir la réflexion sur la politique et le fait culinaire. La transition démocratique c’est aussi avoir de quoi vivre sans recourir à des produits de substitution. Or, dans ce domaine, les difficultés se font plus grandes pour le plus grand nombre au moment même où la consommation du superflu se diffuse largement parmi les classes populaires et où le désir de consommer comme les riches génère de plus en plus de frustrations.
C’est sur ces entrefaites que nous décidâmes de nous séparer non sans accompagner notre sympathisant du Front populaire à sa voiture. Une vieille relique qui atteint rarement la vitesse nonchalante du piéton et dont le moteur essoufflé a toujours besoin de notre coup de pouce pour démarrer.
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