Un livre de gastronomie tunisienne comme un musée, un espace de souvenir et de mémoire; mais aussi comme un lieu de sauvegarde de chefs-d’œuvre en péril ou d’espèces en voie de disparition.
Par Slaheddine Dchicha *
Affirmer que la Tunisie constitue une exception relève désormais du mythe voire du cliché. Cliché aussi, l’évocation de son histoire multiséculaire ou l’énumération des différents peuples qui s’y sont succédé et des brillantes civilisations qui s’y sont métissées.
Pourtant, nombreuses sont les traces généreusement laissées par ces peuples et civilisations et elles contribuent pour beaucoup à la douceur et l’art de vivre tunisiens et notamment à l’habileté de dénicher les saveurs, de les combiner et de savoir les apprécier.
En effet, à lire le succulent carnet de cuisine de Jacqueline Bismuth, ‘‘Tunisie gourmande’’**, on reconnait sans peine, dans cette heureuse synthèse, plusieurs éléments des cuisines méditerranéennes, avec tout de même la prédominance des apports juif et tunisien. «Une cuisine juive tunisienne moderne, simplifiée, allégée qui sait valoriser les légumes et faire chanter les épices et l’huile d’olive.» (p.16)
L’empire des sens
Ce beau livre commence, en guise d’apéritif, par flatter la vue et le sentiment esthétique avant d’entreprendre la séduction des papilles. Dans une belle couverture cartonnée rouge comme le sang du drapeau tunisien se trouve sertie une main de Fatma stylisée dans un bleu qui évoque tout à la fois, le bleu du ciel en Tunisie à l’approche d’un soir d’été, celui de la mer à la Marsa et le bleu des portes et du fer forgé de Sidi Bou Saïd.
Comme tout bon repas, le livre s’ouvre sur l’apéritif, la fameuse Kémia tunisienne qui peut se réduire à : «… juste deux tranches d’œuf dur et quelques olives, trois cacahuètes, quelques tranches de pain grillé frotté à l’ail avec un peu de gros sel et d’huile d’olive…» (p.21), mais qui peut se compliquer et se multiplier au point de constituer un véritable repas mais uniquement dans les… bars et seulement pour les gros… buveurs !
A la maison, le repas se doit de s’ouvrir par au moins une entrée : outre le célébrissime break, on peut déguster une des innombrables soupes : soupe de borghol, velouté de fenouil, lablabi… mais on peut choisir aussi une parmi les diverses salades : méchouia, makbouba, caponata… à moins que l’on préfère un ajlouk ou un fricassé…
Après ces amuse-bouche, parfois copieux mais personne n’est obligé de finir son assiette et de tout engloutir, on peut passer au repas proprement dit, aux plats de résistance – vous avez bien sûr remarqué le pluriel ! le classique et international couscous dont certaines des variétés présentées ici sont quelque peu inconnus comme le couscous au carvi ou le couscous au potiron et fèves, se trouve en compétition avec d’autres plats un peu moins connus mais tout aussi savoureux et en particulier les tfinas.
Que l’on me pardonne, ma gourmandise va me faire dresser goulûment une liste à la Prévert : ragoût de gombos, mloukhia, leftia, alouettes sans tête, artichauts farcis à la ricotta, maakoud au poulet, poisson complet de la Goulette, pâtes à la boutargue, pizza sicilienne…
Et bien sûr, le gourmet termine son repas par des douceurs dont la liste est tout aussi interminable : tout le monde connaît les makrouds, les dattes farcis et les différentes tartes aux fruits, mais il faut goûter le sabayon à l’orange, les yoyos, les manicottis, les guisadas et autres ghreiba de pois chiches…
Conservatoire du goût
La centaine de recettes proposées sont magnifiquement agrémentées de photographies réalisées par Céline Anaya Gautier. La photographe a immortalisé l’auteur Jacqueline Bismuth et du coup, cette belle et élégante dame qui inspire la confiance et la sympathie et qui respire la gentillesse, la générosité et la joie de vivre, nous devient familière. Elle est tantôt dans ses ouvres en train de choisir ses légumes ses fruits (p.12) ou exerçant son art en exécutant ses recettes (pp.84, 92, 210, 224); tantôt posant en arborant simplement un sourire serein et doux (p.17).
Le restant des photographies représente bien sûr les plats et les ingrédients mais aussi des paysages et des étals. Parfois, certaines photographies composent de véritables tableaux abstraits (pp. 240-241, 246-247, 75) ou d’authentiques natures mortes comme la photo de l’emblématique couffin tunisien en page 91, symbole du pouvoir d’achat et baromètre de la situation sociale; d’autres fois, les photographies revêtent une allure malicieuse et insolite, voire surréaliste à l’instar de celle d’un splendide magasin de fruits et de légumes tout simplement baptisé «les cinq saisons» (pp. 18-19)
Comme un restaurant, l’ouvrage contient un livre d’or où sont recueillis les avis et impressions de quelques personnalités : le journaliste Serge Moati, sa sœur la romancière Nine Moati, la restauratrice Gilda Spizzichino, l’assistant-réalisateur Daly Okby et le cinéaste Farid Boughedir, réalisateur d’‘‘Un été à la Goulette’’ et de ‘‘Villa jasmin’’.
A l’instar de ces personnalités, le livre de Jacqueline Bismuth agira sur tous les Tunes et tous les Tunisiens comme une «Madeleine de Proust». Les souvenirs des odeurs et des saveurs du monde perdu de l’enfance vont se précipiter et entraîner dans leur dégringolade les glandes salivaires et, peut-être chez certains, les lacrymales aussi.
En ce sens, le livre est comme un musée, un espace de souvenir et de mémoire ; mais aussi comme un lieu de sauvegarde de chefs-d’œuvre en péril ou d’espèces en voie de disparition. Un musée? Un parc naturel? Peut-être, mais sûrement un conservatoire comme un conservatoire de musique ou de danse qui certes conserve un savoir et un savoir-faire mais pour les transmettre et ainsi les perpétuer.
* Universitaire.
**Tunisie gourmande, le carnet de cuisine de Jacqueline Bismuth, Ed. de La Martinière, 2017, 256p, 29,9€
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