Que la terre soit plate ou pas, que le fondement soit scientifique ou religieux, à chacun ses croyances, personne ne possède la vérité ! Voilà la grosse supercherie !
Par Marwen Bouassida *
De toute évidence, pour qu’une révolution soit digne de ce nom, elle doit non seulement changer le gouvernant mais aussi le gouverné. Si changer le premier se manifeste dans le changement du régime politique, changer le second se manifeste dans le changement de la conscience collective.
En ce sens, faire tomber une dictature, sans faire tomber le système de pensée qui l’a produite, c’est s’attaquer à la conséquence et non à la cause, c’est se condamner à l’échec, et peut-être pire, c’est s’autodétruire. «Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau», disait Saint-Just.
Depuis l’échec du printemps arabe et la montée de l’islamisme et du terrorisme qui en découle, les intellectuels ont commencé à nous offrir leurs analyses. Si les uns ont mis l’accent sur l’urgence de réformer l’islam – ce n’est qu’une demande de changer un endoctrinement par un autre; d’autres se sont mis plutôt à nous chercher des explications fumeuses, refoulement sexuels par-ci, excès de l’enseignement des sciences par-là. Ce n’est que pour citer les plus répandues.
Quoique ces analyses aient des approches différentes, elles ne fournissent aucune preuve scientifique de leurs affirmations, elles partagent alors une même nature : le dénialisme.
Qu’est-ce que le dénialisme ?
Dire que la terre est plate vous choque? Alors félicitations ! Vous n’êtes pas dénialiste !
Le dénialisme est bien ce que vous avez compris. C’est le rejet de la réalité et de la vérité; c’est le rejet de la raison et de la science. La psychologie comportementale le présente comme une volonté de nier le réel afin d’éviter des vérités empiriquement vérifiables pour des raisons psychologiques. Le dénialisme serait alors une pathologie, une pathologie bien répandue.
D’où vient cette pathologie?
La négation du réel et de la vérité n’est pas chose nouvelle; on la trouve depuis l’Antiquité chez certains sophistes et sceptiques grecs. Mais ce n’est pas l’Antiquité qui nous intéresse en l’occurrence, c’est plutôt la modernité, ou pour être juste la postmodernité.
En effet, le dénialisme est venu comme la conséquence de la méfiance à l’encontre de la science que le monde a connue après la Seconde Guerre Mondiale, après une longue période d’usage du discours scientifique dans la justification des atrocités, essentiellement commises par le régime soviétique et le régime nazi.
Bien que les prétentions de scientificité de ces discours soient réfutées par des rationalistes sceptiques, ce scepticisme s’est trouvé radicalisé au profit d’une thèse pour laquelle la raison humaine est incapable d’accéder à la vérité, la connaissance objective est illusoire, et celle-ci est relative à la personne qui l’adopte et avance, elle est relative à ses capacités cognitives, relative à sa construction psychologique, relative à sa culture, relative aux intérêts qu’elle défend, etc.
Ce relativisme, au demeurant noble d’intention, vue qu’il cherchait à émanciper l’humain de l’autorité du discours scientifique souvent prétentieux, a causé le discrédit de la science. Le relativisme s’est trouvé alors détourné pour devenir un dénialisme.
De l’académisme au populisme
La remise en question de la science, des faits et de la preuve, est souvent associée aux penseurs français dits postmodernistes. La vérité s’est trouvée discréditée pour être présentée comme instrument de pouvoir. Le rationalisme, une valeur défendue par les Lumières, s’est trouvé alors déconsidéré, présenté comme «un récit narratif» parmi d’autres, et accusé d’être la cause du totalitarisme, du racisme, du sexisme, de l’impérialisme, et tutti quanti…
Ce scepticisme généralisé ne s’est pas limité au milieu intellectuel et universitaire mais a infecté également le milieu social et politique.
C’est à travers des intellectuels publics influents que les thèses antiréalistes et antirationalistes, comme le relativisme et le constructivisme social, se sont répandues. Et les absurdités se ramassèrent à la pelle.
Bernard Henry-Lévy reprochait au rationalisme d’être la cause du fascisme. Michel Foucault faisait l’éloge de Khomeïni et de la Révolution Verte. Jean Baudrillard niait l’existence de la guerre du Golfe et la présentait comme une fiction télévisée. Bruno Latour déniait la mort de Ramsès II de tuberculose parce le virus – le Bacille de Koch – a été découvert trente siècles après sa mort. Et la liste est longue.
L’influence de ces thèses n’était pas moindre dans le monde, notamment dans les pays du Maghreb. Il suffit de feuilleter les bibliographies des mémoires et des thèses de sciences sociales et de sciences politiques pour se rendre compte de l’omniprésence des auteurs associés au courant postmoderniste comme Michel Foucault, Jacques Derrida et Jacques Lacan pour ne citer que quelques-uns.
C’est sous l’influence du relativisme postmoderne et du constructivisme social que se répandent chez nous des idées du genre : la science forme des esprits prédisposés au terrorisme, qu’il y a une raison arabe différente de la raison européenne, qu’il y a une science musulmane différente des autres sciences, que tout est interprétation, que personne ne possède la vérité, que celle-ci dépend du contexte, que l’argument scientifique et l’argument religieux se valent, que toutes les opinions et les convictions s’égalent, et des tas d’autres absurdités.
Si les thèses relativistes et constructivistes se sont développées dans des sociétés sécularisées et vaccinées contre le conservatisme religieux – ce qui réduit la gravité de leurs répercussions, cela n’est pas le cas dans les sociétés de traditions musulmanes.
En effet, la négation de l’existence d’une vérité objective a profité au discours islamiste. C’est normal. Dans un monde où l’humain est incapable de déterminer le vrai et le faux, c’est à Dieu de le faire. Et ce n’est pas par hasard de voir aujourd’hui des étudiants et des universitaires qui soutiennent encore des thèses réfutées depuis des siècles, et dont le seul fondement est religieux, du genre la planète terre est plate et au centre de l’univers, et que celles-ci doivent être acceptées comme valides au même titre que des thèses empiriquement vérifiables.
Après tout, que la terre soit plate ou pas, que le fondement soit scientifique ou religieux, à chacun ses croyances et à chacun ses goûts, personne ne possède la vérité ! Voilà la grosse supercherie !
Osez le réalisme !
Le réalisme est la position selon laquelle le monde extérieur existe indépendamment de nos esprits. Autrement dit, la terre est ronde que tu y crois ou pas, que tu sois religieux ou athée, que tu sois vivant ou mort, avec ou sans toi, elle est ronde. Ronde !
Le réalisme s’oppose ainsi au relativisme et au constructivisme social. Il atteste que le réel existe, et contrairement à un relativisme répandu, il ne dépend pas de celui qui le perçoit. La perception est elle-même étudiée aujourd’hui objectivement par les sciences cognitives.
Le réalisme est alors une position favorable à la science. C’est le développement des neurosciences cognitives et affectives qui l’appui. C’est pour cette raison qu’il est adopté par les scientifiques, et s’impose de plus en plus dans le milieu philosophique. Le réalisme, pourtant une position ancienne, se trouve ainsi réaffirmé. Et quoiqu’il se présente sous plusieurs variantes et plusieurs appellations telles que le réalisme contextuel, le réalisme spéculatif, le réalisme des choses, le nouveau réalisme etc., il semble annoncer la même chose : la fin de l’ère postmoderne, le commencement d’une ère plus rationaliste et moins dogmatique.
Pour une nouvelle renaissance arabe
La raison est universelle. Si un argument rationnel est valide pour une personne, il doit l’être aussi pour tout le monde.
La raison est ainsi la même. Et si sur une même chose, différentes personnes arrivent à avoir différentes conclusions, il ne s’agit pas là d’une différence de raison, mais de biais cognitifs et de brouilles intuitives.
La raison humaine est alors fragile et moins puissante que ce qui était cru à l’époque des Lumières. C’est ce qu’attestent les sciences cognitives. Cela peut réjouir les relativistes, les conservateurs, les dénialistes et leurs semblables, mais pas pour longtemps. Les sciences cognitives démontrent également qu’il n’y a pas d’autres moyens de résoudre nos problèmes que le recours à la raison !
Les limitations de la raison semblent être surmontables par la discussion critique. Il s’agit d’une discussion ouverte aux différentes opinions à condition que celles-ci se fondent sur le fait et la preuve. Cette discussion, adoptée dans le milieu scientifique, semble être une nécessité démocratique.
En effet, si en démocratie tout le monde a le droit de donner son opinion, l’égalité de droit à l’opinion ne veut pas dire une égalité de celle-ci. Comme l’ignorance et la connaissance ne se valent pas, les opinions non plus, seules les opinions fondées sur le fait et la preuve doivent compter. À défaut d’un tel procédé, la démocratie devient un anti-intellectualisme, une autodestruction.
Il en ressort que dans une démocratie : réaffirmer la raison, revendiquer les faits et exiger la preuve doivent devenir un réflexe citoyen, une manière de lutter contre les pathologies sociales et pour la santé publique.
La dérive dénialiste et son impact sur la démocratie, voire sur l’avenir de l’humanité – comme c’est le cas de la négation du réchauffement climatique anthropique, semblent attirer l’attention de plusieurs intellectuels en Europe et en Amérique du Nord depuis une dizaine d’années.
Ces derniers n’arrêtent pas de signaler l’urgence d’un retour à la raison. Il suffit de taper sur son moteur de recherches des expressions comme «Nouvelles Lumières», «New Enlightenment», «Enlightenment 2.0», etc., pour se rendre compte de la quantité énorme d’articles de presse et d’articles scientifiques qui plaident pour. Ces idées semblent se répandre encore plus ces derniers temps comme une réaction au cynisme de la politique dite de «post-vérité» et de «faits alternatifs».
Face à une telle conjoncture, il serait temps de rejoindre ce mouvement global. Il serait temps aux Tunisiens de profiter de la liberté politique pour s’émanciper de la pensée magique et embrasser la pensée logique. Il serait temps de remettre en cause la légitimité de tout ce qui est fondé sur des illusions. Il serait temps de se libérer et de libérer les autres. Il serait temps d’une nouvelle renaissance arabe.
* Etudiant chercheur en droit international et relations Maghreb-Europe.
**Illustration: Détail d’une miniature du XVIe siècle montrant des astronomes arabes de l’Observatoire de Galata. Crédit : Bibliothèque d’Istanbul, Turquie.
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